P 01 : 1655. Arnauld, Lettre à une pers. de condition
LETTRE DE MONSIEUR ARNAULD
DOCTEUR DE SORBONNE,
A UNE PERSONNE DE CONDITION :
Sur ce qui est arrivé depuis peu, dans une des Paroisses
de Paris, à un Seigneur de la Cour.
Lettre à une personne de condition, 24 février 1655
Bibliographie
ARNAULD Antoine, Lettre de Monsieur Arnauld, Docteur de Sorbonne, à une personne de condition, Paris, 24 février 1655.
ARNAULD Antoine, Œuvres, XIX, p. XXXVIII sq. Histoire de cet écrit.
SAINT-GILLES D’ASSON Antoine Baudry de, Journal d’un solitaire de Port-Royal, éd. J. Lesaulnier et P. Ernst, Paris, Nolin, 2008, p. 68-69. Première Lettre de M. Arnauld.
Suite à l’attitude du vicaire de Saint-Sulpice, Antoine Arnauld écrit une Lettre à une personne de condition. Il accuse d’intolérance les défenseurs de la bulle, proteste contre l’attitude qui consiste à traiter les augustiniens en hérétiques et à les excommunier : c’est la charge des évêques et non de simples curés ; c’est une forme de tyrannie, p. 8. Un curé n’a aucune autorité pour traiter les fidèles en hérétiques, surtout un fidèle qui n’a jamais donné lieu à des soupçons : excès qui conduirait à un désordre funeste dans l’Église. Est-ce une attaque préventive de la part du milieu augustinien ?
GRES-GAYER Jacques M., Le jansénisme en Sorbonne, 1643-1656, p. 143. Arnauld a pour but d’accuser d’intolérance les défenseurs de la bulle et d’affirmer hautement le droit des augustiniens à maintenir leur position contre toute interprétation abusive de la condamnation d’Innocent X : p. 143. Attaque préventive : p. 143. Ouverture d’un nouveau front d’hostilités : p. 143.
GRES-GAYER Jacques M., Le jansénisme en Sorbonne, 1643-1656, p. 140 sq. Voir le récit de Liancourt dans les Mémoires de Beaubrun, II, f° 301 r-303 r. « Il me répondit qu’il ne me pouvait donner l’absolution, qu’il en avait trop de scrupules, et qu’il en conférerait pour prendre avis là-dessus ». Le texte est publié dans les Mémoires de Rapin, II, p. 515. Caractère normal de la consultation de son curé par le prêtre, ainsi que de la consultation de docteurs qualifiés par le curé, tant qu’est conservé l’anonymat : p. 141. Le duc s’adresse à Vincent de Paul. Il a dû en consulter d’autres : p. 142. Le duc s’adresse à M. Vincent en présence de Mme d’Aiguillon : p. 142. L’affaire prend un tour public et sort du secret de la confession.
GRES-GAYER Jacques M., Le jansénisme en Sorbonne, 1643-1656, p. 142. Sur le prétendu refus de communion : c’est le duc qui a posé au curé de Saint-Sulpice, A. Le Ragois de Bretonvilliers, la question « comment il en userait pour la communion s’il s’y présentait » : p. 142. Provocation : p. 142. Après avoir pris de nouveaux avis autorisés, Bretonvilliers cherche à dissuader Liancourt de se présenter à la sainte table, et cherche à lui faire comprendre le fondement de cette difficulté pour l’engager à la discrétion. Mais l’affaire s’ébruite. Différence avec les récits ordinaires de cet épisode : p. 142. S’il y a provocation, elle ne vient pas de Saint-Sulpice, mais du milieu des amis du duc : p. 143.
BAUDRY DE SAINT-GILLES D’ASSON Antoine, Journal d’un solitaire de Port-Royal, éd. Ernst et Lesaulnier, Paris, Nolin, 2008, p. 52 sq. Publication et multiplication des éditions. Diffusion de la lettre. La reine se la fait lire et l’approuve : p. 52. La réaction des ennemis d’Arnauld : p. 52. La lettre d’Arnauld ruine des entreprises politiques contre Port-Royal.
JANSEN Paule, Arnauld d’Andilly, p. 20 sq. Arnauld d’Andilly écrit à Mazarin pour défendre la Lettre ; rappelant au ministre que les Jansénistes s’étaient par son intermédiaire engagés à ne rien publier, il assume la responsabilité de sa publication. Mazarin fait répondre que sa lettre est bien accueillie : p. 21. Voir p. 59 la lettre d’Arnauld d’Andilly du 9 mars 1655 ; et p. 61, n. 3, la réponse probable de Mazarin.
JOUSLIN Olivier, Rien ne nous plaît que le combat, La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, !p. 48 sq.
Voir Provinciale XVII, éd. Cognet, p. 336 : « Ceux qui avaient voulu refuser l’absolution à leurs amis avant la lettre de M. Arnauld ont déclaré, depuis, qu’après qu’il avait si nettement condamné ces erreurs qu’on lui imputait, il n’y avait aucune raison de le retrancher, ni lui ni ses amis, de l’Église ». Comme le note Cognet, cela semblerait indiquer un revirement des prêtres de Saint-Sulpice vis à vis du duc de Liancourt ; mais on n’a pas d’autre indice d’un tel revirement.
OC III, éd. J. Mesnard, p. 13.
SAINTE-BEUVE, Port-Royal, III, VI, t. 2, éd. Le Roy, Pléiade, p. 59 sq.
CEYSSENS Lucien, « Nicolas Cornet (1592-1663), promoteur des cinq propositions jansénistes », dans Antonianum, 54 (1977), p. 395-495, in Jansenistica minora, XIII.
GRES-GAYER Jacques M., En Sorbonne, Autour des Provinciales, Mémoires de Beaubrun, Paris, Klincksieck, 1997, p. 61 sq. La première Lettre d’Arnauld : p. 63 sq. Les réponses polémiques à cet ouvrage : p. 65 sq.
BAUDRY DE SAINT-GILLES D’ASSON Antoine, Journal d’un solitaire de Port-Royal, éd. Ernst et Lesaulnier, Paris, Nolin, 2008, p. 52 sq.
Les réponses à la Lettre à une personne de condition d’Arnauld
BAUDRY DE SAINT-GILLES D’ASSON Antoine, Journal d’un solitaire de Port-Royal, éd. Ernst et Lesaulnier, Paris, Nolin, 2008, p. 53. Saint-Gilles relève deux lettres imprimées les 18 et 24 mars 1655. Il ajoute en note qu’il y en a « encore eu depuis quatre autres lettres ou écrits », soit « six en tout, et encore depuis, trois autres, neuf en tout ».
JANSEN Paule, Arnauld d’Andilly, p. 63, n . 5.
