Théologie

 

Situation des Provinciales dans l’histoire du christianisme et les controverses sur la grâce         

Les dix-huit Lettres provinciales rédigées par  Pascal de janvier 1656 à mars 1657, n’étaient que l’un des innombrables traités, pamphlets, libelles qui parurent ces années-là. L’actualité de l’époque était dominée par une âpre controverse religieuse au sujet de la grâce.                

L’un des mystères les plus profonds de la vision chrétienne de l’homme concerne les rapports entre le libre arbitre humain et la grâce de Dieu. D’une part, l’homme est intimement convaincu de la liberté de ses actes, et le christianisme affirme nettement cette liberté ; on pourrait même montrer que c’est lui qui en a imposé l’existence à la pensée occidentale. À cette liberté se rattachent évidemment la notion de mérite humain et la possibilité d’un châtiment. D’autre part, par suite de sa chute, l’homme est plongé dans la corruption ; et il ne saurait faire son salut sans que se penche sur lui la bienveillance paternelle de Dieu. L’homme déchu ne peut rien sans la grâce divine ; il ne peut même pas se rendre digne de la recevoir. Par conséquent, cette faveur divine est donnée gratuitement (gratia gratis data) aux hommes. Ceux qui sont sauvés le sont en vertu de la passion rédemptrice du Christ : l’humanité entière gisait dans le mal ; Dieu s’est fait homme en Jésus-Christ, en qui l’humanité a mérité la grâce du salut. Chaque homme choisit donc son destin par une décision de sa liberté, unie mystérieusement à l’influx de la grâce divine, méritée par Jésus-Christ. Tous les théologiens catholiques défendent simultanément la réalité du libre arbitre et la nécessité absolue de la grâce pour le choix du bien. Mais leurs conceptions diffèrent sur les rapports entre grâce et liberté : Saint Augustin (354-430), évêque d’Hippone, se heurta aux théories du moine Pélage, qui soutenait que l’homme peut agir bien et faire son salut sans la grâce ; que le péché originel n’a pas vicié la nature humaine, mais seulement introduit dans le monde l’exemple du mal, etc. L’évêque africain consacra plusieurs ouvrages à la réfutation de cette théorie qui rendait inutile la rédemption du Christ. Aussi devint-il le grand théologien de la grâce. Il admettait en particulier la prédestination gratuite, c’est-à-dire le fait que Dieu prédestine les hommes à la vie éternelle uniquement en fonction de son bon vouloir ; et la grâce efficace, ou grâce qui, sans abolir la liberté humaine, atteint infailliblement son but. Au XIIIe siècle, le dominicain saint Thomas d’Aquin élabore une théologie proche de celle de saint Augustin.

Mais au milieu du XVIe siècle, Calvin soutient que l’humanité a été totalement pervertie par le péché ; que Dieu donne à certains prédestinés une grâce qui les sauve sans qu’ils s’associent à l’influx divin par un libre arbitre qui n’existe pas.

Dans la seconde moitié du XVIe siècle, plusieurs théologiens, en particulier chez les jésuites, trouvant la synthèse augustino-thomiste trop rigide, s’efforcèrent d’affirmer plus nettement l’activité du libre arbitre. Leurs efforts trouvèrent leur plus célèbre expression dans un traité du jésuite Molina : Accord du libre arbitre avec les dons de la grâce divine (1588). On appela dès lors « molinisme » une théorie qui affirmait la prédestination en prévision des mérites et la grâce suffisante, ou grâce qui n’a son plein effet que si le libre arbitre adhère à elle.

Mais la Renaissance a fait connaître les Pères de l’Église. Les Œuvres complètes de saint Augustin avaient été publiées pour la première fois en 1506, puis deux autres éditions avaient suivi. L’augustinisme imprégnait la plupart des esprits. La réaction aux thèses de Molina fut donc vive, et la lutte allait durer un siècle. Rome évoqua l’affaire en 1597 : ce furent les Congrégations de Auxiliis (1597-1607), qui faillirent aboutir à la condamnation de Molina, mais ne se conclurent, au bout du compte, que par un décret interdisant toute publication sur ces matières (1611 et 1625). En réalité, cette défense fut souvent violée. C’est dans ce climat que Corneille Jansen (en latin Cornélius Jansenius), professeur à l’université de Louvain, puis évêque d’Ypres en 1636, entreprit de composer un livre où il se proposait de synthétiser les idées de saint Augustin sur la grâce, auquel il travailla de 1620 à sa mort, en 1638 : l’Augustinus, orme volume in-folio qui allait porter la lutte théologique à son paroxysme. Jansénius voulait en effet montrer que les molinistes ressuscitaient la vieille hérésie de Pelage. En 1638, il laissa son livre achevé, mais non publié. Ses amis se chargèrent de l’édition. Aussitôt, dans toutes les facultés d’Europe, les controverses se rallumèrent. En 1642, la bulle In eminenti du pape Urbain VIII condamna l’Augustinus, mais sans précisions particulières. En France, Richelieu, hostile à Jansénius, qui avait critiqué violemment sa politique dans un pamphlet latin en 1634, le Mars français, intriguait pour faire condamner le livre par la Faculté de théologie ; mais la Sorbonne comptait de nombreux augustiniens, et l’ouvrage était défendu aussi par le groupe influent des théologiens de Port-Royal.