P 06 : Notes Wendrock

 

Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis [...], avec les notes de Guillaume Wendrock, I, Nouvelle édition, 1700, 2 vol, p. 299-377.

Ludovici MONTALTII Litterae provinciales de morali et politica jesuitarum disciplina, a Willelmo Wendrockio [...], e gallica in latinam linguam translatae, Coloniae, N. Schouten, 1658, p. 130.

 

 

Note première sur la sixième lettre,

ou

Dissertation Théologique

Sur l’autorité constante des Canons, et sur l’ancienne discipline de l’Église,

à l’égard des Prêtres tombés dans le crime.

Contre l’erreur de Filliutius et des autres Casuistes qui assurent sans distinction que les lois de l’Église perdent leur force quand on ne les observe plus : Et contre les conséquences horribles qu’ils tirent de cette opinion principalement par rapport aux Prêtres tombés dans le crime.

 

Section première.

Règles pour juger de ce que peut ou ne peut pas la coutume contre l’autorité des Canons.

 

I

Que l’Église en changeant de discipline ne change point d’esprit.

Les Casuistes établissent généralement et sans distinction que les Lois de l’Église s’abrogent par le non usage. Et par cette seule maxime qui se trouve répandue dans leurs écrits, et qu’ils proposent sans aucune précaution, ils rendent inutiles tous les efforts qu’on pourrait faire pour rétablir au moins en partie, l’ancienne sévérité des Canons ; et ils se mettent en état de défendre tous les relâchements qu’on peut introduire dans la morale. C’est sur ce fondement que Filliutius soutient qu’on n’est pas obligé d’imposer une pénitence rigoureuse aux blasphémateurs publics, quoique le Concile de Latran tenu sous Léon X l’ait ordonné expressément. C’est encore sur ce fondement que Mascarenhas ne veut pas que des Prêtres souillés de crimes abominables soient obligés de s’abstenir même pour quelques heures d’offrir ce sacrifice, parce dit-il, que s’il y a eu sur cela quelques lois anciennes elles sont abrogées par la coutume commune et universelle de toute la terre.

Puis donc que la plus grande partie des relâchements des Casuistes sont fondés sur cette maxime, ou plutôt sur la mauvaise interprétation qu’ils y donnent, nous ne pouvons rien faire de mieux, que de traiter cette matière dans toute son étendue, comme nous avons traité celle de la probabilité, et de marquer les précautions avec lesquelles on doit entendre cette maxime, et sans lesquelles elle est fausse et pernicieuse.

Il y a plusieurs sortes de préceptes Ecclésiastiques. Les uns regardent certaines pratiques ou certaines cérémonies : les autres ont pour but de régler les mœurs et de réprimer les vices. Il y en a qui sont purement positifs, c’est-à-dire qui imposent quelque obligation nouvelle : Il y en a d’autres qui ne font que renouveler ou déterminer ce qui était déjà commandé par droit divin ou naturel. À l’égard des premiers, c’est-à-dire de ceux qui regardent les cérémonies, comme il y aurait de l’impiété à les mépriser, quand ils sont en usage, il y aurait aussi du danger à vouloir trop opiniâtrement les rétablir quand ils sont abolis. Ainsi c’est proprement de ces préceptes que doit s’entendre la maxime des Jurisconsultes, dont abusent les Jésuites, que les lois s’abrogent par le non usage.

Mais il n’en est pas de même des Saints Canons que l’Église a fait pour régler sa discipline et les mœurs de ses enfants, et surtout celles de ses ministres ; pour s’opposer aux désordres naissants, et pour réprimer les fidèles : Et prétendre que tous ces Canons cessent d’obliger, quand on cesse de les observer, c’est-à-dire qu’ils s’abolissent par la hardiesse qu’on se donne de les violer, c’est ne point connaître l’esprit de l’Église, et être tout à fait étranger dans sa doctrine.

Car il faut bien remarquer ici, que quoique le changement des temps puisse faire changer la discipline extérieure de l’Église, son esprit néanmoins demeure toujours le même, et que les sentiments intérieurs qu’elle a sur les mœurs et sur la conduite que doivent garder ses enfants, sont immuables et invariables. Car cet esprit intérieur qui l’anime étant le S. Esprit même, l’Esprit de Jésus-Christ qui habite dans les membres vivants de l’Église, il ne peut souffrir aucune altération ni aucun changement par la succession des temps. Ainsi l’Église ne déteste pas moins les crimes aujourd’hui, qu’elle les détestait autrefois : Elle n’exige pas moins de sainteté pour recevoir les Sacrements : Elle ne veut pas moins que ses ministres soient purs et saints : Elle ne condamne pas moins leur avarice et leur ambition, et elle n’a pas moins en horreur ceux qui prennent d’eux-mêmes un honneur auquel Dieu ne les appelle point, et qui s’ingère sans vocation dans les ordres sacrés.

Or cet esprit immuable de l’Église ne paraît mieux nulle part que dans les Canons qu’elle a faits dans ces temps heureux où elle était libre et florissante, et où cette nuée de vices qui la défigurent aujourd’hui ne l’obscurcissait pas encore, dans ces Canons, dis-je, que les Conciles ont souvent qualifiés de Canons divins ; que saint Léon appelle des Canons faits par l’esprit de Dieu, et consacrés par le respect de tout l’univers ; et le Concile d’Attigny des Canons établis par l’esprit de Dieu.

Ainsi puisque l’Église d’aujourd’hui n’est pas une autre Église que celle qui était du temps de S. Augustin, de saint Léon, de saint Grégoire, et que ce n’est pas un autre esprit qui la conduit, il faut nécessairement qu’elle approuve maintenant ce qu’elle a approuvé autrefois, qu’elle conserve, comme gravés intérieurement dans son cœur, ces Canons qui sont la règle de ses meurs, et qu’elle les observe même encore aujourd’hui autant qu’il lui est possible, ou du moins qu’elle s’afflige et qu’elle gémisse de ce que la difficulté des temps l’empêche de les observer.

Si nous sommes membres vivants de l’Église ; si nous sommes remplis de l’esprit de Jésus-Christ qui est celui de l’Église, ce doit être la nôtre disposition : disposition qui ne doit pas seulement consister dans des désirs stériles et hypocrites, mais dans une affection véritable du cœur, et dans une préparation sincère de l’âme qui se fait connaître au dehors, et qui se répand dans les actions extérieures selon les occasions qui se présentent. Car nous ne pouvons être dans ces sentiments et regarder ces lois de l’Église comme celles de Lacédémone ou d’Athènes, qui sont abolies et éteintes il y a déjà longtemps : mais nous les révérerons comme des lois divines établies pour régler les mœurs des Chrétiens dans tous les temps. Et ce respect nous portera nécessairement à avoir une vive douleur de voir qu’on foule aux pieds des règles si nécessaires ; à désirer ardemment de les voir rétablies ; à employer tous nos soins et tout notre zèle pour faire observer fidèlement celles qui sont encore en vigueur, pour maintenir celles qui s’abolissent, et pour renouveler celles qui sont entièrement abolies ; en gardant néanmoins la modération que la prudence chrétienne veut qu’on apporte, de peur de troubler par un zèle indiscret la paix de l’Église, et union des Fidèles.

Ce qui fait voir que ces décrets des Conciles touchant les mœurs ne peuvent jamais être tellement hors d’usage qu’on puisse les considérer comme entièrement abrogés. Car ils doivent toujours demeurer imprimés dans l’âme des Prêtres, et vivre dans leur cœur. Et tous les Chrétiens doivent faire leurs efforts pour atteindre à la perfection qui nous y est tracée, et entrer dans une sainte colère contre eux-mêmes, en voyant qu’ils en sont si éloignés.

 

II

Que les Canons de l’Église conservent toujours leur autorité en ce qu’ils contiennent du droit divin. Excellent passage de S. Thomas sur ce sujet.

Une autre réflexion fera encore mieux connaître combien les Casuistes ont tort d’étendre sans distinction cette règle du droit à tous les décrets de l’Église. La plus grande partie de ses lois touchant les mœurs n’établissent point un nouveau droit. Elles ne font la plupart qu’expliquer, confirmer et appliquer à des cas particuliers le droit divin, et ce qui nous était déjà prescrit dans l’Évangile : de sorte qu’il n’y a presque aucune de ces lois qui se renferme quelque chose du droit divin.

Ainsi, par exemple, quoique ce soit l’Église qui selon la différence des crimes ait réglé les peines canoniques, ces peines néanmoins ne laissent pas d’être aussi d’institution divine, en ce que Dieu a institué le Sacrement de pénitence, non afin que les crimes y soient remis sans aucune peine ; mais afin qu’ils y soient expiés par beaucoup de travaux, et par des satisfactions qui leur soient proportionnées. C’est pourquoi l’Église a bien pu changer sur cela la discipline, et imposer des peines pour les péchés, tantôt plus sévères, tantôt plus douces ; mais elle ne peut jamais faire que la pénitence ne soit pas un baptême laborieux ; que les Prêtres soient dispensés d’imposer des satisfactions proportionnées à la qualité des crimes, et que les pénitents ne soient pas obligés de s’y soumettre.

Jamais donc cette ordonnance du Concile de Trente ne pourra être abrogée par le non usage. Les Prêtres du Seigneur, dit ce Concile, doivent autant que l’esprit de Dieu, et la prudence le leur suggèrera, imposer des satisfactions salutaires et proportionnées à la qualité des crimes, et au pouvoir des pénitents, de peur que s’ils favorisent les crimes, et s’ils traitent les pécheurs avec trop d’indulgence, en leur imposant des peines très légères pour de grands péchés, ils ne se rendent eux-mêmes participants des péchés des autres.

De même quoiqu’il n’y ait rien de plus commun que la simonie, l’ambition, les brigues pour obtenir les bénéfices, et les mauvaises entrées dans les emplois Ecclésiastiques, où l’on ne cherche que ses propres intérêts, et son utilité particulière ; quoique ces désordres règnent aujourd’hui, et soient tolérés partout, néanmoins l’autorité des saints Canons qui les condamnent, et qui les punissent par des peines si rigoureuses, ne sera jamais anéantie : elle demeurera toujours dans toute sa force. Et si l’on peut aujourd’hui relâcher quelque chose de la rigueur de ces peines, on ne peut jamais les abolir entièrement. Car si elles ne subsistent plus en vertu de la loi positive, elles subsisteront toujours en vertu du droit divin.

Il ne faut donc pas s’imaginer qu’une loi de l’Église soit abrogée aussitôt que par la connaissance des hommes, elle cesse d’être observée. Car tout ce qu’elle renferme du droit divin et naturel, conserve toujours son autorité et sa force.

C’est ce que saint Thomas explique admirablement bien en répondant à la question : S’il est permis d’avoir plusieurs bénéfices. Cet endroit est trop beau, et contient une doctrine trop nécessaire dans le temps où nous sommes, pour ne le pas rapporter tout entier. Il est vrai que bien des gens trouveront cette doctrine un peu dure, mais elle n’en est pas moins véritable quelques plaintes que l’avarice et la cupidité en puisse faire.

On demande, dit saint Thomas, s’il y a péché mortel à retenir sans dispense plusieurs bénéfices qui n’ont point charge d’âme. Je réponds à cela qu’on ne peut décider qu’avec péril toute question où il s’agit de péché mortel, à moins qu’on ne voie bien clairement la vérité, par ce que l’erreur qui nous empêche de croire péché mortel ce qui l’est effectivement, n’exempte pas absolument de tout le péché, quoique peut-être elle en diminue la grièveté : Et l’erreur qui fait croire péché mortel ce qui ne l’est pas, fait que l’on pèche mortellement en ce que l’on agit contre sa conscience. Mais le péril est principalement quand on ne connait pas clairement de quel côté est la vérité, et c’est ce qui arrive dans la question qu’on propose. Car comme elle regarde les Théologiens en tant qu’elle renferme quelque chose qui appartient au droit divin, ou naturel, et les Jurisconsultes entant qu’elle renferme quelque chose qui appartient au droit positif, on trouve sur cette question les Théologiens opposés aux Théologiens, et les Jurisconsultes aux Jurisconsultes. Voici cependant ce qu’il semble qu’on ne peut dire en la considérant par rapport à ces trois sortes de droits.

En premier lieu si on la considère par rapport au droit divin, on ne voit pas qu’elle soit expressément décidée par l’Écriture. Car elle n’en fait point mention expresse, et s’il y a quelques passages qui y aient rapport, ils ne sont pas entièrement décisifs.

En second lieu si on la considère par rapport au droit naturel, voici ce qu’il me paraît présentement qu’on en peut dire. On peut distinguer plusieurs sortes d’actions humaines, I. Il y en a qui sont essentiellement mauvaises, et qui ne peuvent jamais devenir bonnes, comme sont la fornication, l’adultère, etc. On ne peut pas mettre la pluralité des bénéfices de ce nombre ; car on n’en pourrait donner dispense dans aucun cas, ce que personne ne prétend.