SAINT-BEUVE, Port-Royal, III, VI, Pléiade, t. 2, p. 59.
Censure par l’Index, 3 août 1656, d’après ARNAULD, Œuvres, XIX, p. LXVII.
Lettre à une personne de condition
Monsieur,
Le désir, que Dieu me donne plus que jamais de fuir toutes sortes de contestations et de disputes, m’aurait empêché de me rendre à la prière que vous m’avez faite, de vous dire mon sentiment touchant une affaire qui entretient aujourd’hui tout Paris et toute la cour, si j’avais cru, qu’elle pût recevoir la moindre difficulté parmi ceux qui ont tant soit peu de connaissance des lois de l’Église.
Vous me demandez, Monsieur, quel jugement on doit faire de la conduite d’un prêtre, et d’un curé d’une paroisse de Paris, qui ont refusé depuis peu les sacrements à un seigneur de grande condition, et d’une piété exemplaire, non pour aucun péché dont il s’accusât : mais à cause seulement qu’il était lié d’une ancienne et étroite amitié avec des personnes pieuses et très catholiques, dont il plaît à ces ecclésiastiques de juger la foi suspecte, et la conversation dangereuse : qu’il tient avec lui depuis plusieurs années un abbé célèbre, et dont la suffisance et la vertu sont connues de tout le monde, et qu’il fait élever sa fille unique dans un monastère très réformé, où l’on a un très grand soin de lui inspirer dès ses plus tendres années la crainte de Dieu et les vertus chrétiennes.
Je sais, Monsieur, ce que peut un zèle qui paraît visiblement n’être pas selon la science, comme dit saint Paul, et à quoi se peuvent porter des esprits qui témoignent avoir plus de chaleur que de lumière, lors qu’ils sont une fois préoccupés de cette créance, que leurs sentiments particuliers sont des vérités certaines et indubitables.
Mais je n’aurais jamais cru que des ecclésiastiques, qui font profession de piété, se fussent tellement laissé emporter à leur chaleur que de violer si ouvertement la discipline de l’Église, et d’exercer sur les consciences une si injuste domination.
Tous les catholiques ont droit aux sacrements de l’Église, et tant qu’ils demeurent enfants de Dieu, on ne peut leur refuser le pain des enfants, qui est le Corps de Jésus-Christ. Il n’y a que le péché qui leur puisse faire perdre ce droit : et encore faut il, ou qu’ils le reconnaissent eux-mêmes ou qu’ils en soient légitimement convaincus, pour pouvoir être séparés par la discipline extérieure de l’Église de la participation des sacrés mystères. Nous ne pouvons, dit saint Augustin, séparer personne de la Communion, quoi que cette séparation ne soit pas encore pour lui donner la mort, mais pour le guérir ; s’il ne confesse volontairement son crime, ou s’il n’est accusé et convaincu dans un jugement séculier, ou Ecclésiastique. Car qui est celui qui osera s’attribuer la liberté d’être juge et accusateur tout ensemble contre une même personne ? Et le grand saint Léon Pape a laissé cette règle à tous les évêques : Il ne faut point, dit-il, refuser légèrement la communion à aucun chrétien ; et ce retranchement des saints mystères ne se doit pas faire par la seule volonté d’un évêque passionné : mais ce ne doit être que la punition de quelque grand crime, et celui qui exerce cette vengeance ecclésiastique, ne s’y doit porter que malgré lui, et avec regret.[1]
Quel est donc le crime public et connu, pour lequel ces ecclésiastiques, qui n’ont point entre les mains l’autorité épiscopale, ont eu la hardiesse d’excommunier un seigneur d’une piété et d’une vertu non commune ? Ce n’est point aucune mauvaise doctrine, puisque j’ai su, Monsieur, que ce seigneur leur ayant déclaré, qu’il était très soumis au saint Siège et qu’il n’avait point de sentiments touchant la foi, qui ne soient très conformes à la dernière constitution, ils n’eurent rien de plus à lui dire sur ce point, et ainsi le seul crime, qu’ils ont jugé mériter une peine si dure et si scandaleuse, est, qu’il n’a pas voulu fuir, comme des excommuniés, des personnes qu’il sait être très catholiques, mais que ces confesseurs par une témérité sans exemple, lui ont voulu faire passer pour dangereuses et infectées d’hérésie.
Vous voyez assez, Monsieur, en quelle confusion et quel désordre tomberait l’Église si ces excès extraordinaires devenaient communs. Car si chaque prêtre peut s’établir juge par lui-même de la conscience de ceux qu’il ne connaît point, et si après les avoir excommuniés dans son esprit, lorsqu’ils sont dans la communion de toute l’Église, il lui est permis ensuite d’excommunier ceux qui auront commerce avec eux, que deviendra toute l’Église, dont tous les membres doivent être unis ensemble par le lien d’une mutuelle charité, qu’une troupe de personnes toutes divisées et partagées en autant de schismes ; qu’il se trouvera de prêtres de différent sentiment, et une multitude non de frères, mais d’ennemis, qui se condamneront, et se fuiront les uns les autres, selon les jugements téméraires et précipités de leurs confesseurs ?
Saint Augustin expliquant ces paroles de saint Paul, sur lesquelles l’Église a fondé l’obligation qu’ont les fidèles d’éviter la conversation des méchants et des excommuniés : Je vous ai écrit, que vous ne vous mêliez point avec les fornicateurs, et le reste, faite cette belle réflexion : Ce que l’Apôtre dit : Que nous devons nous séparer des méchants, n’est pas contraire à ce qu’il dit ailleurs : Qui êtes-vous pour juger le serviteur d’autrui ? S’il tombe, ou qu’il demeure ferme, c’est pour son maître. Car il n’a pas voulu qu’un homme pût juger un autre homme sur des soupçons et des fantaisies, ni même en usurpant une puissance extraordinaire de juger, mais plutôt selon la loi de Dieu, en gardant l’ordre de l’Église ; ou après une confession volontaire, ou après avoir été accusé et convaincu de son crime. Autrement pourquoi aurait-il dit : Si quelqu’un de vous est déclaré fornicateur, et le reste, s’il n’avait voulu parler de la déclaration qui se fait contre un homme, lorsqu’on prononce une sentence contre lui selon l’ordre judiciaire, et selon les règles de la justice ? Car si toute déclaration suffit, de quelque manière qu’elle puisse être, il faudra condamner beaucoup d’innocents, puisque souvent on les publie pour criminels.[2]
Vous voyez Monsieur, combien la conduite si chrétienne et si modérée de ce grand saint est éloignée de la hardiesse de ces ecclésiastiques. Mais vous pouvez considérer de plus, que ce saint parle des vices des mœurs, dont tout le monde est plus capable de juger, et qu’au contraire il s’agit ici d’erreurs contre la foi, où il faut beaucoup d’intelligence et de lumière pour ne se point tromper, n’y ayant rien de plus facile, que de confondre par ignorance des sentiments saints et approuvés de toute l’Église avec ceux que l’Église a condamnés, et de faire ainsi passer pour hérétiques des personnes très catholiques.
