P09 : Notes Wendrock

Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis [...], avec les notes de Guillaume Wendrock, II, Nouvelle édition, 1700, 2 vol, p. 16-42.

Ludovici MONTALTII Litterae provinciales de morali et politica jesuitarum disciplina, a Willelmo Wendrockio [...], e gallica in latinam linguam translatae, Coloniae, N. Schouten, 1658, p. 216-226.

 

Note première sur la neuvième lettre

Où l’on distingue la vraie dévotion à la sainte Vierge de la dévotion fausse et mal réglée.

Il n’y a rien les Jésuites aient accusé Montalte avec plus d’animosité, que d’avoir tourné en ridicule la dévotion envers la sainte Vierge. Leur apologiste et celui des casuistes rebattent cette calomnie en cent endroits. Et ce dernier va jusqu’à cet excès d’emportement, que d’exciter par cette raison le peuple à prendre les armes pour réduire le monastère de Port-Royal en cendre. Je rapporterai dans la suite le passage entier avec les autres calomnies de cet auteur.

Ce que je réponds au reproche que les Jésuites font ici à Montalte, c’est que rien n’est plus capable que ces clameurs de convaincre toutes les personnes éclairées que les Jésuites ne se mettent point en peine de violer toutes les règles de la vérité et de la sincérité, pourvu qu’ils satisfassent leur haine et leur médisance. Car qui a jamais parlé plus religieusement et plus sagement que Montalte sur la dévotion envers la sainte Vierge ? Et qui pourra désormais être à couvert de la calomnie des Jésuites, s’ils lui font un crime de ce passage qui est le seul endroit où il ait marqué ses sentiments sur cette matière.

« Je sais, dit-il, dans sa neuvième lettre, que les dévotions à la Vierge sont un puissant moyen pour le salut : et que les moindres sont d’un grand mérite, quand elles partent d’un mouvement de foi et de charité comme dans les saints qui les ont pratiquées ; mais de faire accroire à ceux qui en usent sans changer leur mauvaise vie, qu’ils se convertiront à la mort ou que Dieu les ressuscitera, c’est ce que je trouve bien plus propre à entretenir les pécheurs dans les désordres par la fausse paix que cette confiance téméraire apporte, qu’à les en retirer par une véritable conversion que la grâce seule peut produire. »

Il n’est plus question, mes pères, de faire du bruit et d’imposer des crimes sans en apporter la moindre preuve. Répondez, marquez d’une manière claire et précise ce que vous trouvez à reprendre dans ce passage de Montalte. Et j’espère de démontrer que votre censure ne sera pas seulement téméraire, mais encore pleine d’erreur.

Mais pourquoi vous faire expliquer ? Votre accusation générale ne fait-elle pas assez connaître ce que vous prétendez, et en quelle erreur vous êtes ? Car sans doute vous ne reprenez pas Montalte de ce qu’il loue la véritable dévotion envers la sainte Vierge. De quoi le reprenez-vous donc, si ce n’est de ce qu’il condamne la confiance téméraire qu’on fonde sur cette dévotion, et de ce qu’il combat ceux qui sans penser à changer de vie se flattent qu’ils seront sauvés, pourvu qu’ils ne manquent point à de certaines pratiques extérieures de dévotion envers la sainte Vierge ?

Cette dévotion qu’on ne peut condamner sans impiété selon les Jésuites, n’est donc autre chose que cette assurance du salut qu’on donne à ceux qui récitent quelques prières en l’honneur de la sainte Vierge, quoi qu’ils demeurent toujours dans les mêmes crimes et dans les mêmes habitudes de péché.

Si c’est là le crime dont ils accusent Montalte, il ne le désavoue pas, il s’en glorifie : et pour moi non seulement j’avoue avec lui que j’en suis coupable ; mais je me sers de cette accusation même pour les accuser à mon tour, le reproche qu’ils font à Montalte étant un aveu qu’ils approuvent les erreurs qu’il a reprises dans leurs casuistes.

On sait les abus qui se sont introduits dans la dévotion à la sainte Vierge. Il est arrivé à cet égard ce que nous voyons arriver tous les jours à l’égard des autres vertus. Le démon substitue en leur place de certains vices qui y ont rapport. Il les couvre des apparences de la vertu. Il attire les hommes par ces dehors spécieux, et les trompe par la fausse sécurité, où cette vaine image du bien les entretient. Il a de même substitué au lieu de la vraie dévotion envers la sainte Vierge, le fantôme d’une dévotion hypocrite, par laquelle il séduit une infinité de gens qui prennent l’ombre pour la vérité même.

C’est avec raison que les catholiques regardent la Vierge, comme un modèle parfait de toutes les vertus. C’est avec raison qu’ils honorent en elle la plénitude de grâces dont Dieu l’a comblée, qu’ils ont recours à elle dans leurs besoins, et qu’ils plaignent la folie des hérétiques, qui se privent eux-mêmes, et qui veulent priver l’Église d’un si puissant secours. L’intercession de Marie est utile aux innocents et salutaire aux pénitents. Il est juste que nous nous adressions à elle pour avoir accès auprès de son Fils, puisque c’est par elle que ce même fils nous a été donné. Il n’y a rien d’outré dans les louanges qu’une piété tendre, mais éclairée, lui a fait donner par saint Cyrille, par saint Jean de Damas, par saint Bernard, et par tous les saints qui les ont suivis. Enfin il y aurait non seulement de la faiblesse d’esprit, mais aussi de la témérité et de la présomption à rejeter ou à condamner les pratiques extérieures de dévotion établies en son honneur et reçues dans l’Église, soit qu’elles consistent en des prières qu’on répète un certain nombre de fois, ou en d’autres exercices semblables.