2. Il y a d’autres actions, qui d’elles-mêmes sont indifférentes au bien ou au mal, comme de lever une paille de terre, ou quelque autre action semblable. Quelques-uns mettent la pluralité des bénéfices de ce nombre, et prétendent qu’il est aussi permis d’avoir plusieurs, qu’il est permis d’en avoir plusieurs habits. Mais cela ne paraît pas vrai, parce que cette pluralité de bénéfices renferme en soi plusieurs choses qui sont contre l’ordre. Il est par exemple impossible que ce Bénéficier serve dans les différentes Églises où il a des bénéfices, quoiqu’il semble que les bénéfices n’aient été fondés que comme des salaires affectés à ceux qui servent Dieu dans le lieu du bénéfice. De plus la pluralité est cause que le culte divin est diminué, un seul tenant la place de plusieurs, quelquefois même que l’intention des Fondateurs est frustrée, parce qu’il y en a qui n’ont laissé certains biens aux Églises que pour y entretenir un certain nombre de personnes qui y servissent Dieu. De là naît aussi une inégalité injuste, une seule personne possédant plusieurs bénéfices pendant qu’un autre n’en peut pas même avoir un seul. Et il est aisé d’apercevoir encore beaucoup d’autres inconvénients qui sont une suite de cette pluralité. C’est pourquoi on ne la peut pas mettre au nombre des actions indifférentes, et encore moins au nombre de celles qui sont bonnes par elles-mêmes, comme sont par exemple l’aumône, et les autres bonnes œuvres.

3. Il y a des actions qui considérées absolument, et en elles-mêmes renferment quelque chose de mauvais ou de contraire à l’ordre, et qui néanmoins deviennent bonnes à cause de certaines circonstances qui s’y rencontrent : Par exemple, il est contre l’ordre de battre ou de tuer un homme, mais si c’est un scélérat qu’on fasse mourir par l’autorité de la justice, ou un homme qui est en faute qu’on frappe pour le corriger, et pour maintenir la discipline, ce n’est plus un péché, mais une bonne action. Il semble que la pluralité des bénéfices soit du nombre de ces actions. Car quoique cette pluralité renferme quelque chose qui est contre l’ordre, il peut néanmoins se rencontrer des circonstances qui font qu’elle n’est plus contre l’ordre ; comme par exemple si plusieurs Églises ont besoin du ministère d’un Bénéficier, ou qu’il rende plus ou autant de service à l’Église étant absent qu’un autre qui serait présent, et autres circonstances semblables. Alors ces circonstances se trouvant jointes avec une intention pure, font qu’il n’y a plus de péché à retenir plusieurs bénéfices, même sans dispense, si on n’a égard qu’au droit naturel, parce que la dispense ne regarde pas le droit naturel, mais seulement le droit positif. Mais si ce Bénéficier ne retient plusieurs bénéfices que pour être plus riche, pour vivre plus à son aise, et pour mieux parvenir à l’Épiscopat d’une des Églises où sont ses bénéfices, non seulement cette pluralité est toujours contre l’ordre, mais elle le devient encore davantage à cause de ces circonstances, puisqu’avec ces motifs, il ne lui serait pas même permis d’avoir un seul bénéfice, quoiqu’il n’y ait rien en cela qui soit contre l’ordre. Voilà ce que l’on peut dire en considérant cette question suivant le droit naturel, quand même il n’y aurait point de droit positif qui défendit la pluralité.

Mais si en troisième lieu on la considère par rapport au droit positif, il est certain d’un côté que cette pluralité est défendue par le droit ancien ; et de l’autre que la coutume y est en partie contraire, et a selon quelques-uns abrogé la loi, parce que les lois humaines s’abrogent par une coutume contraire : mais il y en a d’autres qui soutiennent que la coutume ne peut abroger les lois anciennes, parce que suivant quelques Décrétales, qu’ils citent, il y a plusieurs choses que la patience fait tolérer, qu’on casserait infailliblement, si on les déférait à l’Église, et qu’on fut obligé de prononcer pour ou contre. Mais c’est là une dispute particulière aux Jurisconsultes que nous leur laissons à décider. Nous dirons seulement qu’il paraît probable qu’une coutume contraire ne peut abroger ces lois anciennes quant à ce qu’elles contiennent du droit naturel parce que dès lors cette coutume serait contre la raison. Mais elle les peut abroger quant à ce qu’elles contiennent du droit positif, principalement si ceux qui ont le pouvoir de changer le droit positif, ont intention en tolérant cette coutume de changer par cette tolérance les lois anciennes.

Si donc le droit ancien qui défend cette pluralité demeure dans sa force nonobstant la coutume contraire il est certain que personne ne peut avoir plusieurs bénéfices sans dispense, même dans les circonstances qui pourraient rectifier cette pluralité quant au droit naturel. Et si le droit ancien est abrogé par la coutume contraire, en ce cas on peut dans les circonstances marquées retenir plusieurs bénéfices même sans dispense, et hors de ces circonstances on ne le peut pas, quelque dispense qu’on en ait, parce que la dispense des hommes, ne peut pas décharger de l’obligation qui vient du droit positif, qui étant établi par les hommes, peut aussi cesser par leur dispense. Il est aisé suivant ces principes de répondre aux objections.

Cette décision de saint Thomas nous apprend qu’on ne doit pas croire qu’un Canon de l’Église soit entièrement abrogé dès qu’il est comme foulé aux pieds par un usage contraire. Car la raison qui a porté l’Église à faire ce Canon, subsiste toujours. Le droit naturel et divin, dont il est émané demeure toujours dans sa force, et tous les hommes dans tous les temps seront obligés de s’y soumettre, sans qu’ils puissent jamais s’en dispenser sous prétexte d’un usage contraire. Les Casuistes pour n’avoir pas fait assez d’attention à ce principe se sont grossièrement trompés en ce qu’ils ont enseigné sur cette matière, et ont autorité une infinité de relâchements, comme nous le ferons voir dans la suite par quelques exemples.

Nous ne pouvons mieux finir cet article que par ces belles paroles, qu’un Concile de Paris tenu en 829 emploie contre ces coutumes criminelles, par lesquelles on viole non seulement les saints Canons, mais même les Lois divines et éternelles. Les mauvaises coutumes, dit-il, et les fantaisies de quelques particuliers que l’on tâche opiniâtrement d’établir par toutes sortes d’artifices (ce qui est très dangereux) sont cause que l’on néglige la plus grande partie des œuvres de la foi. On met à la place de la loi de Dieu qu’on viole, ces coutumes dont on se fait une loi, et on prétend qu’on peut et même qu’on doit les prendre pour la règle de sa conduite. Mais ceux qui ont de telles maximes font bien voir qu’ils ne cherchent que leur intérêt propre, et non celui de Jésus-Christ. Ils ne voient pas, ou ils ne veulent pas voir combien cela est contraire à l’autorité divine. Ils ne s’aperçoivent pas, quoiqu’il ne faille qu’un peu de bon sens pour s’en apercevoir, combien leur religion est par là en péril. C’est pourquoi il faut que tous les fidèles qui veulent se sauver, abandonnent ces mauvaises coutumes qui sont la perte des âmes, et qu’ils fassent tout leur possible pour honorer par leurs bonnes œuvres la foi de Jésus-Christ qu’ils ont reçue.

Pierre le Chantre s’explique aussi sur cela avec autant de force que de vérité. Vous ne péchez pas moins, dit-il, parce que plusieurs pèchent avec vous, mais vous péchez encore davantage. Vous ne brûlerez pas moins, parce que vous brûlerez avec plusieurs. Ceux qui ne se croient pas coupables à cause de la multitude de leurs complices ou de l’autorité de leurs Supérieurs, qui pèchent avec eux, sont semblables à Pilate qui lavait ses mains en disant : Je suis innocent du sang de cet homme, et non à Daniel qui disait : O hommes de Juda, vous avez condamné le sang innocent : retournez au jugement.

 

III

Qu’un abus contraire aux lois de l’Église, quoique déjà invétéré ne les doit pas faire regarder comme abrogées.

Montalte remarque judicieusement dans sa troisième lettre qu’une des plus subtiles adresses de la politique des Casuistes, ou plutôt du Diable dont ils sont en cela les ministres, est de séparer dans leurs écrits des maximes qu’ils rassemblent dans leurs avis. Ils en enseignent une dans un endroit et une autre dans un autre. Elles paraissent supportables étant ainsi séparées. Mais lorsqu’on vient a les rassembler, on en tire des conséquences horribles. Et ce sont ces conséquences que les Casuistes suivent dans leurs avis. Montalte rapporte dans la même lettre plusieurs exemples de cet artifice : Mais le sujet dont nous traitons nous en fournit un remarquable.

Les Casuistes soutiennent d’un côté que beaucoup de choses qui sont défendues en effet par le droit divin, ne le sont que par le droit positif. Par exemple, offrir de l’argent pour avoir des bénéfices, quand on l’offre comme motif et non comme prix : recevoir des présents des parties dont on est juge ; le contact Mohatra, et plusieurs autres choses semblables, ne sont défendues, selon eux, que par le droit positif. Quand on les entend proposer ce principe, le commun du monde n’en est pas beaucoup ému, car il semble qu’il importe peu qu’on dise qu’une chose est défendue par le droit positif, puisqu’on est obligé d’obéir à l’un et à l’autre, et qu’il semble que c’est assez de l’une ou de l’autre de ces lois pour empêcher les hommes de commettre les crimes qu’elles défendent.

Les mêmes Casuistes proposent d’un autre côté cette autre maxime détachée, Que le droit positif s’abroge par une coutume contraire ; Et il semble encore qu’il n’y ait pas beaucoup de danger a leur passer cette proposition générale, qui en effet a quelque fondement, quoiqu’elle ait besoin d’être expliquée.

Mais si des Théologiens imprudents reçoivent ainsi séparément ces deux principes peu suspects, il ne sera plus dans leur pouvoir d’empêcher les Casuistes de détruire et de renverser impunément la meilleure partie de la discipline Ecclésiastique et des saints Canons. Car ils n’auront plus qu’à rassembler ces maximes pour en tirer la conclusion où ils tendent. Ils diront donc premièrement que ces Canons ne sont que de droit positif, ils ajouteront ensuite, qu’ils ne sont plus en usage, et enfin ils concluront de là qu’ils sont entièrement abrogés. Et c’est effectivement ce qu’ils ont l’audace d’enseigner.

C’est pourquoi il faut s’opposer à leurs desseins pernicieux en ne recevant aucun de leurs principes sans les examiner. Il faut donc premièrement distinguer avec soin après S. Thomas dans les décrets de l’Église, ce qui appartient au droit naturel ou divin, et qui appartient au droit positif. De plus il ne faut pas leur accorder absolument que ce qui appartient au droit positif perde sa force par le nom d’usage. Car il n’y a rien de plus aisé que d’abuser de cette maxime pour excuser les plus grands dérèglements. Mais il faut distinguer plusieurs sortes d’usages.

Car cet usage ou cet abus contraire aux lois Ecclésiastiques est récent, ou il est autorisé par un long espace de temps. Il est connu de l’Église, ou il n’en est pas connu. Elle le souffre ouvertement ne le punissant pas lors même qu’il lui est déféré, ou elle le tolère seulement, n’en faisant aucune recherche, mais le punissant lorsqu’il lui est déféré. Enfin c’est une coutume tellement invétérée, que quoiqu’elle ait commencé par un abus, on ne pourrait néanmoins la détruire sans exciter du trouble et du scandale dans l’Église, ou c’est une coutume que les puissances Ecclésiastiques souffriraient qu’on abolit, ou même qu’ils tâchent d’abolir. Or selon ces différentes suppositions il faut juger différemment de cette maxime, Que le droit positif est abrogé par le nom usage. Car I° ce serait sans doute se tromper que de s’imaginer qu’une loi de l’Église est abrogée dès que la plus grande partie du monde cesse de l’observer : autrement toutes les lois de l’Église dépendraient de la volonté des méchants. Il faut donc que l’usage contraire à la loi soit reçu depuis longtemps au vu et au su de l’Église, et qu’il soit notoire qu’elle le tolère. Sans cela quelque grand que puisse être le nombre des partisans de cet abus, il n’y a que des méchants qui le puissent croire permis. Une mauvaise coutume qui n’est pas moins à éviter qu’un dérèglement pernicieux, passe, si on ne l’arrache d’abord, pour un privilège parmi les méchants : et si on ne s’oppose promptement à leurs prévarications, et à leurs différentes entreprises, ils commencent à les respecter comme des lois, et à les regarder comme des privilèges irrévocables. Ce sont les paroles du troisième Concile de Soissons, tenu en 866.

Il n’y a donc, selon ce Concile, que les pécheurs, qui par un effet de la corruption de leur cœur regardent ces abus comme un droit. Les gens de bien les considérant comme des dérèglements, comme des entreprises, et des prévarications, surtout quand l’utilité de la loi, et la raison qui l’a fait établir, n’a point changé, ce qui arrive presque toujours dans les lois Ecclésiastiques. Car alors, comme dit fort bien saint Thomas, il faut préférer la loi à la coutume : Si la raison, dit-il, pour laquelle la loi écrit utile auparavant subsiste, la loi l’emporte sur la coutume, et non pas la coutume sur la loi.

Ainsi bien loin que les gens de bien doivent céder à ces coutumes abusives, ils doivent au contraire s’y opposer avec plus de zèle que jamais. Car le mauvais exemple que les gens de bien donnent en approuvant des abus dans le temps qu’ils sont déjà fortifiés, fait beaucoup plus de tort à l’Église, et cause un scandale beaucoup plus grand, que s’ils les approuvaient dans le temps que les lois sont encore en vigueur : parce qu’alors ils ne feraient proprement de mal qu’à eux-mêmes, et leur exemple ne nuirait point aux autres. Mais quand la discipline Ecclésiastique prête à tomber, n’a point d’autre appui que la fermeté d’un petit nombre de personnes : si ce petit nombre cède à la multitude de ceux qui font le mal, leur chute déshonore l’Église et renverse sa discipline. C’est pourquoi non seulement ils doivent bien prendre garde de croire qu’il leur soit permis de faire ce qu’ils voient faire à une infinité d’autres contre les défenses des Canons : mais ce relâchement général doit même les porter à croire qu’il leur est encore moins permis de s’éloigner de la règle, parce que tout le monde s’en éloigne, et ils doivent avoir souvent dans la bouche, et toujours dans le cœur ces paroles de David : J’ai aimé votre loi, c’est pourquoi j’ai regardé tous les pécheurs comme des prévaricateurs.