C’est pourquoi nous voyons, qu’il est arrivé assez rarement, que les saints Pères de l’Église aient été accusés de crimes touchant les mœurs : mais qu’il est arrivé très souvent, que des personnes peu éclairées ou passionnées les ont accusés d’erreurs ou d’hérésies. Saint Denis évêque d’Alexandrie fut accusé devant le pape Denis d’avoir écrit des erreurs touchant la Trinité : saint Basile de tremper dans l’hérésie d’Apollinaire : saint Chrysostome d’être origéniste : saint Augustin d’être encore engagé dans les erreurs des manichéens : saint Cyrille d’Alexandrie de ruiner la vérité de la nature humaine de Jésus-Christ en s’opposant trop à Nestorius : et nous lisons dans saint Grégoire pape, qu’il y avait de son temps à Constantinople des personnes, que l’on soupçonnait d’être hérétiques, et à qui l’on avait donné le nom d’une fausse[3] hérésie qu’on appelait de Marcianistes, de sorte qu’une princesse, nommée Théotiste, étant jointe d’amitié avec ces personnes quelques zélés ignorants la voulurent inquiéter sur ce point. Mais ce grand pape la console par une de ses lettres, et lui déclare : Qu’elle ne devait point se mettre en peine de cette persécution qu’on lui faisait : et qu’étant lui-même à Constantinople, il avait vu ceux, sur le sujet desquels on s’efforçait de la troubler, et qu’il n’avait reconnu en eux aucunes erreurs ni hérésies.
Cela vous fait voir, Monsieur, combien il est facile à ceux, qui sont peu intelligents et mal informés de se faire des monstres imaginaires d’hérésies, ou en prenant des vérités pour des erreurs, où en attribuant des erreurs à ceux qui sont très éloignés de les soutenir.
Et vous jugez bien encore, qu’il ne sert de rien de dire ici, que les propositions, sur le sujet desquelles ces confesseurs ont voulu que l’on tînt ces ecclésiastiques pour hérétiques et pour excommuniés, ont été condamnées par le pape comme des hérésies. Car il ne s’agit pas de savoir, si ces propositions sont hérétiques, dont tout le monde demeure d’accord : mais si ceux, à qui on les attribue, les soutiennent contre la condamnation et la censure du pape : comme lorsqu’on veut dégrader un prêtre pour avoir commis un homicide, il ne s’agit pas de savoir, si l’homicide est un crime qui mérite cette dégradation, puisque cela est indubitable : mais s’il a commis ce crime, et s’il en est convaincu et condamné en sa personne par les voies légitimes et canoniques.
Il faudrait donc que ces ecclésiastiques eussent été légitimement convaincus et condamnés par leurs juges comme soutenant ces propositions censurées. Que si bien loin de l’avoir été, ils ont fait connaître à tout le monde qu’ils ne les soutiennent point, l’ayant déclaré en toutes occasions, et mêmes par des écrits publics : et si ce Seigneur, à qui on voulait interdire toute communication avec eux était assuré par lui-même de l’innocence de ces personnes qui sont ses anciens amis, et de l’éloignement qu’ils ont de toutes erreurs et de tous schismes, quelle étrange témérité a-ce été à ces prêtres, de l’avoir exclu des Sacrements, parce qu’il n’a pas voulu suivre leur passion, en les tenant comme eux pour hérétiques et pour excommuniés ?
Que si les prélats mêmes sont obligés par l’ordonnance de saint Paul, [4]de ne point recevoir d’accusation criminelle contre un prêtre, que sur la déposition de deux ou de trois témoins ; s’ils doivent garder inviolablement l’ordre des accusations, qui est établi par les décrets canoniques, dont le premier est ; que si un ecclésiastique est accusé, il ne doit pas aussitôt être réputé coupable, à cause seulement qu’il a pu être accusé, de peur d’exposer l’innocence à la discrétion des accusateurs : jugez, Monsieur, qu’elle est la hardiesse de ceux, qui n’étant que prêtres, entreprennent de juger sans connaissance de cause, ce qu’ils ne pourraient pas même juger avec connaissance : qui n’ayant aucun pouvoir de séparer de l’Église ceux qui auraient été légitimement convaincus ou de schisme, ou d’hérésie, s’attribuent le droit d’en séparer ceux qui même n’en ont pas été légitimement accusez ; et foulent au pieds en même temps l’innocence des particuliers, l’ordre des lois, l’autorité des chefs de l’Église : qui n’usurpent pas seulement la puissance des évêques, mais celle du Fils de Dieu même ; et font pour l’injustice contre les innocents, ce qu’il n’y a que Jésus-Christ qui puisse faire pour la justice contre les coupables, puisqu’il n’y a que lui qui puisse condamner les hommes, sans être attaché à aucune forme, et sans avoir besoin d’autre accusateur, ni d’autres témoins que leurs propres consciences ; parce que les replis les plus cachés de leurs cœurs, qui sont inconnus à l’esprit humain, et invisibles aux Juges de la terre les plus clairvoyants, sont pénétrés par sa lumière, et visibles à ses yeux.
[5]Qui êtes-vous, dit saint Chrysostome, qui vous attribuez une telle autorité, et qui usurpez une si grande puissance ? Le Fils de Dieu viendra s’asseoir sur son trône, et mettant ses brebis à sa droite, il mettra les boucs à sa gauche. Comment donc osez-vous usurper une autorité, qui n’a été donnée qu’aux apôtres, et à leurs légitimes successeurs, pleins de la grâce de Dieu, et de la force du ciel ? Voulez-vous savoir ce qu’a dit sur ce sujet un grand saint, qui a mérité la couronne du martyre au temps même des apôtres ? Voici la comparaison dont il ce servait pour représenter l’énormité de cet attentat. Comme lors, dit-il, qu’un particulier usurpe la couronne d’un roi légitime, et se couvre de la pourpre royale, il est puni comme un tyran avec tous ceux qui le suivent et le favorisent ; ainsi ceux qui prononcent sans connaissance de cause un jugement, lequel est réservé au souverain juge, et lancent contre un des fidèles l’anathème de l’Église, s’exposent à la perte de leur salut, en usurpant la puissance du Fils de Dieu.