C’est pourquoi rien n’est plus ridicule aux hérétiques que de s’emporter contre ces sortes de pratiques qui sont bonnes en elles-mêmes, et qui sont saintes et agréables à Dieu, lorsqu’elles naissent de la charité, comme si c’étaient les plus grands abus du monde, comme si elles n’avaient pas été en usage dès les premiers siècles de l’Église, et enfin comme si ce n’était pas une chose très convenable à la nature de l’homme qui est composé d’un corps et d’une âme, que de lui témoigner par des actions extérieures la piété qu’il a dans le cœur, et de lui prescrire même des pratiques qui règlent ces actions extérieures, et raniment sa piété intérieure.

Le culte de la sainte Vierge est donc saint : les pratiques de dévotion par lesquelles on l’honore sont saintes : et la confiance en son intercession n’est point vaine, mais très juste et très salutaire. Néanmoins cette dévotion, cette confiance, cette piété, quand elle est véritable est toujours accompagnée de certaines vertus qui la distinguent de cette fausse dévotion, dont nous avons parlé, qui tâche de contrefaire la véritable.

Le premier caractère de la vraie dévotion, est de ne point confondre le culte qui est dû à la sainte Vierge avec celui qui est dû à Dieu. Il n’y a point de catholique, s’il n’est tout à fait simple et grossier, qui ignore combien le culte qu’on rend à la sainte Vierge, est différent de l’adoration suprême que nous devons à Dieu. Cependant il se trouve beaucoup d’auteurs qui se laissent emporter à leur zèle n’évitent pas assez soigneusement cet écueil. M. l’évêque de Grasse reprend avec justice ces dévots indiscrets dans la préface de ses poésies : et tous les autres catholiques les blâment de même, de ce que par ces éloges outrés ils diminuent la gloire qui est due à la Majesté de Dieu et déshonorent véritablement Marie, qui étant comblée, comme dit saint Bernard, de tant de véritables titres d’honneur, n’a pas besoin qu’on lui en attribue de faux.

Un autre caractère de la véritable dévotion à la sainte Vierge, c’est de ne point se terminer à la Vierge, mais de tendre à Dieu, de se rapporter à lui, et enfin de s’arrêter et de se reposer en lui. Car on ne peut honorer la sainte Vierge autrement qu’on ne l’aime. Or on ne peut l’aimer que pour Dieu, tout amour de la créature devant se rapporter à l’amour de Dieu, et être comme absorbé dans l’amour de Dieu. Ce que saint Augustin explique admirablement bien au commencement de son livre De doctrina christiana ; où après avoir posé ce principe ; que jouir d’une chose c’est l’aimer pour elle-même, il marque ensuite quelles sont les choses dont on doit jouir en ces termes : Les choses dont on doit jouir, dit-il, sont le Père, le Fils et le saint Esprit qui ne sont qu’une chose unique et souveraine qui se communique à tous ceux qui en jouissent.

Au contraire la fausse dévotion feint d’honorer et d’aimer tellement Marie qu’elle ne veut rien aimer que Marie, qu’elle l’honore et se dévoue à elle seule, sans aucun rapport à Dieu, qu’elle comble de louanges vaines et puériles, pour ne rien dire de plus fort, et enfin qu’elle s’attache bien moins à considérer en elle les vertus qui l’on rendue si agréable à Dieu, comme son humilité, sa pauvreté, sa simplicité, sa patience, qu’à admirer sa gloire, sa puissance et son élévation : parce qu’aimant ces choses pour elle-même, une secrète cupidité les lui fait louer dans Marie.

En troisième lieu la dévotion véritable et solide ne met sa confiance dans toutes ces pratiques extérieures, par lesquelles on honore la sainte Vierge, qu’autant qu’elles sont accompagnées de mouvements intérieurs d’une piété sincère qui en doit être le principe. Elle s’en sert à la vérité comme d’un moyen pour attirer la miséricorde de Dieu : mais elle sait qu’on ne peut être sauvé que par l’amour qu’on a pour Dieu, par la pratique des bonnes œuvres, par l’exacte observation des commandements, par la pénitence continuelle, et par la mortification des passions. C’est pour obtenir ces vertus qu’elle a principalement recours à l’intercession puissante de Marie. Elle ne se contente pas de lui adresser des vœux stériles et des prières languissantes : elle tâche de mériter sa protection par une imitation fidèle de ses vertus : elle sait que c’est la manière la plus efficace de prier. Dans la prière il n’y a que l’amour qui fléchisse la miséricorde de Dieu, il n’y a que l’amour qui soit exaucé. Or l’amour ne peut être oisif. Plus il est grand, plus il est agissant et plus il s’efforce de se rendre semblable à ce qu’il aime. Celui donc qui imite beaucoup Marie, l’aime beaucoup : celui qui l’imite peu, l’aime peu : et celui qui ne l’imite point, ne l’aime point, et par conséquent ne la prie point. Quand il passerait les jours entiers à réciter des prières en son honneur, il serait toujours du nombre de ceux dont l’Écriture dit : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est bien éloigné de moi [En note : Matth. c. 15. v. 8].

Par ces caractères de la vraie dévotion il est facile de comprendre combien ceux-là se trompent qui ne pensant en aucune manière à quitter leurs vices, à réprimer leurs passions déréglées, et à marcher dans la voie étroite de l’Évangile, s’imaginent être fort dévots à la Vierge, et se flattent que Dieu leur fera miséricorde à l’article de la mort, parce qu’ils portent un scapulaire et qu’ils récitent tous les jours de certaines formules de prières.