2° On doit dire des abus cachés la même chose que des abus récents. Si des abus ne sont pas connus de l’Église. S’ils n’ont été déclarés que dans les tribunaux secrets des Confesseurs, si on ne les a jamais déféré à l’Église, on ne peut les regarder comme une coutume capable d’abroger la loi, ni comme un usage que l’Église tolère. Car elle ne prend point connaissance de ces désordres secrets. Elle croit que c’est assez de punir ceux qui sont publics. Elle a prescrit aux Confesseurs dans les Canons des règles qu’ils doivent suivre dans l’exercice de leur ministère. Son intention est qu’ils les suivent toujours. S’ils y manquent il est vrai qu’elle n’en fait point de recherche, ne voulant point pénétrer dans un secret qui doit être inviolable, mais elle condamne en général tout ce que la lâcheté et la complaisance leur fait faire contre les règles. Et cela suffit pour que ses lois et les décrets qu’elle a faits contre ces dérèglements secrets, conservent toute leur force, et qu’ils obligent toujours. Car la raison qu’apportent ceux qui veulent que les lois de l’Église s’abrogent par un usage contraire, n’est fondée que sur le consentement tacite qu’ils prétendent que l’Église donne à cet usage. Or il est visible que cette raison n’a aucun lieu à l’égard de ces abus secrets qu’elle ne connait point, et qu’elle n’approuve point.

3° Enfin quand des abus sont tels que l’autorité Ecclésiastique prête la main à ceux qui travaillent à les réformer, qu’elle les punit quand on les lui défère, il est encore évident qu’ils ne peuvent passer pour un usage qui abroge la loi, et que la loi, quoique violée par ces abus, conserve toujours toute sa force, et oblige toujours également.

Mais quand ces abus demeureraient impunis, on ne doit pas croire pour cela indifféremment qu’ils soient permis. Les Prêtres et les Ministres inférieurs peuvent s’en se rendre coupables tolérer bien des choses que les Évêques qui ont reçu de Dieu l’autorité pour gouverner l’Église ne peuvent souffrir sans se rendre criminels. C’est pourquoi Dieu demandera un grand compte à ceux qui gouvernent, s’ils ne s’appliquent, autant que la prudence le peut permettre, à rétablir la discipline Ecclésiastique ; et ce sera une mauvaise excuse devant Dieu pour les Évêques qui ont reçu de Jésus-Christ la plénitude de la puissance Ecclésiastique, et surtout pour le souverain Pontife, Qui a une autorité particulière dans toute l’Église, que de dire que les Canons étaient abolis par le non usage, puisque c’était à eux à empêcher qu’on ne les crut ainsi abolis. Rien ne pourra donc les mettre à couvert que la prudence chrétienne, qui oblige quelquefois à souffrir quelques dérèglements pour éviter un plus grand mal. Mais cela ne s’étend pas si loin que la plupart s’imaginent.

On peut voir par là qu’il n’y a rien de plus pernicieux que cette maxime qui veut que nous regardions les anciens Canons comme des lois entièrement abolies, c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà remarqué, a peu près comme les lois d’Athènes, et de Lacédémone qui n’obligent plus personne. Il n’y a rien, dis-je, de plus pernicieux que cette maxime, surtout quand elle est suivie par les Supérieurs, et par les Pasteurs de l’Église. Car ceux qui l’ont apprise des Jésuites, et qui se conduisent par leurs avis, n’ont point d’idée de la piété chrétienne, ni des devoirs de l’état Ecclésiastique. Ils ne pensent jamais ni à corriger les abus, ni à rétablir la discipline. Ils ne voient point de plaies, point de maladies dans l’Église. Les pratiques abusives, que le relâchement seul a introduites passent chez eux pour des lois qu’il faut respecter : et ils mettent au nombre des choses qui n’ont jamais été, les lois les plus saintes, que la négligence seule a fait oublier. L’Église toute accablée qu’elle est d’une infinité de maux et de calamités leur paraît plus heureuse et plus florissante qu’elle n’a jamais été. Ils ne trouvent rien de terrible, rien de difficile dans la charge pastorale. Ils croient n’avoir rien à faire qu’à vivre tranquillement selon les maximes du siècle, qu’à enrichir leur famille, qu’à jouir dans une molle oisiveté des dignités, des richesses et des autres commodités que l’Église leur procure, et tout au plus à s’acquitter de certains devoirs extérieurs de religion : ce qu’ils regardent même comme une œuvre de surérogation, et un surcroit de mérite. Ils vivent de la sorte sans inquiétude, sans scrupule, sans aucun remords de conscience, et meurent dans une égale sécurité, assurés de leur salut sur la parole des Jésuites. Plut à Dieu que ce fut aussi sur les promesses de l’Évangile. Voilà l’image de la piété qu’on apprend dans l’École des Jésuites.

 

Sur la VI Lettre

Section seconde.

 

Combien les nouveaux Casuistes s’éloignent des règles précédentes.

 

I

Premier exemple tiré de Suarez qui autorise l’avarice des Ecclésiastiques

qui briguent les plus riches bénéfices.

Après les règles que nous venons d’établir, il est facile de juger combien les Casuistes abusent de cette maxime générale, Que les lois s’abrogent par le non usage, en s’en servant comme ils font pour renverser la discipline Ecclésiastique. Ils veulent premièrement que des lois qui ne peuvent jamais s’abroger entièrement parce qu’elles sont fondées sur le droit divin, soient néanmoins entièrement abrogées. Ils veulent que des lois établies presque de nos jours par les décrets des Papes, et par les derniers Conciles, conformes au droit naturel, et pratiquées partout ce qu’il y a de gens de bien, aient cessé d’être en usage, et qu’elles soient par conséquent abolies. Ils s’imaginent enfin que tout l’esprit de la religion est tellement changé avec la discipline extérieure, que ce qui était autrefois saint et salutaire, soit devenu nuisible, et indigne de notre Religion. Voilà en général qu’elles sont les fautes que les Casuistes font en cette matière : mais il est bon de les faire davantage connaître par quelques exemples.

Il est constant qu’il y a peu d’abus que l’Église ait réprimé autrefois avec plus de soin que l’avarice et la légèreté de ceux d’entre les Ministres qui changeaient d’Église. Un grand nombre de Conciles, et surtout le Concile de Nicée, le Concile de Sardique, le IV de Cartage, celui de Calcédoine, le Pape Hilaire, le III Concile de Tours, celui de Meaux, et plusieurs autres ont fait des Canons très sévères contre cet abus. Il n’est pas moins constant que quoi qu’on ait quelquefois permis ces translations pour une plus grande utilité de l’Église, on ne peut jamais néanmoins les permettre pour satisfaire la cupidité et l’avarice. Car il est défendu par la loi naturelle, comme l’enseigne S. Thomas, d’avoir d’autre vue en s’engageant dans le ministère Ecclésiastique que l’utilité de l’Église et la gloire de Jésus-Christ. Il ne faut pas, dit l’Apôtre, chercher ses propres intérêts, mais ceux de Jésus-Christ. Ce qui exclut toute recherche des commodités temporelles, et des autres avantages qu’on peut trouver dans l’Église. Or s’il n’est pas permis d’entrer dans un emploi Ecclésiastique en vue de quelque intérêt, il n’est pas non plus permis de quitter par ce motif un emploi où l’on est entré, et de passer à un autre seulement, ; parce qu’il est d’un revenu plus considérable.

Que peut-on donc penser de Suarez, ce maître de l’Univers, ainsi que l’appellent les Jésuites, qui a la témérité d’enseigner le contraire, et de fomenter l’ambition et l’avarice sordide des Prêtres par cette étrange décision. Il semble, dit-il, en ayant égard à la loi que les Pasteurs inférieurs, et les Curés soient dans un état immuable. Si néanmoins on a égard à l’usage commun qui leur permet de changer plus facilement, et de prendre par conséquent ces sortes de bénéfices, non dans l’intention d’y demeurer toujours, mais dans le dessein de passer à de plus gros, ou de s’en défaire en se procurant par la quelque avantage, ou une simple pension sans charge d’âmes, ayant dis-je, égard à cet usage, on peut dire probablement qu’ils n’embrassent pas un état, mais qu’ils prennent seulement un ministère pour le temps qu’ils le veulent exercer.

C’est ainsi que cet Auteur croit probable, c’est-à-dire, croit qu’on peut en sureté de conscience entrer dans les charges Ecclésiastiques, non seulement avec un esprit inconstant, mais encore par un motif sordide et intéressé. C’est ainsi qu’il corrompt dès sa source la vocation à l’état Ecclésiastique, d’où dépend toute la sainteté des ministres de l’Église. C’est ainsi qu’il remplit l’Église de mercenaires et de ces faux pasteurs dont parle le Prophète qui n’ont soin que de se nourrir eux-mêmes, et non de nourrir leur troupeau. Malheur, dit-il, aux Pasteurs d’Israël qui se repassaient eux-mêmes, et qui ne paissaient point mes brebis. Mais si ceux qui font ces choses sont dignes de mort ; ceux qui approuvent tous ceux qui les font, en enseignant une doctrine qui les autorise, ne sont pas moins criminels.

 

II

Second exemple tiré de Filiutius, et de Thomas Sanchez qui prétendent que la loi de l’Église, qui ordonne de n’absoudre les blasphémateurs qu’en leur imposant une rigoureuse pénitence, est maintenant abrogée par un usage contraire.

Je tire ce second exemple de Filiutius, tant parce que c’est dans le passage que je vais citer que se trouve ce que Montalte rapporte de ce Casuiste. Que les lois de l’Église perdent leur force quand on ne les observe plus, que parce que l’Apologiste ayant entrepris de justifier sur cela la doctrine de Filiutius, il est nécessaire de justifier la fidélité de Montalte.

Comme le blasphème est un des crimes les plus énormes qui attaque directement la Majesté de Dieu, et qui tient plus de la malice du diable que de la fragilité de l’homme, les lois divines et humaines l’ont toujours puni avec raison, soit dans l’ancien, soit dans le nouveau Testament pat des peines très rigoureuses. Et le Concile de Latran tenu sous Léon X pour abolir, ce sont ses termes, cette exécrable coutume de blasphémer, ordonna que quiconque serait coupable de ce crime n’en pourrait être absous dans le for de la conscience sans une pénitence très rigoureuse qu’un confesseur sévère et exact lui imposerait, selon qu’il le jugerait à propos.

Ce Concile n’établit point par ce décret un nouveau droit, il ne fit qu’appliquer au crime particulier du blasphème le droit divin qui oblige en général les Prêtres à imposer des satisfactions proportionnées à la grandeur des crimes. Aussi le grand saint Charles renouvela ce décret dans son premier Synode tenu à Milan. Et depuis il a paru si juste à plusieurs même d’entre les Casuistes, comme à Navarre, Lopez, Ledesma, qu’ils enseignent qu’il faut l’observer religieusement.

Qui croirait que les Jésuites qui ne peuvent douter de la grandeur de ce crime, qui n’ignorent pas combien l’Église le déteste, et qui voient les plus célèbres Casuistes suivre le décret du Concile de Latran, tenu presque de nos jours, dussent faire autre chose en cette rencontre, que de déplorer l’aveuglement de ceux qui ne l’observent pas, et d’exhorter les Prêtres à l’observer fidèlement à l’avenir, mais ils ont bien d’autres sentiments. Écoutons Sanchez.

Selon le décret ad adolendam du Concile de Latran sess. 9. Un Confesseur, dit-il, ne peut absoudre un blasphémateur qu’il ne lui impose une pénitence très rigoureuse, et telle qu’il le jugera à propos : car cela est défini expressément dans ce Concile, et Navarre, Lopez, Ledesma enseignent la même chose, Et vous Sanchez qu’enseignez-vous, et qu’enseignent vos Confrères ? Mais, continue-t-il, ce décret n’est point d’usage, et ainsi il n’oblige point aujourd’hui. C’est ce qu’enseignent Armilla v. Blasph. Emanuel Sa num. 2. Azor, Suarez tom. I de Relig. tract. 3. l. 1. c. 7. n. 2. tous Jésuites excepté Armilla.

Filiutius a suivi ces auteurs, et voici le passage dont il s’agit entre l’Apologiste et nous. Quant à ce que disent quelques-uns qu’on ne peut pas absoudre même dans le for de la conscience un blasphémateur sans lui imposer une rigoureuse pénitence, comme Navarre l’infère de l’exemple des peines que nous avons dit avoir été établies par le droit ancien et par les constitutions des Papes, cela serait vrai si ces peines étaient en usage, ou qu’elles n’eussent pas été abrogées. Mais ou elles n’ont jamais été en usage ou elles sont maintenant abrogées par un usage contraire.