Nous lisons, Monsieur, dans saint Grégoire un exemple illustre sur ce sujet, quoi que la témérité, que ce pape y reprend avec force fût beaucoup moindre que celle-ci. Car un prêtre vertueux de l’église de Chalcédoine, nommé Jean, ayant été accusé et condamné à Constantinople comme coupable de la prétendue hérésie des marcianistes, et en ayant appelé à saint Grégoire, il fut renvoyé absous par ce grand pape avec ces belles paroles qu’il en écrivit au patriarche de Constantinople : Ne souffrons pas, dit-il, que qui que ce soit qui professe véritablement la foi catholique soit persécuté sous prétexte d’hérésie, de peur que nous ne permettions qu’il se fasse une hérésie sous l’ombre d’en vouloir corriger une. Nous avons été étonnés de ce que ceux qui ont été députés par vous pour être juges en cause de foi contre Jean prêtre de l’église de Chalcédoine, ont négligé la vérité, et se sont laissés aller à l’opinion populaire, et n’ont pas voulu le croire après la véritable profession de foi qu’il a faite ; vu principalement que ses accusateurs étant interrogés, quelle était l’hérésie des marcianistes, dont ils parlaient, et dont ils avaient entrepris de le convaincre, ont déclaré formellement, qu’ils ne savaient quelle elle était. D’où il paraît assez, que sans aucun zèle pour Dieu, sans aucune justice et contre leur conscience, ils ont voulu donner de la peine à ce prêtre par la seule mauvaise volonté qu’ils ont eue contre sa personne. C’est pourquoi improuvant la sentence de ces juges, nous le déclarons catholique, et libre de tout crime d’hérésie[6]. Et il en écrivit encore au comte de Narce en ces paroles : Quant au prêtre Jean, sa cause a été terminée par un concile ; et j’y ai reconnu clairement, que ses adversaires ont voulu le faire passer pour hérétique, et ont employé depuis longtemps plusieurs efforts pour cet effet, mais ils n’ont pu en venir à bout.
Vous voyez, Monsieur, dans cet exemple, une image vive de ce qui est arrivé en cette rencontre. Comme ces juges ecclésiastiques de Constantinople condamnèrent ce prêtre en suivant l’opinion d’une prétendue secte de marcianistes, et non pas la vérité de sa créance, qu’il déclarait par sa profession de foi : Ainsi ces confesseurs se sont imaginés, qu’il leur suffisait de suivre le bruit que la calomnie a répandu parmi le peuple de quelques prétendues et fausses hérésies, pour condamner comme hérétiques des abbés, des docteurs de Sorbonne et des ecclésiastiques très catholiques, et d’interdire la communion à un seigneur, parce qu’il n’a pas voulu consentir à une si haute et si criminelle injustice.
Comme les accusateurs de ce prêtre ne savaient proprement ce que c’était que cette hérésie des (d) marcianistes[7], quoi qu’il paraisse, comme on le peut juger par une autre lettre de saint Grégoire, qu’on leur attribuait certaines opinions qui étaient erronées et hérétiques, mais qu’ils ne soutenaient point : ainsi ce confesseur et ce curé seraient bien empêchés de dire, quelle est cette prétendue hérésie, que chacun s’imagine telle qu’il lui plaît, puisque s’ils la réduisent aux cinq propositions que le pape a condamnées, cette hérésie qu’ils leur imputeraient ne peut être qu’une chimère non plus que celle des marcianistes, n’y ayant aucun théologien qui soutienne ces propositions condamnées.
Et enfin comme ce saint pape remarque, que c’était la mauvaise volonté qu’avaient ces juges de Constantinople contre ce pieux prêtre de Chalcédoine, qui les avait portés à le condamner nonobstant sa profession de foi, comme coupable de cette fausse hérésie : Ainsi, Monsieur, il est visible, que ce ne peut être qu’une publique animosité contre les personnes et une conspiration formée pour les perdre, qui a jeté ces prêtres, d’ailleurs gens de bien, et quelques autres animés de leur même esprit, dans un emportement beaucoup plus étrange que celui de ces juges du clergé de Constantinople. Car il y a bien de la différence entre des juges qui condamnent une personne légèrement, mais en gardant au moins quelque forme de justice, et de simples particuliers, qui sans pouvoir, sans autorité, sans commission, prennent d’eux-mêmes la hardiesse de retrancher ceux qu’il leur plait de la communion de l’Église, et d’interdire en suite les sacrements à ceux, qui étant plus sages et plus modérés qu’eux, ne veulent pas se rendre ministres de leur passion, en violant tous les droits de l’amitié, et se séparant avec scandale de ceux qu’ils savent être très unis avec l’Église.
Vous jugerez, Monsieur, de la grandeur de cet excès et de cette tyrannie qu’ont voulu exercer ces confesseurs, en interdisant toute communication avec des personnes de vertu et de probité irréprochable, par ce que les papes ont ordonné touchant la défense de communiquer avec ceux qui sont retranchés de la communion par les censures de l’Église. Le pape Martin V a réglé par un décret qui depuis a été encore renouvelé par le Concile de Bâle, ce que tous les prêtres sont obligés de suivre en cette matière.
Pour éviter, dit ce pape[8], les scandales et les périls qui peuvent arriver aux consciences craintives, nous accordons favorablement à tous les fidèles par cette présente constitution, que nul désormais ne soit obligé de s’abstenir de la communion de quelqu’un, ou de ne lui point administrer les Sacrements, ou de ne les point recevoir de lui, ou de ne point participer avec lui en toutes les choses qui regardent la religion pour l’intérieur ou l’extérieur, ou d’éviter sa fréquentation sous prétexte de quelque censure que ce soit, et de quelque sentence ecclésiastique qui ait été généralement décernée et publiée par le droit ou par le juge ; si cette sentence ou cette censure n’est décernée contre une personne particulière ou une communauté certaine, et qu’elle ne soit spécialement et expressément signifiée et dénoncée.
Le cardinal Tolet ayant rapporté cette ordonnance de Martin V ajoute : [9]Qu’elle est confirmée par l’usage commun de l’Église ; et que les fidèles tant à Rome qu’ailleurs, n’évitent point la conversation des excommuniés même connus, s’ils ne sont nommément excommuniés et dénoncés : hormis un seul cas qui est excepté de la règle, savoir de ceux qui ont outragé publiquement des ecclésiastiques.
Que peuvent répondre à cette loi de l’Église ceux qui usurpent une puissance plus grande que celle de toute l’Église ? Diront-ils que ces personnes, dont ils veulent contraindre les autres fidèles de fuir la conversation, sont notoirement excommuniés ? Mais ne faudrait-il pas pour cela qu’ils eussent perdu le sens commun ? Car y eut-il jamais d’égarement plus visible que de vouloir faire croire que des Catholiques sont visiblement et publiquement retranchés de la communion de l’Église, lorsqu’il n’y a personne qui ne puisse voir de ses propres yeux que tous les liens sacrés qui peuvent unir les membres à ce divin corps, les y retiennent inséparablement attachés ?