Peut-on espérer que Marie pauvre, et mère de Jésus-Christ pauvre mette au rang de ceux qui l’honorent des gens qui méprisent sa pauvreté et celle de son fils, et qui ne sont occupés toute leur vie que du soin d’amasser des richesses ? Une Vierge pure et humble écoutera-t-elle les prières de ceux qui sont continuellement dans les plaisirs des sens ou uniquement possédés du désir des honneurs ? Ce n’est pas la prier, c’est lui insulter que de ne la point imiter. Car ce que dit saint Augustin [En note : in Ps. 30] est très véritable : « Que ceux qui aiment les choses que Jésus-Christ n’a point voulu avoir, pour nous montrer le mépris qu’il en faisait, le méprisent lui-même et méprisent ses serviteurs. Car tous ceux qui veulent suivre les traces de leur maître, et être humbles comme ils savent qu’il l’a été, sont aussi méprisés en Jésus-Christ comme membres de Jésus-Christ. Or lorsque le chef et les membres sont méprisés, tout Jésus-Christ est méprisé. »

C’est donc une témérité, et une folie à ceux qui sont dans cet état malheureux d’espérer la protection de Marie, pendant qu’ils ne font pas le moindre effort pour en sortir, et qu’ils demeurent au contraire volontairement dans tous leurs désordres, trompés par cette fausse espérance qu’ils se convertiront un jour. Ceux qui leur inspirent une telle confiance, quels qu’ils paraissent à l’extérieur, sont des imposteurs publics, qu’on doit regarder comme des séducteurs des âmes, et comme de faux prophètes, qui ne donnent qu’une paix trompeuse et non la paix de l’Évangile, comme les ministres et les instruments de ce fort armé dont il est dit que lorsqu’il garde sa maison, tout est en paix [En note : Luc c. 11. V. 21].

Au contraire un pasteur prudent qui préfère le salut des âmes à ses propres intérêts, bien loin d’entretenir cette dangereuse paix, fait tout ce qu’il peut pour la détruire et la troubler, en inspirant la crainte des jugements de Dieu. Il n’éloigne pas pour cela les pécheurs de la dévotion à la sainte Vierge : il les y exhorte plutôt : mais en leur apprenant en même temps que cette dévotion est trompeuse et inutile si elle n’est accompagnée d’une conversion du cœur à Dieu, qui soit ferme, solide, et sincère, c’est-à-dire non interrompue par des rechutes fréquentes, mais confirmée par la suite d’une vie chrétienne et uniforme. Car c’est en cela seul que l’apôtre saint Pierre fait consister toute la confiance que nous pouvons avoir de notre salut en cette vie : Efforcez-vous, dit-il [En note : 2. Ep. c. 1. v. 10.], d’affermir votre vocation et votre élection par de bonnes œuvres. Car agissant de cette sorte vous ne pécherez jamais. Au lieu qu’on doit presque mettre toutes ces pratiques extérieures de piété, quelles qu’elles soient, au rang des observances dont Jésus-Christ disait aux Pharisiens [En note : Matt. c. 23. v. 23] Qu’il fallait pratiquer ces choses, sans néanmoins omettre les autres.

Ces traditions pharisaïques, quoi qu’indifférentes en elles-mêmes, et quelquefois même bonnes et utiles pour porter les hommes à la piété, étaient néanmoins nuisibles et pernicieuses à quelques-uns par la mauvaise disposition de leur cœur, parce qu’ils s’y attachaient trop fortement et qu’elles leur faisaient négliger d’observer les commandements les plus essentiels. Il en est de même de plusieurs pratiques extérieures par lesquelles on honore la sainte Vierge. Quoique bonnes en elles-mêmes, elles deviennent souvent pernicieuses à beaucoup de gens par le mauvais usage qu’ils en font. Ils s’y attachent avec trop d’ardeur. Ils les préfèrent à leurs devoirs les plus essentiels. Ils y établissent leur confiance et contents de nettoyer le dehors du plat, selon l’expression de Jésus-Christ, ils ne se mettent pas en peine d’acquérir la piété véritable et intérieure, ni de marcher dans la voie étroite de l’Évangile.

Mais il n’est pas étonnant que ce dérèglement se rencontre dans cette dévotion indiscrète à la s. Vierge, puisqu’il se rencontre dans le culte même que l’on rend à Dieu, et dans la confiance qu’il nous commande d’avoir en sa miséricorde. Car il y en a plusieurs qui se confient tellement dans la seule miséricorde de Dieu, que ne redoutant point sa justice, ils s’amassent, comme dit l’Apôtre [En note : Rom. c. 2. v. 5] par la dureté et l’impénitence de leur cœur un trésor de colère, pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu.

L’esprit de l’homme est naturellement porté au pharisaïsme, et à mettre la confiance de son salut dans quelques cérémonies extérieures. Il y trouve une facilité qui accommode sa paresse. La cupidité ne s’y oppose point ; l’éclat qui accompagne cette piété extérieure flatte au contraire les sens. C’est pourquoi quand on dit aux gens du monde qu’ils seront sauvés s’ils récitent quelques prières, s’ils portent certaines images à leur cou, ou s’ils pratiquent quelque autre dévotion semblable ; quoique la raison et la foi leur disent le contraire, ils veulent bien néanmoins se tromper eux-mêmes. Ils croient véritable ce qu’ils désirent qui le soit. Débarrassés par là des remords de leur conscience qui auparavant les troublait de temps en temps, ils s’abandonnent librement à leurs passions, et entassant sans crainte crimes sur crimes, ils attendent sans s’inquiéter cette conversion dont on les flatte à l’heure de la mort.