Voilà sur quoi l’Apologiste se plaint qu’on a fait une accusation ridicule à Filiutius. Mais qui peut seulement entendre ce que nous venons de rapporter sans être pénétré avec Montalte de douleur et d’indignation. Tous les gens de bien gémissent de voir qu’à la honte de notre siècle, cette coutume abominable de profaner la sainteté de notre religion et d’insulter la Majesté de Dieu par des blasphèmes est venu aujourd’hui à un tel excès qu’il semble qu’elle ne peut pas aller plus loin : De sorte qu’il n’y a pas longtemps que toute l’Église de France crut devoir implorer solennellement l’autorité du Roi pour réprimer cette contagion. Dans cet état où trouver un remède plus présent à un si grand mal, que dans la fermeté des Prêtres ? Mais que font les Jésuites ? Eux qui devraient être les premiers à demander aux Rois, aux Évêques et aux souverains Pontifes de nouvelles ordonnances pour arrêter le cours de ce désordre, ils ne travaillent au contraire qu’à affaiblir et à anéantir s’ils le pouvaient les lois qui sont déjà faites, des lois qui ont encore toute leur force, et qui sont approuvées par des Casuistes mêmes, quoique d’ailleurs assez relâchés. Ils ne peuvent souffrir que les Confesseurs imposent aux blasphémateurs une pénitence qui ait quelque proportion à l’énormité d’un crime que les Magistrats croient à peine pouvoir punir autant qu’il le mérite. En vain les saints Pères ont-ils recommandé avec tant de soin aux Pasteurs de traiter les pécheurs avec une sévérité salutaire. En vain les Conciles ont-ils ordonné la même chose : En vain les Souverains Pontifes l’ont-ils ordonné en particulier à l’égard des blasphémateurs. Tout cela sera abrogé et n’aura plus la force d’obliger personne aussitôt qu’il plaira à quelque Casuiste de loisir d’écrire ces deux mots : mais ces décrets n’ont point été reçus par l’usage.

Je dis aussitôt qu’il plaira à quelque Casuiste de loisir. Car quelle autre raison que son bon plaisir Filiutius a-t-il eu de dire que ce Décret du Concile de Latran n’a point été reçu par l’usage ? Navarre et Ledesma n’ont-ils pas cru le contraire ? N’a-t-il pas été reçu par saint Charles et par toute l’Église de Milan ? Et peut-on douter qu’il n’y ait un grand nombre de bons Prêtres qui l’observent encore aujourd’hui ? Pourquoi donc les Jésuites assurent-ils si hardiment qu’il n’est pas reçu par l’usage ? C’est sans doute parce qu’ils ne l’observent plus, ou qu’ils ne l’ont jamais observé. La société étant composée de trente mille Jésuites, et entrainant avec elle comme un monde de gens qui sont attachés à ses intérêts et un grand nombre de Prêtres et de Religieux qui sont dévoués à ses volontés, elle n’a qu’à vouloir comme par une espèce de conjuration rejeter quelque loi de l’Église, pour se croire aussitôt en droit de mettre cette loi au nombre de celles qui sont abrogées par un usage contraire.

Si je demande donc à Filiutius, pourquoi il croit que le Canon du Concile de Latran est aboli. C’est me dira-t-il, parce qu’il n’est pas reçu par l’usage. Et si je lui demande encore pourquoi il n’est pas reçu par l’usage, il n’aura rien, à me répondre sinon que la Société répandue par toute la terre a jugé à propos en faveur des pécheurs, qu’on ne l’observât pas davantage, pour ne pas éloigner de leurs tribunaux par cette sévérité les Courtisans, et d’autres personnes de considération, qui ne regardent les blasphèmes et les parjures que comme des ornements du discours.

C’est pourquoi à juger de la suite parce que nous voyons, quelques efforts que fassent les Papes, les Évêques et les Rois pour rétablir la discipline ecclésiastique, ils ne gagneront rien. Car l’observation des Canons et des autres règlements, dépendant principalement des Confesseurs, s’il arrive que ces règlements déplaisent aux Jésuites, comme ils ne manqueront pas de leur déplaire, pour peu de sévérité qu’ils renferment, ils commenceront par ne les point observer en particulier dans leurs tribunaux secrets, et bientôt après ils se donneront la liberté de dire qu’ils sont abrogés par un usage contraire. Par cette Église dont parle Cellot, et qui a ôté, selon lui, la force aux Décrets des Conciles et des Papes, il ne faut donc entendre que l’Église Jésuitique, s’il est permis de se servir de ce terme, c’est-à-dire l’Église composée de la Société et de tous ses partisans.

On trouvera bon que j’ajoute ici en passant une histoire peu connue, et qui fera voir encore plus clairement avec quelle fausseté Filiutius avance que ce Décret n’est pas reçu par l’usage. Nous avons vu ci-dessus que Sanchez met Emmanuel Sa au nombre de ceux qui croient que le Décret du Concile de Latran est aboli. Cependant on trouve le contraire dans les dernières éditions de son livre, où on lit ces paroles. Le Concile de Latran a ordonné qu’un blasphémateur ne sera point absous sans une pénitence rigoureuse, qu’in Confesseur sévère et exact lui imposera selon qu’il le jugera à propos, à quoi est conforme ce que le Concile de Trente dit dans la sess. 14 ch.8 Sanchez est-il donc un faussaire ? Point du tout. Pourquoi donc ne trouve-t-on pas dans Emmanuel Sa les paroles qu’il cite ? Alegambe auteur du catalogue des Écrivains Jésuites va nous découvrir ce mystère. Il dit que le livre d’Emmanuel Sa fut corrigé par e Maître du Sacré palais, et qu’on y changea quelques endroits. Cela signifie dans le langage de la Société qui sait adoucir et déguiser ce qui ne lui fait pas honneur, que le maître du sacré Palais fit une censure sévère de ce livre dont il retrancha plus de quatre-vingt propositions, et en particulier celle dont parle Sanchez, et qu’on trouve en ces termes dans les anciennes éditions Le décret du Concile de Latran qui défend d’absoudre les blasphémateurs sans leur imposer une rigoureuse pénitence, n’est pas reçu par l’usage.

Cette histoire fait voir que ce Décret, comme nous l’avons dit, n’est point aboli parle non usage, et même qu’il ne le peut être entièrement étant fondé sur cette loi divine rapportée au Concile de Trente, qui a établi la pénitence comme un baptême laborieux, et a ordonné qu’on imposât aux pécheurs une pénitence proportionnée à la grandeur de leurs crimes.

 

Section troisième

Troisième exemple qui est celui que Montalte rapporte de Bauni, et à l’occasion duquel nous ferons voir quelle était l’ancienne discipline de l’Église à l’égard des Prêtres tombés dans le crime. Et comment on s’est relâché sur ce point de discipline.

 

I

Doctrine infâme de Bauni et de Mascarenhas Jésuites.

Nous n’examinerons dans ce troisième exemple que le passage de Bauni d’où Montalte prend occasion de rapporter l’opinion de Filiutius sur l’autorité des lois de l’Église dont nous venons de parler dans l’article précédent. Mais comme cet exemple renferme plusieurs choses qu’il est important de remarquer nous l’examinerons avec plus d’exactitude et avec plus d’étendue. Voici les paroles de Bauni. Un Prêtre peut-il sans péché véniel dire la Messe le même jour qu’il a commis des crimes infâmes : post habitam eo die copulam carnalem cum foeminâ, aut pollutionem volontariant, en s’en confessant auparavant ? Non dit Villabos : Mais Sanchez dit qu’oui, et je tiens son opinion sûre, et qu’elle doit être suivie dans la pratique.

Mascarenhas enseigne la même chose, et craignant que rien n’échappât à l’indulgence criminelle qu’il a pour les Prêtres, et pour les laïques impudiques, il assure que cela a lieu non seulement à l’égard de la fornication, mais généralement à l’égard de tous les autres crimes de cette nature dont il fait un détail honteux : Sed generatim, dit-il, in qualicumque pollutione mortaliter peccaminosâ, seu habita secum vel cum complice ; et hoc sive habeatur per fornicationem, sive per abulterium, sive peccatum contra naturam, seu quocunque alio modo. À quoi il ajoute. Et quoique le P. Vasquez croie qu’il y a eu autrefois quelque loi ou générale dans toute l’Église, ou particulière dans quelque Province, selon laquelle il est défendu à ceux qui se sont ainsi souillés d’approcher de la communion, au moins qu’après quelques heures, comme cela paraît par les passages que nous avons rapportés, on doit dire néanmoins que cela est présentement abrogé par la coutume commune de tout l’univers.

Il faut remarquer que Mascarenhas de même que Bauny parle ici tant des Prêtres que des laïques, et qu’il faut entendre des uns et des autres ce qu’il dit ; qu’il y a eu autrefois quelque loi qui ordonnait à ceux qui étaient coupables de ces crimes, de s’abstenir du sacrifice ou de la communion au moins pendant quelques heures ; mais que cette loi est abrogée par une coutume contraire.

Nous ne nous arrêterions point à réfuter, comme nous le ferons par les preuves que la tradition nous fournit, l’ignorance et l’impudence de gens qui sont capables de tels excès, s’il n’était que très important pour mieux comprendre toute la corruption de cette doctrine, de bien connaître qu’elle était autrefois sur cela la discipline de l’Église

 

II

Que les laïques étaient autrefois séparés de la Communion pendant un temps considérable pour les crimes, et surtout pour ceux d’impureté, et que les Prêtres et les Diacres étaient interdits pour toujours des fonctions de leur ministère.

Je n’ai pas dessein d’expliquer ici avec étendue qu’elle était l’ancienne discipline de l’Église à l’égard des laïques tombés dans le crime, cela ayant déjà été fait par l’auteur de la Fréquente Communion, qui a fait voir avec toute l’exactitude, et avec toute l’érudition possible dans la seconde partie de ce livre que la discipline constante de l’Église pendant près de douze siècles a été de séparer les pénitents de la communion à cause des péchés mortels, non pour quelques heures, comme se l’est ridiculement Mascarenhas, mais pour plusieurs années. Et c’est ce que le P. Morin a aussi fait voir fort au long dans son livre de la pénitence.

À l’égard des Prêtres que Bauni et Mascarenhas envoient des lieux de débauche à l’autel, je démontrerai qu’on n’avance jamais rien qui soit plus opposé à l’esprit de l’Église, à la dignité du Sacerdoce, et à la sainteté de nos mystères.

Pour mettre cette vérité dans son jour, il est nécessaire premièrement de rapporter avec quelque étendue qu’elles ont les lois anciennes de l’Église à l’égard des Prêtres tombés dans le crime ; ensuite d’examiner en quoi, et comment on a dérogé à ces lois dans ces derniers siècles ; et enfin de montrer que ce qui en reste encore ne peut être entièrement détruit et abrogé.

On peut donc premièrement établir en général comme une maxime constante, que selon l’ancien droit qui a été observé dans l’Église pendant plusieurs siècles, les Prêtres et les Diacres qui étaient tombés dans quelque crime, et particulièrement dans celui de l’impureté étaient déposés pour toujours de leur ordre.

Je ne nie pas cependant qu’on ne se soit quelquefois un peu relâché de la sévérité de cette discipline en considération de quelque grand avantage que l’Église en retirait ou pour éteindre quelque schisme qui la disait. Car dans ces rencontres, dit saint Augustin, où il s’agit non seulement d’assurer le salut de quelques particuliers, mais de tirer des peuples entiers de la mort, la charité veut qu’on relâche quelque chose de la sévérité de la discipline pour remédier à de plus grands maux. C’était pour cette raison que les Évêques et les Prêtres Donatistes qui revenaient à l’Église n’étaient pas privés de leur dignité après avoir fait pénitence de leur schisme. Ce qu’on ne souffrirait pas, ajoute saint Augustin, parce qu’en effet il faut avouer qu’on ne le devrait pas souffrir, si la plaie que l’on fait à la discipline de l’Église n’était en quelque sorte compensée par le rétablissement de la paix.

Mais hors ces exceptions qui confirment la règle plutôt qu’elles ne l’affaiblissent, il est aisé de faire voir que selon les Canons de l’Église, les Prêtres tombés dans le crime étaient exclus du ministère de l’Autel sans aucune espérance de rétablissement.

Nous avons une preuve dans saint Basile à l’égard des premiers siècles. Il n’y a point de doute, dit-il, que les Diacres qui depuis leur Diaconat sont tombés dans la fornication, ne soient déposés : et c’est par cette raison qu’après qu’ils ont donné des marques d’une véritable conversation, on les admet plus facilement à la communion laïque, afin de ne les pas punir deux fois pour le même crime, parce qu’ils ne sont jamais rétablis dans le rang qu’ils tenaient avant leur chute.

Les Conciles et les Pères nous fournissent une infinité de preuves de la même discipline à l’égard des siècles suivants.

Le second Concile d’Orléans tenu en 533 l’établit dans la huitième Canon. Si un Diacre, dit-il, ayant été pris captif s’est marié, il faut quand il sera de retour l’exclure entièrement de son ministère, et il doit se contenter d’être admis à la communion laïque après qu’il aura fait une satisfaction proportionnée à la faute que sa légèreté lui a fait commettre.

Le Pape Jean II parle encore plus fortement dans sa première lettre à Cesaire Évêque d’Arles au sujet de Contumeliosus Évêque de Riez qui était tombé dans la fornication. Nous avons bien de la douleur, dit-il, de perdre cet Évêque : mais il est nécessaire d’observer la sévérité des Canons : c’est pourquoi de notre autorité nous le privons de la dignité Épiscopale. Car il n’est pas juste qu’un homme souillé de crimes soit employé aux sacrés Ministères. Mais ayez soin de l’envoyer dans un Monastère où se souvenant toujours de ses péchés, il ne cesse point de répandre des larmes de pénitence, afin de mériter par là d’obtenir que notre Seigneur Jésus-Christ, dont la compassion s’étend sur tous les hommes, lui fasse miséricorde.