Ne les voit on pas louer et adorer Dieu dans les mêmes églises avec les autres fidèles, y assister au même office et au même sacrifice, y recevoir ou y administrer tous les mêmes sacrements, s’y nourrir du même pain qui est le corps du Sauveur du monde ; participer aux mêmes prières communes et mutuelles ; se tenir dans la subordination de la hiérarchie établie de Dieu ; reconnaître l’Église Romaine pour le centre de l’unité ; révérer les successeurs de saint Pierre, comme les suprêmes vicaires de Jésus-Christ ; être reconnus par le pape, et dans Rome même, pour sincères vénérateurs du saint Siège et pour vrais enfants de l’Église catholique ; et enfin recevoir des mêmes évêques ou des mêmes curés, qui sont sous eux, la même onction sainte pour être parfaits chrétiens, la même consécration pour servir au ministère des autels, la même mission pour annoncer l’Évangile, la même approbation pour lier et pour délier les pécheurs, la même bénédiction pour se vouer à Dieu dans les monastères, la même consolation dans les maladies, dans la mort, et après la mort même ; par les sacrifices et les oraisons que l’Église offre pour tous les vivants et pour tous les morts qui sont unis avec elle dans la société catholique ; quelles personnes sont Catholiques si ceux-là ne le sont pas ? Qui sont ceux qu’on peut dire être unis à la communion de l’Église, si l’on peut dire que ceux-là en sont séparés ?
Ne faut-il donc pas avoir perdu toute honte pour traiter d’excommuniés et de retranchés de l’Église, ceux qui y tiennent par toutes les marques et par tous les sceaux divins, comme parle saint Augustin, qui peuvent retenir les hommes dans un même corps de religion ?
Mais il ne suffirait pas même, pour excuser l’excès de ces prêtres, qu’ils eussent été excommuniés par une excommunication générale qu’ils auraient encourue. Il faudrait selon les décrets des papes que j’ai rapportés ci-dessus, qu’ils l’eussent été nommément, et en leur propre personne et publiquement dénoncés pour tels, afin qu’on eût droit d’obliger les autres fidèles d’éviter leur conversation.
Et maintenant qu’ils protestent, et qu’ils l’ont déclaré par des écrits publics et imprimés, qu’ils condamnent les hérésies que le Pape a condamnées et que rien n’est capable de les faire manquer à la soumission qu’ils doivent à l’Église et au saint Siège ; des prêtres particuliers se rendent tout ensemble leurs parties sans dénonciation, leurs accusateurs sans preuves, leurs juges sans autorité ; et prétendant mieux savoir qu’eux-mêmes, ce qui est dans le fond de leurs consciences, ne se contenteront pas de leur imputer de croire ce qu’eux détestent ; mais voudront que ce jugement qu’ils portent d’eux en secret, soit une sentence souveraine et sans appel, qui oblige tous les fidèles de fuir la conversation de ces personnes, sous peine d’être eux-mêmes excommuniés.
Certes, Monsieur, il y a lieu de s’étonner, que ceux qui ont témoigné si publiquement leur aversion pour la conduite des saints Pères dans l’administration du sacrement de pénitence, que saint Charles et autres saints personnages ont renouvelée en nos jours autant qu’il leur a été possible, veulent exercer une domination si dure envers les personnes les plus pieuses et les plus exemplaires entre les grands de la cour.
Ils trouvent mauvais qu’on diffère l’absolution, et qu’on porte à se séparer de l’eucharistie durant quelque temps ceux qui seraient vieillis dans les habitudes du crime, et qui auraient une communication perpétuelle avec des personnes vicieuses ; et ils veulent pouvoir refuser l’absolution et interdire l’eucharistie par une autorité absolue à ceux dont la vie est pure et les mœurs irréprochables, parce qu’ils ne peuvent se résoudre à fuir comme des méchants ceux dont ils connaissent depuis vingt et trente années la vertu et la piété. Ne doivent-ils pas craindre dans cette conduite d’absoudre ceux qu’on a sujet de croire que Dieu condamne, et de condamner ceux qu’il absout et d’avoir part au reproche que fait le prophète aux mauvais pasteurs,[10] qui font passer pour vivantes les âmes qui sont mortes devant Dieu, et pour mortes celles qui sont vivantes devant ses yeux ?
Mais, Monsieur, n’a-t-on pas sujet de trouver bien étrange, que des directeurs ordonnent, comme une condition nécessaire pour être admis à l’usage des sacrements, ce qu’on ne pourrait faire sans s’en rendre indigne ? Car si le violement de la charité est une des plus grandes indispositions pour pouvoir participer avec fruit au sacrement de la charité et de la paix ; comment ce seigneur aurait-il pu suivre le commandement de ce confesseur et de ce curé, qui le voulaient obliger à une rupture scandaleuse avec des personnes qu’il n’aime que pour leur piété, qu’il croit désintéressée, sans se rendre coupable d’un crime contre l’amitié chrétienne, qui est un rehaussement de la charité commune, et dont les droits ont toujours été si inviolables aux saints Pères ?
Lui eût-il suffi devant Dieu d’apporter pour excuse cet ordre injuste de ces confesseurs, qui ne connaissent point les personnes, avec lesquelles ils le voulaient obliger de rompre : et ne devait-il pas plutôt condamner leur témérité, qui était visible, que de trahir ses amis, dont l’innocence lui est si connue ? Et ne pouvait-il pas leur adresser ces belles paroles de saint Augustin : Vous dites que ce sont des sacrilèges et des méchants ; et moi je vous réponds que ce sont des gens de bien. Pourquoi me mettrai-je en peine de prouver ce que je dis pour les défendre, puisque vous ne m’apportez pas la moindre preuve de ce que vous dites pour les accuser ? S’il y a quelque humanité parmi les hommes, je crois qu’on aurait plus de sujet de me reprendre, si des personnes, que je ne connaîtrais point, n’étant accusées que par leurs seuls ennemis, lesquels encore ne prouveraient leurs accusations par aucune preuve, je les tenais plutôt pour coupables que pour innocents. Car quand même je me tromperais, c’est toujours un devoir de l’humanité naturelle, qu’un homme ne soupçonne point légèrement du mal d’un autre homme, et qu’il ne croie pas facilement ceux qui lui en disent, puisque celui qui sans témoins et sans preuve impute un crime à un autre, est plutôt un médisant qui n’avance que des injures, qu’un accusateur qui reproche des vérités.[11]
Que si ce saint veut qu’on agisse avec cette modération envers des personnes qu’on ne connaît point, parce qu’il suffit d’être homme pour ne point croire légèrement du mal d’un autre homme, combien plus devons-nous garder la même équité envers ceux, dont la vertu nous est connue ? Et si un païen a dit autrefois, que ce serait ôter le soleil du monde, que d’en ôter l’amitié civile et humaine, combien plus d’en ôter l’amitié sainte et chrétienne ? Et n’est-ce pas la ruiner entièrement que de vouloir que des amis, qui ne sont liés ensemble que par la grâce et par le sang de Jésus-Christ, se séparent avec autant de lâcheté que de scandale au premier injuste commandement, que leur en feront les adversaires passionnés de leur amis ; et que des médisances sans preuves de ces personnes ennemies aient plus de force sur leur esprit pour leur faire perdre toute l’estime qu’ils ont de leur probité, que cent expériences qu’ils en ont gravées dans leur souvenir et dans leur cœur, n’en ont pour la conserver ?