Je suis persuadé que les Jésuites eux-mêmes n’ignorent pas combien cet abus est dangereux, et combien il est commun. Tous les livres qui tendent à l’augmenter ou à le fortifier, sont donc pernicieux aux fidèles, injurieux à la s. Vierge, et préjudiciables à l’Église par le scandale qu’ils donnent aux hérétiques. Or tels sont les livres qui se bornent uniquement à ces dévotions extérieures, qui enseignent qu’on y doit mettre la confiance de son salut, et qui ne parlent ni de changement de vie, ni de la nécessité de marcher dans le chemin étroit de l’Évangile, et de faire une pénitence continuelle, ni de la charité, ni enfin des autres devoirs essentiels du christianisme. Car quand même toutes les dévotions qu’ils recommandent, seraient bonnes et utiles en elles-mêmes, elles cessent de l’être dès qu’on les sépare des devoirs essentiels de la religion, et elles conduisent non à une vertu chrétienne, mais à une vertu purement pharisaïque.

Je crois que tout le monde comprend assez, sans que j’en avertisse, que je veux parler du livre du Père Barry. Ainsi Montalte a raison de le reprendre de cela seul qu’il promet le salut éternel à ceux qui pratiquent quelques légères dévotions extérieures. Car je passe sous silence que cet auteur, de même que plusieurs autres écrivains semblables, séparent tellement le culte que l’on rend à Marie, de l’amour de Dieu, qu’il semble à les entendre, qu’il soit permis d’en demeurer à Marie, et que nous ne soyons pas obligés de rapporter à Dieu l’honneur que nous lui rendons. Il y en a qui ont été jusqu’à cet excès que de dire que l’on doit aimer la beauté de Marie pour elle-même. Et ce qui n’est pas moins insensé, pour ne pas dire impie, le père Barry enseigne [En note : Le paradis ouvert à Philagie, 8e dévotion] qu’on peut recevoir l’Eucharistie pour honorer les reliques de Marie. Ce sont ces excès qui ont donné occasion à toutes ces questions absurdes et ridicules qui font le scandale de l’Église, et le sujet des railleries des hérétiques. Le p. Raynaud Jésuite en a ramassé et réfuté la plus grande partie dans un livre [En note : intitulé Diptyca Mariana] qu’il a fait sur ce sujet, où il combat souvent le père Barry sans le nommer. Plût à Dieu qu’il ne se fut pas quelquefois oublié lui-même à l’exemple de ceux qu’il réfute.

Vous n’avez donc aucun sujet, mes pères, de blâmer Montalte de ce qu’il a réprimé l’imprudence de Barry, puisque vous voyez que vos confrères mêmes n’ont pu la souffrir. Pourquoi n’aurait-il pas découvert les pièges que le diable cache sous cette piété apparente envers la sainte Vierge ; puisqu’il ne faisait que suivre en cela le sentiment de tous les gens de bien, et de quelques Jésuites mêmes qui gémissent de voir tant d’âmes qui se laissent séduire par cet artifice ? Car rien n’est plus ordinaire à ceux qui donnent des règles de piété, que d’avertir ceux qu’ils instruisent, que c’est en vain qu’ils espèrent le secours de Marie, s’ils n’ont une résolution sincère de changer de vie, et de se convertir.

Pour vous en citer un témoin qui ne soit pas suspect, n’est-ce pas ce qu’enseigne votre p. S. Jure ? Je n’ai point encore vu les ouvrages qu’il a publiés qu’on dit être en grand nombre. Je n’ai lu que ce livre qu’il nous a donné de la vie de M. de Renti, que je trouve très utile, et écrite d’une manière édifiante, si on en retranche je ne sais quelle histoire d’un duel qui y est loué comme une action héroïque [En note : On pourrait ajouter, et plusieurs endroits qui ne le sont pas assez, sans s’éloigner en cela du sentiment de Mr. Nicole. Il avouait à ses amis qu’il ne l’avait pas lu avec attention, et qu’il ne méritait rien moins que les louanges qu’il donne ici]. Or le p. S. Jure rapporte dans cette vie un écrit de ce saint homme, où il met cette fausse confiance en la sainte Vierge parmi les ruses du démon. « D’autres, dit-il [En note : 3. part. ch. 2. § 2. p. 242], établissent toute leur espérance en la sainte Vierge, aux saints, et en des dévotions particulières, lesquelles sont fort bonnes quand elles sont fondées sur la repentance de ses péchés, et sur la vraie conversion du cœur. Mais ils s’abusent lourdement d’espérer du secours de la sainte Vierge et des saints, et d’avoir part à la communion de leurs mérites, s’ils ne veulent quitter leurs vices.

Montalte dit-il autre chose dans le passage que l’on attaque ? Et n’est-ce pas une injustice visible aux Jésuites de blâmer dans leurs adversaires, ce qu’ils louent dans leurs auteurs. Bien loin donc de se plaindre de Montalte de ce qu’il a blâmé en quelques choses le p. Barry ; ne devaient-ils pas plutôt lui savoir bon gré de ce qu’il a passé sous silence les absurdités et les impertinences de ce genre, qu’il aurait pu relever dans un grand nombre de leurs autres écrivains ? Il leur serait inutile de les couvrir du nom de dévotion envers la sainte Vierge. La dévotion et la piété chrétienne est sérieuse, solide, et surtout ennemie des fables et des mensonges dont ces livres sont tous pleins.