Cesaire Évêque d’Arles rend lui-même témoignage de cette discipline dans cette même affaire de Contumeliosus. Car après avoir rapporté une suite de divers Canons que le Pape Jean lui avait envoyés, et dont les titres seuls font voir, dit-il, Que les Clercs ne peuvent pas être rétablis dans leur dignité, après être tombés dans des péchés capitaux. Il est manifestement constant, ajoute-t-il, selon ce que paraissent contenir les titres que le Pape Jean m’a envoyés, selon le sentiment des 318 Évêques, et les Canons de l’Église de France, que les Clercs surpris en adultère, qui confessent eux-mêmes qu’ils y sont tombés, ou qui en sont convaincus par d’autres, ne peuvent rentrer dans leur dignité. Il faut donc, ou qu’ils se soumettent volontairement à ces règles, ou s’ils ne le veulent pas, qu’ils reconnaissaient qu’ils combattent la pratique de toute l’Église. Qu’elle est donc cette douceur ennemie de la justice qui flatte les pécheurs, et qui au lieu de guérir leurs plaies, les réserve pour la rigueur des jugements de Dieu ?

Enfin saint Grégoire le Grand qui vivait peu de temps après, témoigne la même chose dans plusieurs de ses lettres, et de la manière du monde la plus expresse. Nous avons appris, dit-il, qu’on veut rétablir dans les fonctions de leur ministère des Ecclésiastiques qui en sont déchus ; soit après qu’ils ont fait pénitence, soit même avant qu’ils l’aient faite. Nous défendons qu’on les rétablisse en aucune manière. Et en cela nous ne faisons que suivre les sacrés Canons qui le défendent comme nous. Que celui donc qui sera tombé dans un péché d’impureté depuis son Ordination, soit tellement exclus des saints Ordres, qu’il ne s’approche jamais de l’Autel pour en faire aucune fonction.

Et dans une autre lettre. Pour répondre, dit-il, aux consultations de votre fraternité, nous jugeons que ce Diacre Abbé de Porto-Vénère que vous me mandez être tombé dans le crime, ne doit et ne peut être en aucune manière rétabli dans sa dignité. Et à l’égard des Sous-diacres qui sont coupables de la même faute, il faut les déposer sans leur laisser aucune espérance d’être rétablis, et qu’ils reçoivent la communion au rang des Laïques.

Et dans la lettre suivante. Si on accordait, dit-il, à ceux qui sont tombés, la liberté de rentrer dans leurs dignités, on détruirait entièrement la vigueur de la discipline canonique, parce que l’espérance d’être rétabli ferait qu’il y en aurait plusieurs qui n’appréhenderaient plus de concevoir des désirs criminels, et de faire le mal. Vous me demandez, mon cher frère, si Amandinus qui a été déposé par votre prédécesseur comme sa faute le méritait, doit être rétabli dans la dignité de Prêtre et d’Abbé qu’il avait auparavant. Nous vous répondons que cela n’est point permis, et ne se peut faire en aucune manière. Si néanmoins sa conversion est sincère, vous pouvez en le tenant toujours privé comme il est de toutes les fonctions de son ministère, lui donner si vous le jugez à propos, la première place dans le Monastère avant les autres. Mais prenez bien garde sur toutes choses que la recommandation de qui que ce soit ne vous oblige jamais à rétablir dans le Ministère sacré ceux qui en sont déchus, de peur qu’on ne s’imagine que cette exclusion est plutôt un délai qu’une peine déterminée par les Canons.

Il ordonne la même chose dans la même lettre touchant trois Diacres qui étaient tombés dans le crime. Et encore dans le livre sixième lettre 39. Puisqu’il n’y a point de raisons, dit-il, qui puisse permettre qu’on rétablisse dans son ministère celui qui en est déchu par le crime, votre fraternité doit ordonner un Évêque à la place de celui qui est tombé. Il fait la même réponse au sujet d’un Prêtre livre 7 lettre 25.

 

III

Que le passage prétendu de S. Grégoire qui est contraire à tous ces décrets,

a été ajouté par un faussaire.

Après tant de passages si formels, on ne doit avoir aucun égard à la vaine objection que quelques-uns tirent de la lettre à Secundinus, comme si ce grand Pape y avait enseigné autre chose en répondant à la demande que Secundinus lui avait faite de lui marquer des autorités touchant les fonctions Sacerdotales, qui fissent voir qu’on pouvait se relever après être tombé. Ut sibi de sacerdotali officio post lapsum resurgendi autoritares scriberet. Car il y a déjà longtemps que tous les savants ont reconnus que tout cet endroit a été ajouté dans la lettre de saint Grégoire par quelque faussaire. Le Père Morin l’a remarqué dans son livre de la pénitence, où il soutient aussi avec raison, que la lettre à Massanus attribuée à saint Isidore est supposée.

Mais à l’égard de ce que nous venons de dire de la lettre à Secundinus, cela est justifié par huit anciens manuscrits d’Angleterre, rapportés par Jammes, et par un ancien manuscrit du registre, ou des lettres de saint Grégoire que l’on conserve dans l’Abbaye de Clairvaux, ou ce passage ne se trouve point. Mais quand nous n’aurions point ces preuves, l’imposture est si grossière qu’on n’a aucune peine à la reconnaître.

Car I° si l’on considère le style, qui a jamais parlé de la sorte ? Tua sanctitas hoc a nobis requisivit, ut sibi de sacerdotali officio post lansum resurgendi autoritates scriberemus ? Ce que j’ai tâché de rendre par ces paroles françaises, où j’ai pu à peine conserver toute l’obscurité du latin. Votre Sainteté a demandé que nous lui marquassions des autorités touchant les fonctions Sacerdotales qui fissent voir qu’on peut se relever après être tombé. Votre Sainteté dit, c’est la suite de l’addition, qu’elle a lu sur cela des Canons tout opposés, et qu’elle a trouvé des décisions contraires les unes pour qu’on puisse se relever, les autres pour que cela ne se puisse jamais. Se dicit de hoc Canones diversos legisse et diversas sententias invenisse, alias resurgendi, alias nequaqum posse. Mais il n’y a point de sens dans la réponse que cet imposteur fait faire à S. Grégoire. La voici. C’est pourquoi nous respectons les saints Conciles généraux, à commencer par celui de Nicée, et celui-ci avec les quatre autres, parce que les autres qui le suivent s’accordent unanimement dans tous les sentiments Canoniques. Ideo sanctas nos generales Synodos a Nicena incipientes hanc cum reliquis quatuor veneramur : quia ipsam sequentes, coetera in cunctis Canonicis sententiis unanimiter concordant. Le reste n’est pas moins important.

2° Dans cette addition on fait décider expressément à saint Grégoire, que les Prêtres tombés dans le crime doivent être rétablis dans leur ministère après avoir fait une satisfaction proportionnée à leur crime. Or qui peut croire que saint Grégoire, qui comme nous avons vu, a décidé au contraire dans une infinité d’endroits, qu’on ne peut, et que l’on ne doit pour aucune raison rétablir dans leur dignité les Prêtres qui seront tombés ; qui a employé tant de fois et avec tant de sévérité toute l’autorité du Siège Apostolique pour empêcher que les Prêtres qui étaient tombés dans le crime ne fussent rétablis dans les fonctions de leur ministère, soit devant, soit après leur pénitence, parce que cela n’est point permis, et ne se peut faire en aucune manière : qui a défini si positivement que les Sacrés Canons l’ont défendu : qui peut croire dis-je, qu’un si grand et un si saint Pape après avoir lui-même interdit pour toujours des Ordres sacrés, suivant la discipline de ces Canons, des Évêques, des Prêtres, des Diacres, des Sous-diacres, tombés dans le crime, ait eu assez de légèreté pour révoquer lui-même ses propres décrets en écrivant à un Moine reclus, que ces sortes de choses ne regardaient point du tout, et que s’oubliant soi-même, il ait pu, pour d’aussi mauvaises raisons que celles e cette addition, ruiner une discipline aussi universellement que celle-là l’était de son temps ; une discipline qui lui était si connue et qu’il avait soutenue lui-même avec tant de force ?

3° Quoi de plus indigne de saint Grégoire que la raison qu’apporte l’Auteur de cette addition pour prouver qu’on doit rétablir dans leur dignité les Prêtres tombés dans le crime de l’impureté. C’est, dit-il, qu’on en trouve peu qui en soient exempts. Saint Grégoire avait-il donc si mauvaise opinion des Prêtres de son temps ? Et ces paroles peuvent-elles être celles d’un Pape qui avait prononcé d’une manière si claire et si décisive qu’il fallait punir ces sortes de crimes par une déposition perpétuelle et irrévocable. Que celui, dit-il, qui sera tombé dans des péchés d’impureté depuis son Ordination, soit tellement exclus des saints Ordres, qu’il ne s’approche jamais de l’Autel pour en faire aucune fonction.

4° On feint que Secundinus avait demandé à saint Grégoire la conciliation des Canons qui avaient faits des règlements différents sur le rétablissement des Prêtres après leur chute. Cependant ce faux Grégoire ne répond point à cela, et sans faire aucune mention des Canons il décide indifféremment que l’on doit rétablir les Prêtres dans leur dignité après qu’ils ont fait pénitence. Je veux bien néanmoins que saint Grégoire n’ait point eu d’égard aux Constitutions, des autres (ce qu’on ne croira jamais d’un Pape qui avait tant de zèle pour la discipline Ecclésiastique, et pour l’observation des Canons ;) mais comment aurait-il pu ne point se souvenir que non seulement il avait ordonné le contraire une infinité de fois ; mais qu’il avait regardé cela comme une chose entièrement décidée et hors de doute ? Quel est l’homme de bon sens, qui dans une lettre aussi longue que celle à Secundinus, n’expliquerait pas au moins en peu de mots comment les Décrets qu’il fallait sur le rétablissement des Prêtres tombés, pouvaient se concilier avec les Décrets contraires qu’il avait fait auparavant, et qu’il avait appuyés sur cette raison décisive quoi suffit seule pour faire connaître l’imposture. Si on accordait, disait-il, à ceux qui sont tombés la liberté de rentrer dans leurs dignités, on détruirait entièrement la rigueur de la discipline canonique, parce que l’espérance d’être rétabli ferait qu’il y en aurait plusieurs qui n’appréhenderaient plus de concevoir des désirs criminels de faire le mal.

Enfin une dernière marque très certaine de cette supposition, c’est la réponse que le saint Pape Martin I fit cinquante ans après à saint Amand Évêque d’Utrecht au sujet des Prêtres et des Diacres qui s’étaient souillés par le crime depuis leur ordination. N’ayez aucune indulgence, dit-il, pour ceux qui seront tombés dans ces crimes. Ce serait détruire les Canons. Car celui qui sera tombé une fois depuis son ordination, doit demeurer déposé pour toujours, et ne peut jamais être rétabli dans aucun degré du sacerdoce : Qu’il se contente donc de passer les reste de sa vie dans la pénitence, dans les larmes, et dans les gémissements continuels, afin que par la grâce du Seigneur il puisse effacer le crime qu’il a commis. Si nous demandons des hommes purs, saints, et irréprochables pour les faire entrer dans les ordres, à combien plus forte raison devons-nous empêcher que ceux qui sont tombés dans le crime depuis leur ordination, et qui sont devenus des prévaricateurs, ne touchent avec des mains impures et souillées le mystère de notre réconciliation. Que ces Prêtres demeurent donc déposés pour toute leur vie suivant la discipline établie par les sacrés Canons ; afin que celui qui sonde le fond des cœurs, et qui ne se réjouit point de la perte de ses brebis, connaissant la sincérité de leur pénitence leur fasse miséricorde au jour terrible du jugement.

Si saint Grégoire avait véritablement ordonné comme on le voit dans cette lettre à Secundinus, que les Prêtres tombés dans le crime seraient rétablis dans leur dignité après leur pénitence, est-il vraisemblable que Martin I, eut pu ignorer ce règlement, et s’il lui avait été connu, comment eut-il pu dire si affirmativement que ces prêtres devaient demeurer déposés pour toute leur vie suivant la discipline établie par les sacrés Canons, pendant que tout le monde avait entre les mains une lettre de saint Grégoire qui établissait une discipline toute contraire.

 

IV

Qu’il y a de l’apparence qu’Isidorus Mercator célèbre imposteur

est l’auteur de cette addition.

On ne peut douter après les preuves que je viens de rapporter, que cette addition ne soit certainement l’ouvrage d’un faussaire. Si on demande maintenant quel est ce faussaire ? Je crois qu’il n’y a personne qu’on en puisse accuser avec plus de vraisemblable que cet Isidorus Mercator qui s’est rendu si célèbre par de semblables impostures, et qui dans le huitième siècle débita tant de fausses Décrétales sous le nom des premiers Papes.

I° Le style barbare de cette addition ressemble tout à fait à celui de cet Isidorus, dans les fausses pièces duquel on encontre souvent des solécismes.

En second lieu non seulement il est constant en général que cet Auteur a pris à tâche de supposer de pareilles faussetés à plusieurs Papes ; mais on voit en particulier que dans la lettre qu’il attribue au Pape saint Calixte, il s’efforce d’établir la même discipline que dans cette lettre à Secundinus, qu’il emploie les mêmes raisons et les mêmes témoignages de l’Écriture, dont il abuse, et qu’il se sert même quelquefois des mêmes termes pour prouver, qu’on doit croire comme une chose indubitable, que les Prêtres du Seigneur aussi bien que le reste des fidèles, peuvent après avoir fait une pénitence proportionnée à leurs crimes, rentrer dans le rang d’honneur qu’ils avaient auparavant ; Et qu’avoir d’autres sentiments c’est non seulement être dans l’erreur, mais combattre même le pouvoir des clefs qui a été accordé à l’Église.

