P 04 : Notes Wendrock

 

Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis [...], avec les notes de Guillaume Wendrock, I, Nouvelle édition, 1700, 2 vol, p. 59-69.

Ludovici MONTALTII Litterae provinciales de morali et politica jesuitarum disciplina, a Willelmo Wendrockio [...], e gallica in latinam linguam translatae, Coloniae, N. Schouten, 1658, p. 46-50.

 

Note première sur la quatrième Lettre.

De la doctrine des jésuites touchant les bonnes pensées toujours présentes,

condamnée par la Sorbonne et par la Faculté de Louvain.

Ce n'est pas seulement Montalte et les défenseurs de Jansénius qui condamnent la doctrine des jésuites touchant les bonnes pensées qu'ils prétendent qu'on a toujours en péchant. Toute la Sorbonne l'a condamnée autrefois dans le p. Bauny par une censure très rigoureuse et faite avec une entière liberté. Car ce père ayant avancé dans l'endroit cité par Montalte qu'une action ne peut être imputée à péché si Dieu ne nous donne avant que de la commettre, la connaissance du mal qui y est, et une inspiration qui nous excite à l'éviter. Tous les docteurs le 1er août 1641 jugèrent que cette proposition était fausse et qu'elle ouvrait la porte à trouver des excuses dans les péchés.

Les illustres curés de Paris et de Rouen qui se sont acquis une gloire immortelle par le zèle qu'ils ont fait paraître contre la morale relâchée en examinant les livres des casuistes, et faisant des extraits de leurs plus dangereuses propositions s'appliquent particulièrement dans la préface qui est à la tête de leurs extraits à combattre cette doctrine, et s'ils en demandent la censure aux évêques.

Et depuis peu la faculté de Louvain (le 4 Mai 1657) a condamné la même doctrine de Bauny en ces termes. Cette doctrine est contre les principes communs de la théologie chrétienne et excuse un nombre infini de péchés même des plus énormes à la ruine des âmes.

Enfin les évêques de France, surtout M. l'archevêque de Sens, et MMrs les grands vicaires de Paris déclarent dans leurs censures de l'Apologie des casuistes, que cette doctrine est erronée et manifestement opposée à l'Écriture et aux Pères.

Voilà comme on traite présentement même cette opinion que les jésuites voudraient bien nous donner pour une opinion commune et autorisée, et que l'on peut justement appeler le fondement de la doctrine de Molina. Elle est combattue par les plus illustres et les plus savants curés de l'Europe, censurée par les plus célèbres facultés, et condamnée par les plus grands Évêques, sans que personne s'y oppose. Je devrais ici en faire voir la fausseté, mais comme Montalte a traité amplement cette matière, je m'y arrêterai peu, et je me contenterai de faire quelques remarques sur ce sujet.

Je remarquerai donc en premier lieu que lorsque les théologiens catholiques soutiennent, que l'ignorance du droit naturel n'excuse pas de péché, ils ne disent pas pour cela que cette ignorance soit un péché si elle n'en fait point commettre. Car ce sont deux choses bien différentes de dire que cette ignorance soit par elle-même un péché, ce que personne ne dit de l'ignorance invincible, et de dire qu'elle n'excuse pas de péché ceux qu'elle y fait tomber. C'est pourquoi c'est un insigne calomnie que fait le dernier apologiste des casuistes, d'attribuer à ceux qu'il appelle jansénistes ce sentiment, que l'ignorance invincible est un péché : puisqu'il a dû apprendre le contraire de la seconde Apologie de Jansénius[1] où l'on détruit cette accusation d'une manière qui ne souffre point de réplique.

En second lieu, que selon le sentiment de Bauny non seulement tout ce qui se fait par une ignorance invincible n'est pas péché, mais généralement tout ce qui se fait par ignorance soit vincible ou invincible. Car cette attention de l'âme sur la malice de l'action, qu'il enseigne être nécessaire dans tous les péchés exclut entièrement toute sorte d'ignorance soit vincible soit invincible. Il n'y a donc selon lui aucun péché d'ignorance et il faut effacer de l'Écriture toutes les prières que nous faisons à Dieu, pour lui demander pardon de ces sortes de péchés.

En troisième lieu, que les théologiens ont trop épargné Bauny en ne traitant son opinion que d'erreur : Car ils pouvaient avec raison la qualifier d'hérétique ; puisqu'il est de foi qu'il y a des péchés d'ignorance. L'Écriture le marque expressément, le concile de Diospoli l'a décidé, en obligeant Pelage d'abjurer cette proposition de Celestius : Qu'on ne pouvait attribuer à péché ce qu'on faisait par oubli ou par ignorance ; parce qu'on n'agissait pas volontairement, mais par nécessité. Et cela est confirmé par le consentement unanime de toute la tradition à laquelle l'opinion de Bauny est si opposée, que je ne sais si les jésuites pourraient marquer un seul auteur qui l'ait enseignée, si ce n'est peut-être un anonyme dont parle saint Bernard et qu'il reprend fortement, en écrivant à Hugues de saint Victor.