On aurait même eu droit de condamner ce ramas qu’ils font d’une infinité de pratiques différentes et de petites dévotions. Car quoiqu’elles ne soient point mauvaises en elles-mêmes, elles blessent néanmoins la majesté de notre religion, accoutument à une piété molle, et exposent l’Église aux railleries des hérétiques. Ce n’est pas assez pour les approuver, comme ils se l’imaginent, qu’elles aient été observées par des personnes très pieuses. Car les saints animés de l’Esprit de Dieu font bien des choses très saintement, que d’autres font très mal à leur exemple ; parce que n’étant pas remplis de charité comme eux, ils n’imitent que l’extérieur et l’ombre de ces dévotions.

Ç’a donc été une grande imprudence au p. Barry de ramasser toutes ces dévotions particulières, et de les répandre comme il a fait dans toute l’Église, pendant qu’il y en a tant d’autres autorisées par l’Église et par la pratique commune de toutes les personnes de piété. On ne doit pas néanmoins, et je le répète encore, porter les fidèles à ces dévotions mêmes qu’en leur apprenant en même temps, qu’elles leur seront inutiles, si elles ne sont accompagnées d’un amour sincère pour Dieu, qui renferme seul tout le culte évangélique ; par lequel on adore Dieu en esprit et en vérité. « L’amour, dit saint Augustin, est le culte qu’on doit rendre à Dieu, et on ne l’adore qu’en l’aimant. »

 

Note II

Que Montalte a gardé une parfaite équité, en rapportant,

et en censurant, comme il a fait,

l’opinion de Bauny, sur le crime que commettent ceux qui abusent d’une fille,

et que c’est très injustement que les Jésuites l’accusent des calomnie.

Bauny enseigne que celui qui abuse d’une fille de son consentement, ne pèche point contre la justice qui est due à ses parents. Voici ses paroles que Montalte a rapportées [En note : Dans sa neuvième lettre]. « Quand cela se fait, dit-il, du consentement de la fille, quoique le père ait sujet de s’en plaindre, ce n’est pas néanmoins que ladite fille, ou celui à qui elle s’est prostituée, lui aient fait aucun tort, ou violé pour son égard la justice. Car la fille est en possession de sa virginité aussi bien que de son corps : elle en peut faire ce que bon lui semble à l’exclusion de la mort, ou de retranchement de ses membres. »

Montalte condamne avec raison cette opinion comme manifestement contraire au bon sens. L’apologiste se récrie sur cette condamnation, et pour en faire le sujet d’une Imposture, il suppose faussement que Montalte attribue à Bauny d’enseigner : Qu’une fille ne pèche point du tout en se prostituant, parce qu’elle est en possession de sa virginité, aussi bien que de son corps.

Mais il suffit de lire cette lettre pour connaître l’injustice de cette imposture. Car Montalte ni personne n’a jamais attribué cette opinion à Bauny, quoi qu’il se soit exprimé en des termes qui ne souffrent presque pas un autre sens. Car que veulent dire ces paroles : Une fille est en possession de son corps : elle en peut faire ce que bon lui semble, à l’exclusion de la mort, ou du retranchement de ses membres ? S’il veut parler d’un pouvoir physique, une fille peut aussi bien retrancher ses membres, que prostituer sa virginité : et s’il ne veut parler que d’un pouvoir moral et légitime, il ne lui est pas plus permis de faire un mauvais usage de son corps, que de se retrancher un membre.

Mais quoi que les termes de Bauny portassent très naturellement à ce sens, Montalte néanmoins a eu l’équité de les interpréter plutôt par l’intention de Bauny qu’il croyait avoir été très éloigné d’approuver un si grand excès, que par la signification superficielle d’une expression imprudente, qui naturellement présentait cet horrible sens à l’esprit. C’est ce qui rend les Jésuites tout à fait inexcusables. Ils devraient rougir de corrompre les expressions les plus innocentes de leurs adversaires, et de leur attribuer de mauvais sens cachés, dans le temps même que leurs adversaires interprètent favorablement dans les casuistes des paroles très criminelles en elles-mêmes, ou au moins très équivoques.

Montalte n’a donc repris qu’une seule chose dans l’opinion de Bauny, qui est qu’il nie que l’on fasse tort aux parents d’une fille en abusant d’elle : ce qui est contraire à toutes les lois et à toute sorte d’équité. C’est pourquoi saint Thomas distingue ce crime de la simple fornication, comme une espèce particulière d’impureté, de même que l’adultère. Et la raison qu’il en apporte, c’est, dit-il, qu’une fille est sous la puissance de ses parents, comme une femme est sous celle de son mari.

Les Jésuites pèchent donc doublement en ce qu’ils défendent l’opinion pernicieuse de Bauny, et en ce qu’ils calomnient injustement et ridiculement Montalte, au lieu de lui avoir obligation de l’équité si exacte qu’il a gardée avec eux.

 

Note III

Réfutation de l’opinion épicurienne d’Escobar sur les plaisirs des sens.