Or il est au moins probable qu’un homme qui sous le faux nom de saint Calixte a été assez hardi pour taxer d’erreur les Auteurs des saints Canons qui ôtent aux Prêtres tombés toute espérance d’être rétablis dans leur ministère, ne se sera pas fait un scrupule d’avancer la même chose sous le nom de saint Grégoire. Ces deux fourberies sont si semblables qu’on ne peut douter qu’elles ne viennent du même Auteur.

Enfin le temps auquel cette addition paraît avoir été faite favorise cette conjecture. Car je ne crois pas qu’on trouve l’Auteur plus ancien qu’Hincmar, qui en fasse mention. Or tous les savants conviennent que ce fut vers ce temps-là que parurent les fausses Décrétales d’Isidore. À quoi on peut ajouter qu’Hincmar cite en même temps la lettre de saint Calixte, et la fausse addition de celle de saint Grégoire à Secundinus. Car voici comme il parle. Saint Grégoire, dit-il, ayant été consulté sur la conduite qu’on devait tenir à l’égard des Prêtres qui étaient tombés dans quelque crime depuis leur ordination, mais dont les crimes n’étaient pas connus, il fait la même réponse que saint Calixte son prédécesseur. Nous suivrons, dit-il, les anciens Pères etc. Paroles que l’on ne trouve point ailleurs dans S. Grégoire que dans cette lettre à Secundinus.

De tout cela je conclus que puisqu’il est constant, comme tous les savants le reconnaissent aujourd’hui, que cette lettre qui porte le nom de saint Calixte, est de cet Isidore, on ne peut presque pas douter que l’addition de la lettre à Secundinus qui est du même style, et qui autorise le même relâchement, ne soit aussi de cet imposteur.

Nous avons encore une lettre sur le même sujet sous le nom de saint Isidore de Séville à l’Évêque Massanus. Mais j’ai déjà remarqué que cette lettre était supposée, comme tous les savants en conviennent, étant tout à fait indigne de l’érudition de ce Saint, et évidemment opposée à la doctrine qu’il a constamment enseignée. On peut voir sur cela sa lettre à Helladius, et son second livre de officiis ecclesiasticis.

 

V

Que les fausses lettres de saint Calixte, de saint Grégoire, et de saint Isidore de Séville ont été cause du relâchement de l’ancienne discipline à l’égard des Ministres de l’Église tombés dans le crime.

Nous venons de démontrer que l’ancienne discipline de l’Église ne permettait pas que ceux de ses Ministres, qui étaient tombés dans quelque crime depuis leur ordination, fussent jamais rétablis dans leur dignité, et que c’est un imposteur, qui, sous le nom de saint Calixte et de saint Grégoire, a commencé le premier à ruiner une discipline si sainte, et établie par tant de Canons, ou plutôt qui l’a entièrement renversée, car j’espère faire voir ici que c’est cette imposture qui a été la principale source du relâchement qui s’est introduit sur ce point dans l’Église.

Les premiers qui virent ces fausses lettres avec les noms vénérables des Papes Calixte et Grégoire, et d’Isidore de Séville ne s’étant pas aperçus de la supposition, n’osèrent les rejeter, ni s’opposer à une si grande autorité. Ainsi ils furent contraints pour ne pas détruire ce qu’ils croyaient faussement que ces Saints avaient ordonné sur le rétablissement des Prêtres, de donner atteinte aux Canons par des distinctions inconnues jusqu’alors, et auxquelles ils n’eurent recours que pour concilier en quelque façon les Canons avec ces lettres. Car si on examine avec soin tout ce qu’on a écrit depuis le huitième siècle en faveur du rétablissement des Prêtres, on verra qu’il n’est fondé que sur l’autorité de ces fausses lettres de saint Calixte, de saint Grégoire, et de saint Isidore. C’est ce qu’il ne sera pas inutile de montrer par quelques exemples des auteurs les plus illustres.

Hincmar Archevêque de Reims dans l’endroit que j’ai déjà cité n’appuie que sur ces lettres l’indulgence qu’il veut qu’on ait pour les Ecclésiastiques dont les crimes n’étaient pas connus. D’abord il réfute fortement ceux qui disaient qu’on ne devait point déposer un Prêtre ou un Diacre, qui confessait lui-même qu’il était tombé dans le crime, ou qui en était convaincu ; mais qu’on devait seulement l’interdire pour un temps, sous prétexte que ces Prêtres pouvaient faire pénitence comme les laïques. Que ceux qui sont dans ces sentiments voient, dit Hincmar, comment ils se tireront du danger ou ils se précipitent en élevant leur voix contre le Ciel, et en parlant contre les sacrés Canons, qui, comme dit saint Léon, sont faits par l’esprit de Dieu, et consacrés par le respect de toute la terre, et qui suivant la doctrine des Apôtres déclarent que ceux qu’on aura découverts être tombés dans le crime, ne doivent point être élevés à la Cléricature, ni y demeurer s’ils y sont, ni être rétablis s’ils en ont été déposés. C’est ce qu’il prouve par plusieurs passages des Papes Léon, Hilaire, Gélase, et Grégoire, et de saint Augustin, dans lesquels il ne parait pas le moindre vestige de la distinction que les modernes mettent entre les crimes connus et les crimes secrets.

Cependant Hincmar au lieu de conclure qu’indifféremment tous les Prêtres tombés dans quelque crime devaient être déposés pour toujours, il veut que cette discipline ait lieu seulement à l’égard des crimes connus, afin, comme il le témoigne lui-même, d’observer, au moins à l’égard des crimes secrets, ce qu’il croyait que saint Calixte et saint Grégoire avaient ordonné touchant le rétablissement des Prêtres tombés. Pour ceux, ajoute-t-il, qui sont tombés dans quelque crime depuis leur ordination, mais dont les crimes ne sont pas connus, nous les laissons au jugement de Dieu, à la miséricorde duquel nous ne pouvons, comme dit saint Léon, ni mettre des bornes, ni prescrire de temps… Et saint Grégoire, poursuit-il, ayant été consulté sur la conduite qu’on devait tenir à l’égard de ces Prêtres qui étaient tombés depuis leur ordination dans ces crimes secrets, il fit la même réponse que S. Calixte son prédécesseur. Nous suivrons, dit-il, les anciens Pères etc. Paroles qui sont tirées de la lettre à Secundinus.

Appuyé sur cette seule autorité, il continue ainsi. Nous conformant donc à la discipline de l’Église Catholique et Apostolique, nous observons la sévérité des sacrés Canons à l’égard des Prêtres dont les crimes sont connus : et à l’égard des autres qui sont tombés, mais dont les crimes ne sont pas connus, et qui en gémissent de tout leur cœur, nous espérons avec la même Église Catholique, que Dieu qui est tout puissant et tout plein de bonté les leur pardonnera… De cette manière le saint Siège ne se contredit point. Il ordonne selon les sacrés Canons de déposer les Prêtres tombés, et dont les crimes sont connus, soit qu’ils les aient confessés eux-mêmes, ou qu’ils en aient été convaincus. Et pour ceux qui ne se sont point accusés publiquement, ou qui n’ont point été convaincus légitimement, et selon les formes juridiques, il ne permet pas qu’on les condamne, et qu’on les dépose.

Mais sur quelles autorités le saint Siège ne le permet-il pas ? Hincmar comme on le vient de voir, n’en apporte point d’autre que celle du faux Calixte, et du faux Grégoire, qui au reste ne disent point ce qu’il veut qu’ils aient dit. Car ils établissent généralement, et pour toutes sortes de crimes sans faire aucune distinction entre les crimes secrets, et les crimes connus, qu’on doit seulement interdire pour un temps les Prêtres qui sont tombés dans quelque crime contre la chasteté, et non pas les déposer : ce qu’ils confirment par l’exemple de saint Pierre, dont on ne peut dire que le crime ait été un crime secret. Ce qui fait voir qu’on ne doit avoir aucun égard à ces décrets, et que le saint Siège se serait en effet contredit, s’il fallait lui attribuer ce que cet imposteur attribue à saint Calixte, et à saint Grégoire.

Saint Anselme Évêque de Cautorbery, trompé par ces mêmes décrétales soutient dans sa soixante-sixième lettre à l’Abbé Guillaume, que l’on ne doit pas interdire pour toujours de toutes les fonctions de leur Ordre des Prêtres tombés dans le crime depuis leur ordination, et qui volontairement, et par une humilité sincère s’en accusent eux-mêmes secrètement à ceux à qui ils doivent s’en confesser, pourvu qu’ils tâchent d’apaiser la colère de Dieu par le sacrifice d’un esprit abattu, et d’un cœur contrit et humilié, et qu’ils fassent tout leur possible pour s’avancer dans la vertu… Il y en a la vérité, ajoute-t-il, qui ne veulent pas entrer dans ce sentiment qui permet de rétablir les Prêtres dans leur ministère après leur chute, quelque raison qu’on apporte pour prouver qu’on en dot user ainsi, à moins qu’on ne le prouve aussi par l’autorité, c’est-à-dire, par le témoignage des divines Écritures. Mais que ceux-là lisent la lettre de saint Calixte Pape, adressée à tous les Évêques de France, et celle de S. Grégoire à Secundinus Moine reclus. Je ne doute point qu’ils ne soient tellement satisfaits des raisons solides sur lesquelles ces deux Papes qui se sont presque suivis l’un l’autre appuient ce sentiment, qu’ils n’auront plus besoin de chercher ailleurs d’autres preuves.

Saint Anselme qui avait un attachement particulier pour le S. Siège, ne pouvait pas témoigner moins de respect pour ces lettres, dans la persuasion où il était qu’elles étaient véritablement des saints Pontifes, dont elles portaient le nom : Mais s’il se fut aperçu de la supposition, il aurait sans doute parlé tout autrement. Car ces raisons qui dans l’erreur où il était, lui paraissaient solides, et tirées de l’Écriture sainte, ne sont en effet rien moins que cela. Ou elles prouvent trop, ou elles ne prouvent rien du tout. Elles regardent également, et les crimes connus, et les crimes secrets, ainsi que le Père Morin l’a remarqué dans le livre que j’ai cité. Si donc on, en doit conclure que les Prêtres tombés seulement dans des crimes secrets doivent être rétablis dans leur ministère après avoir accompli leur pénitence, on en doit aussi conclure qu’il faut avait la même indulgence pour eux-mêmes qui sont tombés dans des crimes connus, particulièrement quand on peut éviter le scandale en les envoyant dans d’autres Églises. Cependant saint Grégoire défend absolument qu’on les rétablisse pour quelque raison que ce soit, et saint Anselme le reconnaît au même endroit. Mais parce que, dit-il, le même saint Grégoire défend expressément dans quelques autres de ses lettres qu’on rétablisse les Prêtres tombés dans le crime, il faut, afin qu’il ne se contredise pas lui-même, entendre cette défense de ceux qui sont tombés dans des crimes connus, et non de ceux dont les crimes sont secrets, qui après une digne pénitence doivent être rétablis.

Cela paraît encore plus clairement par les collections des Canons anciens et modernes, comme celles de Burchard, d’Ives, de Gratien, d’Antoine Augustin etc. Car ces Auteurs y rassemblent d’un côté un grand nombre de passages clairs, et très authentiques des Papes, des Conciles, et des Pères, suivant lesquels on doit priver pour toujours des fonctions du Sacerdoce les Prêtres tombés dans le crime, et ils n’opposent d’un autre côté à toutes ces autorités que ces lettres supposées de saint Calixte aux Évêques de France, de S. Grégoire à Secundinus, et de saint Isidore à Massanus, qui les obligent d’avoir recours à diverses distinctions, et principalement à celles des crimes connus, et des crimes secrets. Voyez Burchard, Ives, Gratien, et Antoine Augustin.

Il s’ensuit de ces exemples que ce n’est pas sans fondement que le savant Père Morin a remarqué que pendant plus de mille ans on n’a point rétabli dans leurs dignités les Prêtres qui étaient tombés dans des crimes contre la chasteté, soit que leur désordre fut secret, soit qu’il fut connu. Seulement s’est-il trompé en voulant que cette discipline se soit maintenue un peu plus longtemps qu’elle n’a fait. Car nous avons vu qu’elle n’a subsisté que jusqu’au neuvième siècle.

 

VI

Que selon même la discipline présente de l’Église la doctrine de Bauni et de

Mascarenhas est toujours très corrompue.

J’ai fait voir jusqu’ici, et si je ne me trompe par des preuves invincibles, que la véritable discipline de l’Église établie par une infinité de Canons, et observée religieusement pendant plus de huit siècles, était de priver pour toujours des fonctions du Sacerdoce les Prêtres qui avaient commis quelque crime, et surtout des crimes d’impureté, et de se contenter après qu’ils avaient fait pénitence de les admettre à la communion avec les laïques.

J’ai fait voir ensuite qu’on s’est relâché de cette sainte sévérité, non par aucune loi que l’Église ait faite, mais plutôt par une coutume qui s’est introduite contre son esprit, et à laquelle les plus grands hommes de l’Église, trompés par de fausses Décrétales, ne se sont peut-être pas opposé aussi fortement qu’ils l’auraient dû, dans la crainte qu’ils avaient de combattre les sentiments de deux grands Papes.

Mais on a pu remarquer en passant que dans ce relâchement même de la discipline on a toujours eu en horreur cette corruption que les Jésuites veulent introduire de nos jours, lorsqu’ils envoient à l’Autel, et à des mystères redoutables aux Anges mêmes, des Prêtres au sortir des crimes les plus infâmes, sans autre délai que celui de la confession. Car tous les Auteurs que nous avons cités, qui ont cru qu’on pouvait rétablir ces Prêtres dans toutes les fonctions de leur ministère, et ils demandent seulement si on les doit rétablir même après leur pénitence.