Mais l’une des plus dures choses qu’ils aient voulu exiger de ce seigneur en cette rencontre, sur peine d’être retranché de la communion de l’Église, a été de retirer sa fille unique d’une maison de vierges religieuses où elle est élevée dans la piété avec un soin extraordinaire.
Il faut que la préoccupation de ces personnes soit bien forte, et l’animosité qu’elle leur cause bien violente, pour n’épargner pas même l’innocence des maisons saintes, et la réputation des fidèles épouses de Jésus-Christ, et pour s’élever ainsi contre les jugements avantageux, que ceux que Jésus-Christ a donnés pour pères et pour juges à ces vierges, ont prononcés pour leur justification par des censures publiques contre les publics calomniateurs de la pureté de leur foi, et de l’intégrité de leur vertu.[12]
Que s’ils sont assez déraisonnables pour croire plutôt les impostures de la médisance contre des vierges consacrées à Dieu, que la voix de la vérité reconnue par des visites juridiques, par des jugements publics et par le témoignage irréprochable de toutes les personnes d’honneur et de piété qui les connaissent en particulier, comment peuvent-ils prétendre que tous les autres doivent être aussi déraisonnables qu’eux, ou que s’ils ne le sont, on les doit retrancher des sacrements de l’Église : et qu’un père vraiment chrétien, qui n’a point de plus grande passion que de procurer à une fille unique et qu’il chérit uniquement, une éducation toute chrétienne, et qui lui puisse faire conserver durant toute sa vie la qualité de fille de Dieu, et la grâce de son baptême, soit obligé de la retirer d’une maison de piété, où il sait que l’on travaille à lui rendre ce devoir de charité avec une sagesse et une vigilance non commune : lors que des confesseurs qui ne connaissent point ces religieuses, les lui représentent comme des hérétiques et des excommuniées ?
Véritablement, Monsieur, si quelque chose est capable de désabuser les simples, et de faire voir à tout le monde l’excès de la passion de tels zélés, c’est un procédé si violent contre des personnes si peu exposées par leur condition toute d’humilité et de modestie, et par leur vie toute de retraite et de silence, à un traitement si injurieux.
Car puisqu’ils sont obligez de reconnaître que ceux qu’ils persécutent sont irréprochables dans leurs mœurs, et puisqu’ils ne prennent pour sujet des violences qu’ils veulent exercer contre eux, que les disputes qui ont été émues entre les théologiens sur la matière de la grâce, quel prétexte peuvent-ils avoir d’étendre leur persécution contre de vertueuses filles, qui n’entendent rien en toutes ces matières de théologie, qui n’ont jamais lu la moindre ligne sur toutes ces questions contestées, et qui font une profession particulière d’éviter toutes sortes de contentions, pour s’employer uniquement à la fidèle observation de l’Évangile et de leur règle, et pratiquer autant la pauvreté de l’esprit, en se privant de toutes les connaissances non nécessaires à leur état, que celle des biens temporels, en retranchant tout désir des richesses périssables ?
Quoi que la passion des origénistes contre saint Hierosme fût extrême, elle a été néanmoins plus retenue en ce point que celle de ces confesseurs. Ils décriaient ce saint partout. Ils s’efforçaient de le faire passer pour un hérétique ; et saint Sévère Sulpice a été obligé de dire pour sa justification, que ceux qui le croisaient hérétique, étaient des fous et des insensés.[13] Cependant quoi qu’il fût le directeur des monastères des vierges, que sainte Paule avait fondez en Bethléem, l’animosité de ces origénistes contre lui ne les porta point à déchirer sainte Paule, ni les vierges sacrées qu’elle conduisait ; mais se sentant obligés de louer leur vertu et leur piété, ils se contentaient de les plaindre de ce qu’elles étaient tombées entre les mains d’un si mauvais directeur, comme ils se l’imaginaient, selon les mauvaises impressions que les disputes, qu’ils avaient eues avec saint Hierosme, leur avaient fait prendre de sa foi et de sa doctrine.[14]
Et en effet, les personnes mêmes passionnées, s’il leur reste un peu, je ne dis pas de charité chrétienne, mais d’équité naturelle, ne peuvent avoir d’autre sentiment ni d’autre pensée touchant des filles religieuses. Mais il est vrai, que la passion étrange de quelques ecclésiastiques, aussi éloignés de la conduite si modérée que de la doctrine si pure de saint Augustin, a passé toutes les bornes des animosités ordinaires.
On m’a assuré, Monsieur, que plusieurs d’entre eux, à qui on a représenté, que ceux qu’on voulait traiter d’excommuniés, étaient dans le sein et dans la communion de l’Église, n’ont point craint de répondre : Que c’était-là le plus grand mal, et qu’il serait à désirer qu’ils en fussent sortis : et que d’autres se sont emportés jusques à ce point d’aveuglement que de dire, Qu’ils ne mourraient pas contents, s’ils ne les voyaient se retirer eux-mêmes de l’Église catholique, et qu’il les fallait pousser, jusques à ce qu’on les engageât à le faire. Ce qui a été précédé par des vœux et des prières publiques,[15] ou des religieux et des prêtres ont demandé à Jésus-Christ par l’intercession de la sainte Vierge : Qu’il ne rachetât point de son sang, c’est à dire, qu’il perdît éternellement, ceux qui n’étaient pas d’accord avec eux touchant quelques points de la doctrine des Pères.