Je ne puis m’empêcher de rapporter ici la doctrine honteuse de l’apologiste des casuistes, qui non content d’avouer et de défendre l’opinion épicurienne d’Escobar, enchérit encore par-dessus. Plusieurs bons théologiens, dit-il, « enseignent qu’il n’y a pas plus de mal à rechercher sans nécessité le plaisir du goût, qu’à procurer la satisfaction de la vue, de l’ouïe, et de l’odorat. Et plusieurs tant philosophes que théologiens tiennent que ces contentements des sens sont indifférents, et qu’ils ne sont ni bons, ni mauvais : Que si vous aviez, Monsieur le secrétaire, (ajoute-t-il, en s’adressant à Montalte) la première teinture des sciences, vous n’auriez pas condamné ces opinions qui sont probables. »

Mais vous-même, si vous aviez les premières teintures de la piété, et de la vraie théologie, auriez-vous jamais osé proposer à des chrétiens des maximes si honteuses et si opposées à l’Évangile ? Est-ce donc que l’objet de la tempérance chrétienne est uniquement de nous détourner des plaisirs défendus, ou qui nuisent à la santé ? À ce compte Épicure, et tous les philosophes voluptueux ont été tempérants ; car ils condamnent les excès qui nuisent à la santé.

« Ils n’ont jamais approuvé, dit Cicéron [En note : l. 2. de finib.], ces gens qui mangent jusqu’à rejeter honteusement ce qu’ils ont pris, ces gens qu’on est obligé d’emporter à la sortie de la table, qui s’y remettent encore tout ivres, qui comme l’on dit communément, n’ont jamais vu lever, ni coucher le soleil, et qui mangeant ainsi tout leur bien, se réduisent à la mendicité. Ces philosophes, dit le même auteur, voulaient d’honnêtes gens qui se fissent servir proprement, et par les meilleurs officiers, dont la table fut toujours servie de ce qu’il y avait de plus exquis en chair, et en poisson, et qui en faisant la chère la plus délicate évitassent de manger jusqu’à l’indigestion.

Tel était Thorius ce fameux épicurien, dont Cicéron parle au même endroit. Il ne se refusait, dit-il, aucune sorte de plaisirs. Mais il savait tellement les ménager, que cette abondance ne nuisait point à sa santé. Il ne se mettait jamais à table qu’avec un grand appétit qu’il se procurait par un exercice modéré. On lui servait les viandes les plus délicates, et en même temps les plus faciles à digérer. Son vin était délicieux, et point malfaisant. Il avait un teint frais, une santé parfaite, tous les agréments possibles : en un mot il menait la vie la plus agréable qu’on puisse s’imaginer. »

Voilà qu’elle était la tempérance selon les épicuriens, et encore selon les épicuriens qui passaient pour les plus sensuels. Car il y en avait d’autres plus austères, qui mettaient le souverain plaisir à manger des légumes, la tempérance d’Escobar et des Jésuites n’en est pas différente. Ainsi ils peuvent se vanter d’avoir pour auteurs de leur opinion Épicure, et toute cette secte de voluptueux.

Que s’ils veulent chercher aussi des défenseurs parmi ceux qui ont fait profession d’adorer Jésus-Christ, ils en trouveront parmi les pélagiens. Car Julien qui a eu sur ce sujet une grande dispute avec saint Augustin, ne prétendait rien que ce que les Jésuites prétendent aujourd’hui. Il niait que la concupiscence fût un mal, et soutenait fortement que par conséquent tous les plaisirs des sens étaient licites, pourvu qu’on ne se portât qu’à des choses permises. Mais s. Augustin en le réfutant a marqué quelles étaient les bornes que prescrivait la tempérance chrétienne. Et ces bornes sont également opposées à la licence que Julien et les Jésuites après lui tâchent conjointement d’autoriser.

« Lorsque la nature, dit-il [En note : l.4. in Jul. c. 14], demande ce qui lui est nécessaire, cela ne s’appelle point cupidité, mais faim ou soif. Mais quand après avoir pris son nécessaire on est tenté du désir de manger, alors c’est cupidité, c’est gourmandise, et il ne faut pas la satisfaire, mais lui résister. Un poète même a distingué ces deux choses la faim et le désir de manger. Car faisant la description du repas que les compagnons d’Énée firent sur le bord de la mer, après avoir essuyé une violente tempête, et jugeant bien que des gens en cet état se contentent de prendre ce qui leur est absolument nécessaire, il dit seulement qu’ils apaisèrent leur faim.

Postquam exempta fames epulis mensaeque remotae.

Mais quand il décrit la manière dont le roi Evandre reçut le même Énée, il parle autrement du festin que le roi lui fit. Il ne se contente pas de dire que la faim fut apaisée : il ajoute que l’appétit et le désir de manger y furent entièrement satisfaits.

Postquam exempta fames et amor compressus edendi.

Combien sommes-nous plus obligés de savoir discerner ce que demande la nécessité, et ce que demande la cupidité, nous qui devons réprimer par l’esprit les passions de la chair, qui devons mettre notre plaisir selon l’homme intérieur dans la loi de Dieu, et ne point troubler la tranquillité de ce plaisir par la recherche des plaisirs des sens ? Car ce n’est pas en mangeant qu’il faut réprimer ce désir que nous sentons de manger au-delà de la nécessité : c’est en s’abstenant de manger. Qui est l’homme sobre qui n’aimât mieux satisfaire, s’il était possible, à la nécessité de la nature, sans ressentir ce plaisir sensible et grossier qu’on ressent en mangeant, et prendre les aliments dont il aurait besoin de la même manière que nous respirons l’air ?