Mascarenhas fait dont injure à l’Église quand il assure que son opinion est confirmée par la coutume commune de tout l’Univers. La discipline de l’Église n’est pas si déchue, et elle ne peut jamais déchoir jusqu’à ce point, que de tels excès deviennent permis. Car quand nous accorderons que la loi positive serait entièrement abrogée, la raison et le droit naturel ne le peut être. Et ce sentiment commun de piété et de respect que la foi inspire à tous les Fidèles pour cet Auguste Sacrement, ne s’effacera jamais de leur cœur, et les portera toujours à condamner, à regarder avec horreur, et à détester une telle impudence.

Mais, dira-t-on, la confession que les Jésuites veulent que l’on fasse auparavant n’efface-t-elle pas tous les crimes. Oui, si elle est accompagnée d’une convention sincère du cœur. Or quiconque est assez hardi pour oser avoir la pensée d’approcher de l’Autel dans ce malheureux état. Ne donne-t-il pas par cette impudence même une marque certaine que son cœur n’est point changé ? Si l’Église a cru devoir par une loi aussi ancienne que l’Évangile obliger les Prêtres à une continence perpétuelle ; et si les Grecs même qui ne se sont pas soumis à cette loi, ne laissent pas toutes les fois qu’ils s’approchent de l’Autel de l’observer, au moins pour un temps, comment se pourrait-il faire qu’un pécheur que Dieu aurait véritablement touché, à qui il aurait découvert d’un côté ses abominations, et la laideur de ses crimes, à qui il aurait fait connaître de l’autre la sainteté de nos Mystères, que les âmes innocentes, et les Anges mêmes ne regardent qu’avec tremblement : comment dis-je, se pourrait-il faire que ce pécheur ne redoutât point de s’en approcher avec des mains impures, avec un esprit douillé, et une imagination encore toute remplie des images de ses dérèglements ?

C’est donc une erreur très pernicieuse de croire, comme font plusieurs, que les Prêtres tombés dans les plus grands crimes, soient en état de recevoir l’absolution quelques heures après. Plus la grâce du Sacerdoce qu’ils ont reçue, est grande, plus leur dignité est élevée, plus aussi leur chute est profonde, et plus il est difficile qu’ils s’en relèvent. Ce n’est pas une chute commune, mais c’est une chute horrible que celle d’un homme élevé à une dignité plus grande que celle des Anges, et qui tombe de là dans un état beaucoup plus misérable que celui des Turcs et des Infidèles. Le caractère qui a été imprimé dans son âme, subsiste à la vérité toujours, mais il ne subsiste que pour augmenter son crime et son malheur. Il y en a très peu de ceux qui tombent ainsi, que Dieu relève et qu’il rappelle à lui par une sincère pénitence. Et quand il le fait, si nous considérons le cours ordinaire de la grâce, il ne le fait pas tout d’un coup, et il n’opère pas incontinent dans l’homme cette disposition qui est nécessaire pour recevoir l’absolution avec fruit.

J’avoue, dit un Auteur qui ne plait pas aux Jésuites, mais qui a été très approuvé par les Évêques de France, que la grâce de Dieu peut convertir en un moment le plus grand pécheur du monde, et le rendre capable de la réconciliation sans tous ces retardements. Je reconnais même que cela est arrivé quelquefois… Mais il faut répondre à tous ces exemples avec saint Bernard, Que ce ne sont pas tant des exemples que des miracles, et des miracles dans l’ordre même de la grâce qui de foi est déjà tout miraculeux. Que ce sont des changements de la droite du Très Haut ; des coups extraordinaires d’une miséricorde infinie, qui n’est sujette à aucunes lois ; et qui ne doivent point aussi porter de préjudice aux règles communes et générales, qui ne peuvent être établies, que selon l’ordre commun de la grâce, comme les préceptes de médecines ne peuvent être fondés, que sur le cours ordinaire de la nature.

Or il est certain, que la grâce n’opère point ordinairement dans nos âmes avec des mouvements si prompts. C’est un jour divin, comme remarque excellemment saint Grégoire, qui a son aurore aussi bien que le jour naturel, et qui ne dissipe les ténèbres de nos cœurs, qu’à mesure qu’il s’avance, et que ses raisons se fortifient.

L’homme nouveau non plus que le vieil ne se forme pas tout d’un coup ; il commence par des conceptions imparfaites ; il ne s’engendre que peu à peu, et il lui faut souvent beaucoup de temps avant que de naître. De sorte que les Confesseurs doivent extrêmement appréhender, que leur précipitation ne serve à autre chose qu’à procurer des avortements, et que Dieu ne leur reproche un jour de s’être conduits de la même sorte dans la naissance spirituelle des âmes, que ferait une mère, qui se voudrait décharger de son fruit aussitôt qu’elle se sentirait grosse, pour lui donner plutôt l’usage de la vie, et la jouissance de la lumière, et le dégager d’une prison où elle s’ennuierait de le laisser enfermé.

Car c’est ainsi que quelques Prêtres s’imaginent être fort charitables envers les pécheurs, en se hâtant de les délier par une absolution précipitée, et de les enfanter par les Sacrements, ne voyant pas que par ce moyen ils étouffent le plus souvent, comme cette mère, un peu de vie, qui commençait à se former : Au lieu, qu’en suivant le cours de la grâce, et tâchant de les faire avancer peu à peu dans de plus parfaites dispositions de pénitence, par les moyens que l’Évangile nous prescrit, c’est-à-dire par les prières, par les jeunes, parles aumônes, et autres semblables exercices de piété, peut-être qu’avec le temps ils les eussent amenés à une véritable et solide conversion.

Cet illustre Auteur n’avait point inventé cette doctrine. Il l’avait apprise des Pères, et principalement de saint Thomas, qui assure que Dieu n’opère dans l’âme ces dispositions pour la grâce qu’avec le temps, et qui met au rang des miracles les conversions qui s’opèrent dans un moment. Dieu, dit-il, ne donne sa grâce qu’à ceux qu’il a préparés lui-même pour la recevoir. Or il arrive quelquefois qu’il les prépare en leur donnant seulement des mouvements imparfaits vers le bien, et cette préparation précède proprement la grâce. Mais quelque fois il leur fait aimer le bien d’une manière parfaite, et alors ils reçoivent la grâce tout d’un coup, selon ce que dit saint Jean : Tous ceux qui ont oui la voix du Père, et qui ont été enseignés par lui, viennent à moi. Et c’est ce qui arriva à saint Paul dans le temps même qu’il commettait le péché. Dieu toucha parfaitement son cœur, il entendit la voix du Père, il fut enseigné par lui, et il vint à Jésus-Christ et ainsi il reçut tout d’un coup la grâce.

En répondant à cette question qu’il propose au même endroit, si la justification de l’impie est miraculeuse ? Le cours ordinaire et commun de la justification est, dit-il, que l’âme étant mue intérieurement de Dieu se tourne d’abord vers lui par une conversion imparfaite, et que par là elle arrive ensuite à une conversion parfaite. Car la charité commencée, dit saint Augustin, mérite d’être augmentée, et enfin de parvenir à sa perfection. Mais il arrive quelque fois que Dieu meut l’âme si fortement qu’elle acquiert tout d’un coup une certaine perfection de justice, comme il arriva dans la conversion de saint Paul, qui fut même accompagnée extérieurement d’un renversement miraculeux. C’est pourquoi l’Église regarde la conversion de ce Saint, comme un miracle, et l’honore par une fête particulière.

Voilà sans doute ce qui a obligé les SS. Pères à préparer les pénitents à la grâce de l’absolution par de si longs exercices de pénitence, imitant en cela la conduite des Médecins. Le Médecin, dit saint Ambroise, sur le Pf. 37 attend le temps propre pour donner des remèdes, il observe les accidents de la maladie ; il laisse murir les mauvaises humeurs, il prend garde que le mal ne soit trop aigu, de peur qu’il ne résiste à la foce du remède, et que ce qui le devait guérir ne devienne inutile. S’il arrive même de nouveaux accidents, comme parlent les Médecins, et que la maladie augmente, un habile Médecin se presse encore moins d’y appliquer le remède. Il diffère jusqu’à ce que le mal ait pris son cours. Et cependant il n’abandonne point le malade, il le console par l’espérance qu’il lui donne de guérir, ou l’amuse par des lénitifs, pour me servir de leurs termes, et par des remèdes doux et innocents qu’il lui fait prendre. En un mot il tâche d’éviter d’un côté, que l’impatience et le désespoir du malade ne rendent sa maladie plus dangereuse, et de l’autre que la précipation du Médecin n’empêche que le remède n’ait son effet, comme il arrive quand un Médecin ignorant et sans expérience l’applique dans le temps que les humeurs sont encore toutes crues, et comme indigestes.

Il est donc certain que non seulement il faut éloigner de la Communion et de l’Autel ces Prêtres criminels, et encore tout embrassés du feu de leurs passions, mais qu’il ne faut pas même leur accorder la grâce de l’absolution, non qu’il soit nécessaire de la différer à ceux qui sont convertis ; mais parce qu’on ne les doit pas regarder comme convertis. Que s’il s’en trouve quelques-uns dont Dieu par un miracle tout singulier ait en effet changé le cœur en un instant, à qui il ait donné une véritable douleur de leurs dérèglements, et inspiré une résolution ferme et sincère de changer de vie, il ne sera point nécessaire de défendre à ceux-là l’entrée des autels. L’établissement pénitent que celui qui est prêt de se soumettre à la pénitence que méritent ses péchés. Or quelle pénitence plus convenable à un Prêtre qui est tombé dans le crime, que d’être réduit, au moins pour un temps, à l’état des criminels, que de s’abstenir des fonctions du sacerdoce, et en avoir perdu la grâce ? Ainsi s’il n’est pas dans cette disposition, il n’est point véritablement pénitent, et le Confesseur est par conséquent obligé de lui réfuter l’absolution et l’entrée de l’Autel, et s’il est dans cette disposition, il se jugera lui-même indigne des fonctions de son ministère. Pourquoi donc un Confesseur ennoierait-il cet homme à l’Autel, lui qui sait que le Concile de Trente lui ordonne d’imposer une satisfaction proportionnée à la qualité des crimes, et qui sait encore que ce Concile a renouvelé tous les anciens Canons qui regardent les Prêtres ? Pourquoi craindrait-il d’obéir à tous les Conciles, de suivre les Décrets de tous les Papes, et d’écouter la voix de tous les Pères ?

Tout cela fait voir avec quelle impiété Mascarenhas soutient que toutes ces lois de l’Église sont abolies. Premièrement il est faux qu’elles aient pu l’être tout à fait, puisqu’elles renferment quelque chose du droit divin. Car sans considérer aucune loi, et ne regardant que la nature et l’institution du sacerdoce, et la sainteté de nos divins mystères, n’est-ce pas traiter Dieu avec la dernière indignité que d’envoyer à l’Autel après le seul intervalle de la confession un Prêtre qui vient de se souiller avec des prostituées, et ce qui est encore plus abominable, de commettre des crimes, qui, selon Tertulien sont des monstres et non pas des crimes ? De plus, il est faux que ces lois soient entièrement abrogées par le non usage ; puisque le Concile de Trente les a renouvelées, qu’elles sont observées, au moins en partie, par tous les gens de bien, et peut-être même par les méchants. Car je ne sais s’il y a un Prêtre assez corrompu, et assez abandonné pour suivre dans la pratique ce sentiment, quoiqu’approuvé, loué, et même conseillé par les Jésuites.

 

VII

Doctrine abominable d’Escobar

Le quatrième exemple regarde encore la même matière. Montalte écrivant en Français ne l’a touché que légèrement, et je n’oserais moi-même le rapporter si je n’écrivais en Latin. Il n’y a point de crimes plus détestables ni plus opposés à la sainteté des Chrétiens, et particulièrement des Prêtres, que ceux que la pudeur ne permet pas même de nommer, et que Tertulien exprime par ce termes : libidinum furia in corpora, in sexux, ultra jura natura. Le Concile d’Elvire prive de la Communion même à la mort ceux qui en seront coupables. Le Concile d’Ancyre qui a eu un peu plus d’indulgence à leur égard, ne leur impose pas moins qu’une pénitence de vingt ans. Le Concile d’Aix la Chapelle en 789 et celui de Paris en 829 renouvellent les Décrets de celui d’Ancyre. Enfin les Papes ont fait en différends temps des Constitutions très rigoureuses contre ses abominations. Mais il suffit pour mon dessein de rapporter ici en particulier celle que Pie V publia dans le siècle passé contre les Ecclésiastiques qui s’abandonnaient à un crime si détestable.