Je rapporterai ici l'endroit entier, afin que les jésuites et leur apologiste apprennent de ce saint qu'elle est leur erreur. "Je crois, dit-il, que nous ne devons pas nous arrêter" beaucoup à réfuter la troisième proposition parce que la fausseté en est trop évidente. Il est cependant à craindre que si on ne répond du moins en peu de mots à l'insensé selon la folie, il ne la prenne pour une sagesse, et ne répande plus hardiment parmi les insensés, et qu'ainsi il ne la pousse au-delà de toutes bornes. Nous réfuterons donc un mensonge évident par quelques témoignages évidents. Il prétend qu'on ne peut pécher par ignorance, il faut donc qu'il ne prie jamais pour ses péchés d'ignorance et qu'au contraire il se moque de la prière du prophète qui dit : Seigneur, ne vous souvenez pas des péchés de ma jeunesse, ni de ceux que j'ai commis par ignorance. Et peut-être ose-t-il reprendre Dieu même d'exiger comme il fait une satisfaction pour ces sortes de péchés.

Mais poursuit saint Bernard, si l'ignorance n'est jamais un péché pourquoi est-il dans l'Épître aux Hébreux, que le grand prêtre entrait seul tous les ans dans le second tabernacle avec le sang qu'il offrait pour ses péchés d'ignorance et pour ceux du peuple ? S'il n'y a point de péchés d'ignorance, Saul ne péchait donc point en persécutant l'Église de Dieu puisqu'il le faisait par ignorance et étant dans l'incrédulité ? Non seulement il ne péchait point, mais même il faisait bien. Lorsqu'il était blasphémateur, persécuteur, plein de menaces et qu'il ne respirait que le sang des disciples du Seigneur : Car si l'ignorance l'exemptait d'un côté de péché le zèle qu'il faisait paraître pour la tradition de ses Pères le rendait de l'autre digne de récompense. Il devait donc dire j'ai été récompensé et non pas j'ai obtenu miséricorde. Encore une fois si on ne pèche jamais par ignorance pourquoi blâmons-nous ceux qui ont fait mourir les apôtres, puisque non seulement ils ignoraient qu'ils faisaient un mal ; mais qu'ils croyaient même faire un bien ? C'était aussi en vain que Jésus-Christ priait sur la croix pour ses bourreaux, car ne sachant pas ce qu'ils faisaient, ainsi qu'il le témoigne lui-même, ils ne péchaient point. Dirons-nous qu'ils le savaient ? Mais est-il permis de soupçonner Jésus-Christ de mensonge, lorsqu'il dit si clairement qu'ils ne le savaient pas : quand même quelqu'un voudrait en soupçonner l'apôtre, et croire que parce qu'il était homme, et qu'il avait beaucoup d'affection pour ceux de sa nation, il a pu mentir lorsqu'il a dit d'eux que s'ils eussent connu le Dieu de gloire, ils ne l'eussent jamais crucifié. Tout cela ne suffit-il pas pour montrer en quelles profondes ténèbres d'ignorance est celui qui ne sait pas qu'on peut quelquefois pécher par ignorance ? Jusqu'ici ce sont les propres paroles de saint Bernard : qui dans ce passage ne détruit pas seulement l'erreur des Jésuites par son autorité, mais encore des preuves certaines tirées de l'Écriture.

 

Sur la IV Lettre

Note II

Réfutation de l'invention des prétendues pensées non perçues.

Il semble que l'apologiste des casuistes ait résolu de surpasser tous les autres jésuites en extravagance, comme il les a surpassés en calomnies. Car quelque absurde que soit l'opinion de Bauny touchant la nécessité des bonnes pensées pour pécher, non seulement il entreprend de la défendre, mais la manière dont il le fait, est encore plus absurde. Pressé par l'exemple d'une infinité d'impies, qui ne sentent aucuns de ces remords de conscience, et qui commettent plusieurs actions criminelles sans croire qu'elles le soient, il n'a point trouvé de meilleure réponse, que de dire que ces sortes de gens ont à la vérité ces inspirations divines, ces remords et ces bons désirs dans lesquels les jésuites pour la plupart font consister la grâce suffisante : mais qu'ils n'y font point d'attention et qu'ils ne s'en aperçoivent pas. « J'aime mieux croire, dit-il[2], qu'ils en ont encore, mais qu'ils ne font point de réflexion sur les lumières qu'ils ont de la raison et sur les grâces suffisantes que Dieu leur donne, lors même qu'ils se laissent emporter à leurs débauches et à leurs blasphèmes. Si les actions, ajoute-t-il, qui sont matérielles et qui se font par les organes du corps, échappent souvent à notre connaissance que faut-il juger des actons de l'entendement et de la volonté qui sont deux puissances élevées au-dessus de la matière et purement spirituelles ? Ne devons-nous pas croire que nous en produisons plusieurs dont nous ne nous apercevons point ?