Voilà les mauvais effets du zèle inconsidéré de ceux, qui ne veulent pas s’instruire de la doctrine qu’ils condamnent, ni s’informer de l’innocence de ceux qu’ils déchirent ; et ne laissent pas de leur imputer sans remords, tout le contraire de ce qu’ils tiennent. Ils veulent se rendre leurs juges ; et ne veulent écouter ni leur justification ni leurs plaintes. Ils veulent les condamner, et ne veulent point s’enquérir s’ils sont coupables ou innocents. Le fantôme qu’ils se forment n’est qu’un effet de leur aversion.[16] Ils ne croient hérétiques ceux qu’ils persécutent que parce qu’ils ont, conspiré de les faire passer pour tels selon l’expression de saint Grégoire ; et s’ils les traitent d’excommuniés, ce n’est pas qu’ils ne voient bien qu’ils sont, comme eux, dans la communion de l’Église ; mais c’est qu’ils souhaitent, comme ils n’ont point craint de le témoigner, qu’ils s’en retranchent eux-mêmes.
Souhait horrible, que les Pères de l’Église auraient encore plus détesté que des erreurs contre la foi, et contre lequel ils auraient prononcé des anathèmes. Car la charité étant l’âme de la foi, et tous les fidèles n’étant unis ensemble par une même créance, qu’afin de l’être en suite par un même amour, qui est la marque que Jésus-Christ donne pour reconnaître ses vrais disciples, ce violement si étrange de la charité chrétienne par un dessein diabolique de les engager, si l’on pouvait, à sortir du sein de l’Église, est encore un plus grand crime devant Dieu, que ne serait le violement de la foi catholique par quelques erreurs. En ce dernier l’esprit peut être trompé par quelque fausse apparence de la vérité ; mais dans le premier, c’est le cœur qui est corrompu par l’aigreur de l’aversion et de la haine. En l’un, il peut y avoir de l’ignorance qui est involontaire, en l’autre il ne peut y avoir qu’une préoccupation toute volontaire. Et l’un c’est l’esprit qui s’aveugle et se remplit de ténèbres, mais que la lumière de la vérité peut dissiper : en l’autre c’est la volonté qui aveugle l’esprit, et qui le couvre de ces ténèbres beaucoup plus épaisses, dont parle saint Jean, lorsqu’il dit : Que celui qui hait son frère marche dans les ténèbres.[17] Enfin on peut dire, que l’un est un blasphème contre le Fils de l’homme, c’est à dire contre Jésus-Christ qui est la sagesse et la vérité éternelle ; et que l’autre est un blasphème contre le Saint Esprit qui est la charité même, et le lien sacré qui unit ensemble tous les membres de l’Église sainte.
Ainsi, Monsieur, on ne peut rien concevoir de plus contraire à l’esprit d’un vrai enfant de l’Église que ce souhait détestable de voir ses propres frères se retirer d’elle, et la déchirer par le schisme, qui les engagerait dans une infaillible et une éternelle damnation.
Puisque l’Église elle-même n’est autre chose, que l’union de plusieurs membres qui ne font qu’un corps,[18] selon saint Paul : puisque le Fils de Dieu est mort[19] selon saint Jean, pour réunir en un tous les enfants de Dieu, puisque le même Sauveur demandant à son Père la formation de son Église, l’exprime par ces paroles : Afin que ceux qui croiront en moi ne soient qu’un tous ensemble, comme vous et moi ne sommes qu’un,[20] qu’y a-t-il de plus opposé à ce corps divin, qui a Jésus-Christ pour tête selon saint Paul, et le Saint Esprit pour cœur selon les Pères, que le retranchement des membres, qui subsistent dans son unité, et la désunion des parties qui le composent ?
C’est pourquoi nous voyons, que l’Église n’a jamais retranché de son sein les hérétiques même déclarés et convaincus dans les conciles, qu’avec des gémissements et des larmes,[21] comme disent les évêques dans ces conciles, parce qu’elle considère toujours les hérétiques opiniâtres comme ses propres membres, quoi que corrompus ; comme ses enfants, quoi que rebelles et dénaturés ; et ainsi elle ne pouvait se séparer d’eux, après même qu’ils s’étaient séparés d’elle, que comme un homme qui se sentirait obligé de se couper la main gauche avec la main droite ou comme une mère, qui verrait de ses propres yeux son enfant frénétique se tuer soi-même.[22]
Et lorsqu’elle a eu quelque espérance de faire rentrer dans son sein, ceux mêmes qui en étaient sortis depuis plus d’un siècle, elle n’a rien épargné de tout ce qu’elle pouvait apporter de condescendance et de douceur, pour leur procurer cet heureux retour. Les évêques catholiques ont offert de descendre de leurs trônes, si cela était nécessaire, ou d’y faire asseoir avec eux les évêques schismatiques et hérétiques qui retourneraient à l’Église.[23]
Ils s’estimaient obligés de faire même une plaie à la discipline ecclésiastique ; parce qu’ils croyaient que ce mal était assez récompensé par le bien de la paix qui en devait naître. Car comme pour faire revivre une branche coupée, dit saint. Augustin, on fait une plaie dans l’arbre pour l’y enter, afin qu’elle reçoive la vie, qu’elle ne pouvait recevoir sans la vie de la racine ; ainsi lorsque les donatistes revenant à la racine de l’Église catholique, y étaient reçus dans l’exercice de leur dignité ; il se faisait comme une plaie dans l’écorce de l’arbre au tronc duquel ils s’unissaient ; mais la charité qui couvre la multitude des péchés, récompensait cette plaie de la discipline par l’union de tant de branches entées.[24]
Et aujourd’hui, Monsieur, de simples prêtres font des plaies à la discipline de l’Église en usurpant l’autorité des évêques, et violant l’ordre établi par les décrets des papes, et par les canons ; non pour rappeler à l’Église ceux qui en seraient sortis, mais pour en chasser ceux qui y sont, et que nulle violence humaine ne peut en faire sortir : non pour enter dans son divin tronc des branches qui en auraient été coupées, mais pour couper et retrancher celles qui y sont inséparablement unies ; non pour remettre dans son sein ceux qui s’en seraient retirés, mais pour en arracher ceux qui y sont attachés comme des enfants aux entrailles de leur mère.