Ce qu’il dit ici du goût, il l’enseigne un peu auparavant généralement de tous les sens. Ignorez-vous, dit-il à Julien, ou feignez-vous d’ignorer la différence qu’il y a entre ces trois choses qui se rencontrent dans l’opération de nos sens, la vivacité, l’utilité, et la nécessité du sentiment, et entre la concupiscence, ou le désir du plaisir qui est joint au sentiment. La vivacité du sentiment est cette subtilité et cette délicatesse des organes qui fait que les uns aperçoivent plus parfaitement que les autres les qualités des objets, et discernent mieux qu’elle en est la nature. L’utilité du sentiment est ce discernement qui nous fait choisir ce qui est propre à la conservation de notre vie et de notre corps, qui nous fait approuver ou rejeter, rechercher ou éviter les objets qui se présentent à nous. La nécessité du sentiment est cette impression que les objets qui frappent nos sens y font même malgré nous. La concupiscence enfin et le désir du plaisir sensible dont il s’agit seulement ici, est cet attrait que nous sentons dans notre chair, ce désir que nous avons pour les plaisirs sensibles, soit que notre esprit y consente, soit qu’il y résiste. Et c’est cette concupiscence qui est l’ennemie de la sagesse, et qui est opposée aux vertus. »

Et un peu après : « On ne peut nier, dit-il, que notre âme ne soit excitée à aimer la piété par le chant des divins Cantiques. Cependant si en suivant les désirs de la concupiscence nous mettons notre plaisir dans le chant et non dans les paroles des cantiques, nous faisons mal. Combien donc sommes-nous plus criminels, si nous nous plaisons à des chansons vaines ou même licencieuses.

Les trois autres sens, ajoute-t-il, sont plus matériels et plus grossiers. Ils n’agissent que sur les objets qui sont près de nous, et ne s’étendent point à ceux qui en sont éloignés. L’odorat discerne les odeurs, le goût, les saveurs ; le toucher les différentes qualités des corps. Car le sentiment qu’excite en nous une chose qui est chaude ou froide, n’est pas le même que celui qu’y excite une chose unie ou raboteuse, et celui que nous avons en touchant une chose molle et dure, est très différent de celui que nous avons en soupesant une chose légère ou pesante. Or ce qu’il faut dire touchant ces sentiments, c’est que quand nous évitons les choses qui nous en donnent d’incommodes, comme sont les mauvaises odeurs, les viandes amères, le chaud, le froid, c’est l’utilité, et non le désir du plaisir, ou la concupiscence qui nous porte à éviter toutes ces choses. Et à l’égard de celles qui ayant des qualités contraires nous causent des sentiments convenables à notre nature, si elles ne sont point nécessaires pour la conservation de notre vie, ou pour éloigner de nous quelque douleur ou quelque incommodité, quoique nous en usions avec quelque plaisir quand nous les avons, il ne faut pas néanmoins que le désir de ce plaisir nous les fasse jamais rechercher quand nous ne les avons pas. Ce désir si nous en sommes tentés est un mal, c’est une concupiscence qu’il faut vaincre en toutes choses et guérir en nous. Mais le sentiment même n’est pas un mal. Car quel est l’homme quelque appliqué qu’il puisse être à réprimer la concupiscence, qui entrant dans un lieu où l’on brûle des parfums, puisse faire en sorte de ne point sentir une douce odeur, à moins qu’il ne se bouche les narines, ou que s’appliquant fortement à quelque objet il ne se rende comme insensible à tous les autres ? Mais lorsqu’il sera sorti de ce lieu, désirera-t-il de sentir chez lui, et partout où il ira la même odeur ? Ou s’il le désire, doit-il suivre ce désir, ou bien le réprimer et former par l’esprit des désirs contraires à ceux de la chair jusqu’à ce qu’il se soit établi dans cette tranquillité d’âme qui fait qu’il ne désire plus rien de tel ? C’est là à la vérité d’une petite chose, mais il est écrit que celui qui méprise les petites choses, tombera peu à peu. »

On peut voir par ces passages de saint Augustin, que l’erreur de Julien n’est pas différente de celle des Jésuites, et que ce qui y fit tomber l’un, y a fait aussi tomber les autres. Julien ne regardait point la concupiscence comme un mal, il la regardait comme naturelle à l’homme. Ainsi il soutenait qu’il n’y avait rien de mauvais dans ces mouvements de la concupiscence, pourvu qu’ils fussent retenus dans les bornes de ce qui était permis. La même ignorance a trompé Escobar et les Jésuites, et leur a fait aussi enseigner la même chose. Car dire, comme ils font que l’appétit naturel peut licitement jouir des actions qui lui sont propres, quoique non nécessaires, c’est-à-dire que l’appétit ou le désir des plaisirs non nécessaires, est naturel. Or ce désir qu’est-ce autre chose que la concupiscence ? Et avancer que la concupiscence est naturelle n’est-ce pas faire revivre le pélagianisme ?

Cette doctrine d’Escobar qui approuve le désir et la recherche des plaisirs non nécessaires, est donc honteuse, erronée, appuyée sur ce principe hérétique : Qu’un appétit qui est l’effet du péché originel, et qui n’est pas différent de la concupiscence, est néanmoins naturel. Elle est enfin la même que celle qui a été combattue dans son principe et dans ses conséquences par saint Augustin, qui a fait voir d’une manière admirable que le désir des plaisirs sensuels doit être resserré dans les bornes de la nécessité.

Il eût été facile de rapporter ici des témoignages semblables des autres Pères. Mais j’ai cru que cela n’était pas nécessaire dans une chose aussi évidente que celle-là. Je prie seulement les Jésuites au lieu de chercher à appuyer leur opinion par le suffrage des philosophes et des épicuriens, comme fait leur nouvel apologiste, de l’examiner par la conduite des saints et des justes. Ils n’en verront aucun qui ne soit continuellement appliqué à combattre la concupiscence, et qui n’éprouve ces mouvements fâcheux que saint Augustin exprime d’une manière si touchante dans ses Confessions et dans le quatrième livre contre Julien [En note : cap. 14] que nous venons de citer.