Il n'est pas besoin de s'arrêter beaucoup à combattre ce faux système. Il suffit pour le mépriser de savoir que toute pensée renferme nécessairement une connaissance d'elle-même et un sentiment intérieur qu'on pense. C'est ce qui fait parler ainsi Bellarmin[3] en réfutant cette impertinence. Il y a des gens qui disent que Dieu frappe continuellement à la porte du cœur et qu'il appelle les pécheurs, mais qu'étant occupés à d'autres choses, ils ne s'aperçoivent pas que Dieu les appelle : ce qui est évidemment contraire à l'expérience. Car puisque cette vocation et ce mouvement de Dieu qui frappe à la porte de notre cœur, qui nous attire et qui nous excite, est une action de notre âme, quoiqu'elle ne soit pas libre, n'étant autre chose qu'une bonne pensée et un bon désir que Dieu nous donne tout d'un coup : comment se peut-il faire que nous ne la sentions pas en nous, puisque non seulement elle est en nous, mais qu'elle vient aussi de nous ? De plus si nous avions toujours cette grâce prévenante, nous aurions toujours de bonnes pensées et de bons désirs ».

Mais quelque chimérique que soit cette fiction, je soutiens qu'elle ne sert de rien pour excuser Bauny ni même pour établir cette grâce suffisante que quelques-uns veulent que nous ayons toujours en péchant. Elle n'excuse point Bauny : car ce Casuiste ne se contente pas de quelque pensée imperceptible : il veut que l'âme y fasse attention, ou pour me servir de ses termes, qu'elle y fasse réflexion. Une action dit-il[4], n'est point imputée à blâme si elle n'est volontaire ; et pour être telle il faut qu'elle procède d'homme qui voie, qui sache et qui pénètre ce qu'il y a de bien et de mal en elle… Quand la volonté à volée et sans discussion se porte à vouloir ou abhorrer quelque chose avant que l'entendement ait pu voir, s'il y a du mal à la vouloir ou à la fuir… telle action n'est ni bonne ni mauvaise, d'autant qu'avant cette perquisition, cette vue et réflexion de l'esprit… l'action avec laquelle on la fait n'est point volontaire ».

Elle n'excuse pas davantage le docteur le Moine qui veut que toutes ces choses se passent dans l'âme avant qu'une action puisse être imputée à péché : premièrement que Dieu donne quelque goût pour le précepte, qu'ensuite il s'élève un mouvement rebelle de la concupiscence, et enfin que l'homme soit averti de sa faiblesse, et touché de la pensée du désir de prier. « I. D'une part, dit-il, Dieu répand dans l'âme quelque amour qui la penche vers la chose commandée et de l'autre part la concupiscence rebelle la sollicite au contraire. 2. Dieu lui inspire la connaissance de sa faiblesse. 3. Dieu lui inspire la connaissance du médecin qui la doit guérir. 4. Dieu lui inspire le désir de sa guérison. 5. Dieu lui inspire le désir de le prier et d'implorer son secours ». M. le Moine auteur de ce bel enchaînement ne dira jamais lui-même que tout cela se puisse faire sans attention.

Mais ces pensées non aperçues sont encore bien moins d'usage par rapport à la fin qui les a fait inventer. Car pourquoi les Jésuites ont-ils eu recours à cette invention ! Ce n'a été que pour soutenir que la grâce suffisante et actuelle ne manque à personne. Car comme cette grâce ne peut consister que dans quelque acte de l'entendement et de la volonté, on ne peut pas dire que personne l'ait, s'il n'a quelque pensée et quelque amour du bien. Mais comme il se trouve une infinité de gens qui quand ils pèchent, ne font aucune attention à ces inspirations divines et à ces avertissements ; les jésuites plutôt que d'abandonner une opinion si insensée, ont été contraints d'inventer ces pensées secrètes et non aperçues, et de faire consister dans ces mêmes pensées la grâce suffisante.

Mais en se tirant d'un mauvais pas ils s'engagent imprudemment dans un autre encore plus fâcheux. Car qui ne voit pas combien il est ridicule de dire qu'une pensée dont je ne m'aperçois point, soit suffisante pour me faire éviter le péché ? On pourrait dire tout de même qu'on aurait suffisamment averti une personne de quelque danger, quoiqu'on ne l'en eut avertie que pendant qu'elle dormait bien fort et qu'elle n'en entendait rien. Car cette pensée dont je ne m'aperçois pas, est tout à fait semblable à une voix que je n'entends point. Sont-ce donc là ces moyens que les jésuites nous donnent pour nous sauver, et qu'ils font tant valoir ? Sont-ce là ces secours qu'ils se plaignent avec tant de clameurs qu'on a cruellement ôté aux pécheurs ?