Voici les termes de cette Bulle célèbre, et vraiment digne de ce grand Pape. Ce crime horrible, dit-il, pour lequel Dieu par un jugement terrible fit autrefois descendre le feu du Ciel sur des villes entières, nous cause une extrême douleur, et nous porte à faire tous nos effort pour le réprimer autant qu’il est possible. Personne n’ignore ce qui a été ordonné par le Concile de Latran ; Que tous les Clercs que l’on découvrirait être adonnés à cette incontinence qui est contre la nature, et qui a attiré la colère du Ciel sur les incrédules, seraient chassés du Clergé, ou renfermés dans des Monastères pour y faire pénitence. Mais dans la juste crainte que nous avons que la contagion d’un si grand désordre ne s’augmente par l’impunité, qui est le plus grand attrait dont le démon se serve pour porter les hommes au péché, nous avons résolu de punir plus sévèrement les Clercs qui en seront coupables, afin que ceux qui ne craignent point de perdre leur âme, soient au moins retenus par la crainte du glaive séculier, qui punit ceux qui contreviennent aux lois de l’État. C’est pourquoi ayant intention de faire présentement exécuter plus parfaitement, et plus fortement ce que nous avons déjà ordonné sur ce sujet dès le commencement de notre Pontificat. Nous privons par l’autorité de la présente constitution de tout privilège de la Cléricature, de tout emploi, dignité, et bénéfice Ecclésiastique tous, et chacun des Prêtres, et autres Ecclésiastiques séculiers de quelque degré et dignité qu’ils soient qui s’abandonnent à un crime si détestable.

Il faut être impie pour ne pas reconnaître que la constitution de ce Pape n’est pas tant une loi nouvelle qu’il ait établie, qu’un renouvellement des anciens Canons, et un règlement que la raison et la piété inspirent naturellement à ceux qui ont reçu de Dieu l’autorité pour s’opposer aux désordres. Car quand cette parole du Pape Zozime aurait-elle lieu si ce n’est dans cette rencontre : Il faut retrancher les chairs corrompues d’un corps qui est sain, et ôter le levain d’une pâte qui est sainte ?

Cependant Escobar s’étant fait cette question : Si la Bulle de Pie V contra Clérios sodomitas oblige en conscience ? Il invente mille détours pour la rendre inutile. Il répond I° qu’Henriquez a cru probablement qu’elle n’est point reçue par l’usage et qu’ainsi elle n’oblige point dans le for de la conscience. 2° Que si elle est reçue elle n’a lieu, selon Suarez, qu’en telles et telles circonstances (Escobar explique ces circonstances mais la pudeur ne permet pas de traduire cet endroit en français). 3° Que selon le même Suarez elle n’a point lieu non plus à l’égard de ceux qui ne sont tombés dans ce crime que deux ou trois fois. 4° Que selon encore le même Suarez, ceux mêmes qui sont dans l’habitude de ce péché, n’encourent point dans le for de la conscience les peines portées par la Bulle qu’après la sentence du juge, parce qu’il n’y a point de loi qui oblige un coupable à se déclarer, et à s’accuser soi-même : D’où je conclus, dit Escobar, qu’un Ecclésiastique qui est dans le cas de la Bulle de Pie V s’il est contrit doit être absous même en retenant son bénéfice, son emploi, sa dignité.

Voilà de quelle manière ce Casuiste se joue de l’autorité de l’Église et des ordonnances qu’elle fait pour maintenir sa discipline. C’est assez d’avoir rapporté son sentiment. Il n’est pas nécessaire de le réfuter : Je ne me suis déjà arrêté que trop longtemps sur ces horreurs. Qu’ici l’évidence, comme parle saint Augustin, se serve de preuve à elle-même : Que la corruption visible de ce dogme : Que l’impudence avec lequel on le propose, suffise pour en donner de l’éloignement à tous les Chrétiens : Que les Jésuites eux-mêmes veuillent seulement jeter les yeux sur ce passage que je viens de rapporter, et je ne désespère pas qu’ils ne rougissent aussi de leur doctrine et de leur Escobar !

 

Note II

 

Sentiment de Bauni touchant les Domestiques qui volent leurs maîtres sous prétexte d’une

compensation secrète, condamné par les Facultés de Paris et de Louvain.

Il suffit d’opposer le jugement des deux célèbres Facultés de Paris et de Louvain à la douzième imposture dans laquelle les Jésuites soutiennent ouvertement l’opinion de Bauni qui permet le larcin aux domestiques.

La Censure que la première de ces Facultés fit contre Bauni en 1641 et qui rapporte sa proposition avec toutes les restrictions qu’il y a mise, est conçue en ces termes : Proposition de Bauni p. 213. Si les valets qui se plaignent de leurs gages, les peuvent d’eux-mêmes croire en se garnissant les mains d’autant de bien appartenant à leurs maîtres, comme ils s’imaginent en être nécessaire pour égaler lesdites gages à leurs peines ? Ils le peuvent en quelques rencontres etc. Censure cette doctrine est périlleuse en y ajoutant même les restrictions, et ouvre la porte aux larcins domestiques.

La Censure de Louvain ne nomme point Bauni IX. Proposition. Les serviteurs et les servantes peuvent dérober en cachette à leurs maîtres et à leurs maîtresses pour se récompenser de leurs peines en jugeant qu’elles méritent plus de salaire qu’ils n’en reçoivent. Censure. Cette proposition est fausse, poussant au larcin les hommes qui d’eux-mêmes sont naturellement portés au mal, et n’étant propre qu’à troubler la paix des familles particulièrement en ce qu’elle laisse aux serviteurs et aux servantes la liberté de juger de la récompense qui leur est due.

Mais l’Apologiste des Jésuites prétend que cette opinion de Bauni est appuyée sur l’autorité des Pères. Il est vrai qu’il le prétend, mais les Jésuites ne sont pas heureux la première fois qu’ils se servent de l’autorité des Pères. Tous les passages qu’ils citent n’ont aucun rapport avec leur opinion. Car à quoi sert ce qu’ils allèguent de Tertulien qui excuse les Israélites qui dépouillèrent les Égyptiens ? Comme s’il n’y avait pas une différence infinie entre cet exemple et la compensation que Bauni permet aux serviteurs ? Les Israélites avaient droit sur les biens des Égyptiens à cause de l’oppression qu’ils en avaient soufferte, et de plus ils en étaient devenus les maîtres par le commandement que Dieu leur avait fait de les enlever ; au lieu que les serviteurs n’ont point de droit sur les biens de leur maître, quand il leur donne ce qu’il leur a promis, et Dieu ne leur en a point accordé la possession comme il avait fait aux Israélites.

On peut dire la même chose de Jacob qui est le second exemple dont se sert l’apologiste. Il ne prit point ce qui ne lui était pas dû, mais il empêcha seulement par un artifice innocent que son beau-père ne lui enlevât par la convention qu’ils avaient faite ensemble. Nous ne pouvons mieux apprendre que de ce Patriarche même, combien il était éloigné de faire aucun tort à son beau-père. Il ne peut pas même souffrir qu’on le soupçonne d’infidélité ? Qu’avais-je fait, lui dit-il, et en quoi vous avais-je offensé pour courir ainsi après moi avec tant de chaleur, et pour renverser et fouiller tout ce qui est à moi ? Qu’avez-vous trouvé ici de toutes les choses qui étaient dans votre maison ?

Mais en voilà assez sur ce point sur lequel il vaut mieux renvoyer les Jésuites au Parlement de Paris, que de se fatiguer à disputer d’une chose très certaine.

 

Note III

Chicane ridicule des Jésuites sur le terme d’Assassin.

L’Apologiste des Jésuites fait ici parade d’une science profonde sur la même de l’assassinat, et il fait un grand crime à Montalte de ce qu’il comprend sous le terme d’assassins, tous ceux qui tuent dans une embûche ou par trahison. Je pourrais négliger cette ridicule chicane, et laisser aux Jésuites, la gloire d’être plus habiles que Montalte sur le chapitre des assassins. Mais ayant dessein de justifier sa fidélité contre toutes leurs accusations, je ne puis me dispenser d’examiner ici les reproches que lui fait l’Apologiste.

Premièrement il nie que ces paroles : Tous ceux qui tuent un homme en trahison ne doivent pas encourir la peine de la Bulle de Grégoire XIV se trouvent dans le Père Escobar à la page 660 que cite son accusateur. Le pauvre homme qui n’a pas compris que Montalte ne rapporte pas en cet endroit les paroles, mais seulement le précis de la décision d’Escobar, laquelle il transcrit de mot à mot deux lignes après.

Mais, continue l’Apologiste, le Janséniste abuse du passage du Père Escobar, et il montre par là le peu de connaissance qu’il a dans le monde : Car il confond ceux qui tuent en trahison avec les assassins qui tuent pour de l’argent. Et toutefois ce sont deux choses différentes comme le genre et l’espèce… Car tous ceux qui tuent en trahison ne sont pas compris sous le nom d’assassins… On appelle tuer en trahison, dit fort bien le Père Escobar, quand on tue un homme qui n’a point de sujet de s’en défier… Et on appelle assassin celui qu’on corrompt par argent pour tuer un homme dans une embûche, lorsqu’il ne s’en garde pas… Ainsi le mot d’Assassins signifie toujours ceux qui reçoivent de l’argent pour tuer un homme à la prière d’un autre.

Voilà donc tout le crime de Montalte d’avoir cru que tuer en trahison, soit qu’on reçut, ou qu’on ne reçut pas de l’argent pour cela, et être assassin, était la même chose. Mais pourquoi ne l’aurait-il pas cru, puis qu’il n’avait pas encore appris de son Jésuite ce que c’est, selon les Casuistes, que de tuer un homme en trahison ? Car il ne l’apprit que dans la suite de l’entretien qu’il eut avec lui, et qui est rapporté dans la septième lettre. Il pouvait donc prendre alors les termes d’assassins, et de tuer en trahison pour la même chose : pourvu que ce fut en effet la même chose, selon l’usage ordinaire de la langue française dans laquelle il écrivait. Or on ne peut nier que dans l’usage de cette langue on ne confonde ces deux termes, et qu’on ne dise indifféremment assassiner un homme ou le tuer en trahison. Ainsi Montalte ne voulant pas encore expliquer les différentes idées que les Casuistes ont attachées sans raison à ces deux termes, il pouvait les prendre dans le sens qu’on leur donnait communément.

Mais au moins, poursuit l’Apologiste, la mauvaise foi du Janséniste est-elle visible, puisqu’il fait dire au Père d’Escobar que tous ceux qui tuent en trahison, ne doivent pas encourir la peine de la Bulle de Grégoire XIV quoi qu’Escobar dise tout le contraire page 660. Il est vrai qu’il le dit ; mais il le dit en parlant le langage du reste des hommes. Il est vrai qu’il soumet aux peines de la Bulle ceux qui tuent en trahison, mais il en exempte en même temps ceux qui tuent leur ennemi en le surprenant dans une embûche ou en le frappant par derrière. Il est vrai qu’il soumet les assassins à ces mêmes peines, mais il en exempta au même endroit ceux qui tuent un homme, lorsqu’il ne s’en garde pas, pourvu qu’ils n’en reçoivent aucun prix, et qu’ils le tuent seulement pour faire plaisir à leur ami. Or on a appelle dans le langage ordinaire ceux qui tuent ainsi avec avantage, assassins et gens qui tuent en trahison. Donc Montalte qui parlait selon le langage ordinaire a pu dire qu’Escobar exempte par la fausse interprétation d’un terme, les assassins et ceux qui tuent en trahison, des peines de la Bulle de Grégoire XIV.

Mais l’Apologiste prétend que l’interprétation que le P. d’Escobar apporte du mot d’assassin, est l’interprétation commune des Théologiens et des Canonistes, qui expliquent comme lui la constitution du Pape Grégoire XIV contre les assassins, et ceux qui tuent en trahison. C’est ce qu’il tâche de prouver par l’autorité de Bonacina, et il parait en effet par le passage qu’il cite que cet Auteur est du sentiment d’Escobar sur l’interprétation du terme d’assassin.

Je ne m’arrêterai point ici à examiner quel est véritablement le sentiment de Bonacina. C’est un pauvre homme, et dont on ne doit pas conter l’autorité pour beaucoup, pour n’en rien dire de plus fort. Ce que je soutiens ici, c’est qu’on ne doit pas expliquer les constitutions des Papes selon les vaines interprétations de ces sortes de gens. Il est évident que le Pape Grégoire XIV a voulu établir par celle dont il s’agit ici, la même chose que Dieu avait ordonnée dans la loi de Moïse par ces paroles : Si un homme tue son prochain avec un dessein formé, et en ayant recherché l’occasion, vous l’arracherez de mon autel même pour le faire mourir. Or il est certain que cette loi comprend non seulement tous ceux qui tuent pour de l’argent, mais aussi tous ceux qui tuent de dessein prémédité et de guet-apens. Et ce fut par cette loi que Salomon fit tuer Joab dans le temple même, parce qu’il avait tué en trahison Amasias et Abner. N’est-il donc pas plus vraisemblable que le Pape a eu en vue une loi si expresse plutôt que les misérables subtilités de je ne sais quels Canonistes, qui n’ont point d’autre but que de rendre inutiles les lois les plus justes.

Je veux que leur interprétation soit communément reçue parmi eux, elle n’en est pas moins contraire pour cela au sens que le commun du monde donne au terme d’assassin, et à l’usage ordinaire qu’il a dans la langue Française. Usage que M. Ménage a suivi dans ses Origines, ou sans faire aucune mention d’argent reçu ou promis, il interprète ainsi ce mot : En France et en Italie on appelle assassins ceux qui tuent de sens froid.

On pouvait maintenant ajouter à M. Ménage le Dictionnaire de l’Académie Française, et celui de M. Furetière qui interprètent comme lui le mot d’assassin.

Assassin meurtrier de guet-apens, soit en trahison, soit avec avantage Diction de l’Academ.

Assassin homme qui tue un autre avec avantage, soit par le nombre de gens qui l’accompagnent, soit par l’inégalité des armes, soit par la situation du lieu ou en trahison. On appelle aussi Assassin les gens qui se louent pour aller tuer quelqu’un qu’ils ne connaissent pas, et pour venger la querelle d’autrui. Diction de Furetière.