« Dans l’usage, dit-il, que nous faisons de ce plaisir qui est nécessaire pour soutenir notre corps, je veux dire du boire et du manger, qui peut exprimer les combats que nous livre la concupiscence ? Comment elle nous empêche de discerner le point de la nécessité ? Comment nous portant à choisir entre les mets ceux qui flattent le plus notre goût, elle nous séduit, et nous fait passer insensiblement au-delà des bornes de ce qui est nécessaire pour conserver notre santé ? Quelle facilité n’avons-nous point à nous laisser entraîner à ses attraits ? Nous croyons que ce qui suffit en effet, ne suffit pas ? Nous nous imaginons manger encore pour la santé, lorsque déjà nous ne mangeons plus que pour le plaisir. Car ces indigestions qui suivent quelquefois ces excès, ne sont-elles pas des marques du mal que nous avons fait, et que nous devons pleurer ? Et ne sommes-nous pas obligés le plus souvent pour l’éviter, de manger moins qu’il ne faut pour rassasier notre faim ? Tant il est vrai que la cupidité ne connaît point les justes bornes de la nécessité. Cependant quelque force que ce plaisir que nous goûtons dans le boire et le manger, ait pour nous entraîner, il n’est pas pourtant impossible de lui résister ; pourvu que nous veillions sur nous-mêmes avec tant d’attention, que nous nous privions plutôt d’une partie de ce qui nous serait permis, que de passer jamais les bornes d’un repas modéré. C’est pour combattre le désir déréglé de ce plaisir que nous jeûnons, et que nous réduisons à une vie sobre et frugale. »

Quoi donc ! Les Jésuites n’éprouvent-ils jamais de ces sortes de combats ? Accordent-ils à l’appétit naturel du boire et du manger tout ce qu’il demande, hors ce qui pourrait les incommoder ? Lâchent-ils de même la bride aux autres sens, sans rien craindre que de nuire à leur santé ? Non je ne le crois pas. Je ne veux pas avoir si mauvaise opinion d’eux. Je leur demande donc quand ils répriment, et qu’ils combattent la gourmandise, qu’ils ne souffrent pas qu’elle les porte au-delà de la nécessité, pourquoi ils le font ? Est-ce pour s’abstenir du mal ou pour s’abstenir d’un bien ? Je suis persuadé qu’ils me répondront avec Julien, que ce sont de glorieux combats qu’ils soutiennent, et qu’ils s’acquièrent par cette tempérance une abondance de mérite. Mais je continue à les presser par les mêmes arguments dont s. Augustin se servait contre Julien.

Quand d’un côté vous dites que le désir de manger est naturel, et par conséquent qu’il est louable, et que de l’autre vous ne laissez pas de le réprimer, je ne vois pas comment vous pouvez faire sincèrement deux choses si contraires ; louer ce désir comme un don de l’auteur de la nature, et en même temps le combattre comme un ennemi qui est au-dedans de vous. Nous voulons bien croire que vous faites sincèrement l’un des deux : mais voyez lequel vous voulez que nous croyions. Si vous le combattez sincèrement, vous ne pouvez le louer sincèrement, et si l’éloge que vous en faites, n’est pas trompeur, il faut que la guerre que vous lui déclarez, ne soit qu’un jeu. Pour moi, parce que je ne suis pas votre ennemi, comme l’est ce mal qui habite dans votre chair, et que je souhaite vous le voir blâmer par votre doctrine et combattre par la sainteté de votre vie, j’aime mieux croire que ce n’est pas sincèrement que vous louez la concupiscence, que de croire que vous ne la combattez pas sincèrement. Le mensonge de la langue est plus supportable que celui des actions. Et c’est un moindre mal de dissimuler ses sentiments que de feindre d’être tempérant lorsqu’on ne l’est pas. J’en appelle [En note : lib. 3. c. 21.] donc de vos louanges à vos actions. Soyez-vous-mêmes vos juges. Si la concupiscence est un mal, pourquoi la louez-vous ? Si elle est un bien, pourquoi la combattez-vous ? Et si elle n’est ni un bien ni un mal, pourquoi la louez-vous, pourquoi la combattez-vous ? Serait-il possible que la crainte d’être vaincus dans cette dispute qui est entre nous, vous empêchât de combattre les désirs de la chair. Non, mes pères, laissez-vous plutôt vaincre volontairement par la vérité, afin de mériter ensuite de vaincre ces désirs déréglés. Car si vous cessez de les combattre, ils vous domineront, ils vous domineront, ils vous rendront leurs esclaves, et vous entraîneront dans toutes sortes d’excès.

Renoncez donc à la doctrine relâchée de votre Escobar, et embrassez plutôt celle de saint Augustin si conforme à l’esprit du christianisme. « La règle de vie, dit-il [En note : in de Mor. Eccl. Cath. cap. 21], que la tempérance prescrit, et qui se trouve établie par l’un et par l’autre testament, est de ne rien aimer de tout ce qui est passager et périssable, de ne regarder aucune de ces choses comme désirable par elle-même, de n’en prendre que ce qui suffit pour les besoins de la vie, et pour en remplir les devoirs, et de ne s’y porter qu’avec la modération qui convient à ceux qui ne veulent qu’en user, et non pas avec l’empressement et l’ardeur que l’on voit dans ceux qui en font l’objet de leur amour. »