Que tous ceux qui se laissent abuser par ce grand nom de grâce suffisante, apprennent une fois ce que c'est, et qu'ils reconnaissent enfin l'inutilité et la tromperie de ce beau présent que les molinistes leur promettent merveilles, quand ils les assurent que par leur moyen ils ont toujours une grâce suffisante toute prête. Mais qu'ils les pressent, et qu'ils leur disent qu'ils ne sentent point ces inspirations divines, toutes les fois qu'ils pèchent ; alors les jésuites leur répondront, qu'il est vrai qu'ils ont eu ces inspirations, mais qu'ils ne s'en sont pas aperçus ; et cependant elles sont inutiles si on ne s'en aperçoit pas.

Mais que les Jésuites distribuent aussi hardiment et aussi libéralement qu'ils voudront ces pensées non aperçues, je ne m'y oppose point, je dis seulement qu'elles ne suffissent pas pour faire le bien en sorte qu'on n'ait besoin d'aucun autre secours. Car personne ne surmonte effectivement une tentation sans avoir la volonté et la pensée de la surmonter. Or celui qui n'a pas cette pensée, et qui ne l'a pas de manière qu'il la sente et qu'il s'en aperçoive, qu'il ait tant qu'il voudra de ces pensées non aperçues, il ne saurait avec cela vaincre la tentation, ni faire le bien.

Ainsi les auteurs de ces pensées occultes, quand même ils prouveraient qu'il y en a de telles, ne touchent point le nœud de la difficulté, et ne donnent aucune atteinte à la doctrine des disciples de saint Augustin, qui n'attaquent point ces sortes de pensées, ne se mettant en peine qu'elles soient ou ne soient pas dans l'âme ; mais qui combattent seulement les pensées expresses et dont nous avons un sentiment intérieur, et qui prouvent par l'autorité de l'Écriture et des Pères, par l'expérience et le témoignage de la propre conscience d'un chacun, qu'on ne les a pas toutes les fois que l'on pèche.

Au reste les jésuites se trompent beaucoup, quand ils se vantent d'avoir remédié par là aux murmures de ceux qui se plaignent de ce que la grâce leur manque. Ils leur fournissent plutôt de nouveaux sujets de plaintes. Car croyant sur la parole des molinistes que toutes les fois qu'on leur fait un commandement, la grâce leur est due de droit, ils accuseront Dieu d'injustice à leur égard de ce qu'il leur paye une grâce qu'il leur doit, d'une manière qu'ils ne peuvent s'en apercevoir. Mais dans quels scrupules cette doctrine ne jettera-t-elle pas les âmes pieuses, par la crainte qu'elles auront de n'avoir pas répondu à ces pensées non aperçues ? Ainsi une opinion fausse est toujours mal concertée, et défectueuse de tous côtés. Elle est incommode et onéreuse aux justes, odieuse aux pécheurs, et tout à fait inutile pour justifier la conduite de Dieu et empêcher les hommes de tomber dans la paresse. Avant de finir, je remarquerai encore ici en passant, que l'apologiste parle en vrai pélagien, lorsqu'il dit sans détour ce qu'on lit p. 37. Mais quand les casuistes, dit-il, accorderaient aux jansénistes que ces pécheurs parfaits et accomplis, n'ont point de remords en péchant, il ne s'ensuit pas pour cela qu'ils n'aient point de connaissance du péché qu'ils commettent, et qu'ils n'aient point de grâces suffisantes pour l'éviter. Car ôtés les remords de conscience, que reste-t-il autre chose que la connaissance du péché ? Et y faire consister la grâce suffisante, n'est-ce pas renouveler ouvertement l'hérésie du Pelage, dont le dogme capital est, que la loi et la connaissance du péché suffisent pour éviter le mal, sans qu'il soit nécessaire d'une grâce véritable et intérieure de la volonté ? Je pourrais ajouter que ces remords que l'apologiste avoue qu'on n'a pas toujours, il les fait consister quand on les a, dans de certains mouvements de crainte, et qu'il donne ces mouvements pour la grâce véritable qui fait accomplir les préceptes et éviter le péché : ce que saint Augustin et les autres docteurs de la grâce ont cent fois rejeté et condamné de pélagianisme.

  1. ^  L. 3. C. 9.
  2. ^  P. 36
  3. ^  De Grat. et lib. arb. l. 2. 6. 6.
  4. ^  Somme des péchés ch. 39, p. 906, édit. 6.