S’ils avaient daigné s’informer de la foi et de la doctrine de ces personnes, qu’ils persécutent avec une animosité si peu chrétienne, ils auraient appris, qu’ils sont bien éloignés d’être tombés en quelque erreur, puisque d’une part ils condamnent sincèrement les cinq propositions, que le pape a censurées, en quelque livre qu’on les puisse trouver sans exception ; et que de l’autre ils ne sont attachés à aucun docteur ni auteur particulier, qui forme des opinions nouvelles, et qui parle de lui-même touchant la matière de la grâce, ainsi qu’ils l’ont déclaré tant de fois et par écrit, mais à la seule doctrine sainte de l’Église catholique apostolique et romaine, que les papes et les conciles nous assurent être contenue dans les ouvrages du grand docteur de la grâce, saint Augustin, tant de fois approuvez et consacrés par les Pères et les souverains pontifes : et qu’ils n’entendent y faire entrer aucune interprétation particulière, mais la puiser seulement dans ces pures et vives sources, et dans les propres paroles et le propre sens de saint Augustin, et des décrets des papes et des conciles, sans aucune nouveauté, aucune altération, ni aucun mélange ? pour demeurer invariablement attachés à cette excellente maxime d’un saint pape : Qu’on ne doit rien innover ; mais garder l’ancienne tradition.[25]
Mais supposons qu’ils fussent tombez en quelque erreur (ce qui, grâce à Dieu, est très éloigné de la vérité, comme il paraît assez clairement par cette déclaration que je viens de faire) si ces ecclésiastiques avaient une véritable charité pour le salut de leurs frères, ils les devraient traiter avec d’autant plus d’humanité et de douceur, pour empêcher qu’ils ne se séparassent de l’Église, et qu’un mal d’opinion erronée ou hérétique, qui se peut guérir tant qu’on demeure attaché à l’unité catholique, ne devînt un mal incurable par la séparation et par le schisme.
Car tant que le lien de l’unité catholique,[26] se conserve entre ceux mêmes qui sont partagez de sentiments, il laisse ceux qui sont prévenus de quelque erreur dans le pouvoir et dans l’espérance de s’éclaircir de leurs doutes : au lieu que quand les divisions passent jusqu’au schisme, la plaie de l’erreur est incurable en ceux qui se séparent eux-mêmes.[27]
On n’a point vu de plus illustre exemple sur ce sujet, que celui de saint Cyprien. Car ayant soutenu contre la tradition et la vérité ecclésiastique autorisée et confirmée par le pape saint Étienne, l’erreur qui fut depuis l’hérésie des donatistes, mais l’ayant soutenue avec un esprit de charité et de paix, le même saint Augustin, qui a défendu le décret du pape, et a détruit jusqu’aux fondements l’erreur de saint Cyprien, ne laisse pas de dire : [28] Que ce saint martyr témoigna une plus grande vertu, et donna un plus saint et plus salutaire exemple à toute l’Église par sa fermeté inébranlable à demeurer dans l’unité catholique (c’est à dire, dans l’union et la fraternité chrétienne avec le même pape et les mêmes évêques qui condamnaient son opinion) : que s’il n’eût soutenu que la vérité.
Ce n’est pas que saint Augustin le veuille excuser absolument par ces paroles, dans le tort qu’il eut de préférer ses raisons et la prétendue tradition de son église de Carthage à la véritable tradition, et à l’autorité du Saint Siège. Mais ce grand docteur a voulu enseigner à toute l’Église par cette parole si mémorable, que ceux qui sont le plus éloignés d’imiter saint Cyprien dans sa faute et dans son erreur, comme sont ceux qui ne soutiennent que l’ancienne vérité, et la tradition perpétuelle et apostolique des pères, des papes et des conciles, doivent être le plus disposez à l’imiter dans sa modération, dans sa douceur, et dans sa charité admirable, qui a couronné sa vie toute sainte par son illustre martyre, et a fait honorer sa mémoire, et approuver ses ouvrages par les saints successeurs du pape Étienne, et par toutes les églises catholiques.[29]
Et c’est aussi cet esprit de paix et d’union fraternelle, que saint Paul a marqué en ces divines paroles : Tout[30] autant que nous sommes qui sommes parfaits, soyons dans ce sentiment, Que si vous avez quelque sentiment, qui ne soit pas conforme à la vérité, Dieu pourra vous révéler cette vérité, comme il a déjà fait d’autres. Et à qui est-ce, dit saint Augustin, que Dieu révèle ses vérités, quand il lui plaît, soit dans cette vie, soit après cette vie, sinon à ceux, qui marchent dans le chemin de la paix, et qui ne s’écartent point dans les routes égarées du schisme ? Souvenons-nous, dit le même Père[31], que nous sommes hommes ; et que d’avoir quelquefois des sentiments contraires à la vérité, c’est une imperfection d’hommes : que de se porter jusqu’au retranchement de la communion, et au sacrilège du schisme, ou de l’hérésie, soit par un amour déréglé de son opinion particulière, soit par un mouvement de jalousie envers ceux qui ont plus de piété et plus de vertu que nous, c’est une présomption de démons ; et que de ne se tromper jamais dans ses sentiments, c’est une perfection d’anges. Comme donc nous sommes hommes, et ne sommes anges qu’en espérance ; pendant que nous n’avons point encore la perfection des anges, gardons-nous au moins d’avoir la présomption des démons.
Voilà, Monsieur, la conduite des apôtres et des saints. Voilà ce que la vraie dévotion chrétienne et apostolique inspire à ceux, qui comme vrais enfants de Dieu, s’efforcent de ne suivre que les mouvements de l’esprit de Dieu, toujours accompagnés de justice et de charité, et non la préoccupation téméraire des impressions étrangères de la médisance, qu’une mauvaise disposition fait recevoir pour les vérités.
Certes ces personnes doivent prendre garde, que voulant de leur autorité privée séparer leurs frères de la société visible et extérieure de l’Église, ils ne se séparent eux-mêmes, comme dit saint Augustin, de sa société intérieure et invisible, en rompant le lien de la charité divine, formée par le saint Esprit, qui unit ensemble tous les membres vivants de la même Église.
Après avoir jugé les autres avec tant de hardiesse sur des erreurs prétendues contre la foi qu’ils prennent la peine de s’examiner et de se juger eux-mêmes sur ces véritables violements de la charité. Qu’ils se souviennent que qui ne l’a point, peut donner son corps aux flammes, et ses biens aux pauvres, et n’être rien devant Dieu, selon saint Paul, quelque pieux et saint que l’on paroisse devant les hommes : Que la charité, comme dit saint Chrysostome, fait des disciples à Jésus-Christ sans le martyre ; mais que le martyre même n’en saurait faire sans elle : Que qui hait son frère est homicide selon saint Jean ; et qu’il n’y a pas sujet de croire, que ceux qui osent bien déclarer, qu’ils souhaitent que leurs frères tombent dans le dernier des maux, qui est le schisme, et qui font des vœux à Dieu et aux Saints pour leur éternelle damnation, les aiment d’un amour fort chrétien.
Qu’ils considèrent cette parole terrible d’un grand saint, que ceux qui sont portés d’un esprit ennemi de la charité fraternelle, quoi qu’ils soient dans l’Église, sont de faux chrétiens, et des Antéchrists.
Et enfin, qu’ils se souviennent, qu’il y en a eu que les saints ont appelés d’humbles et dévots calomniateurs, et que l’on ne mérite pas seulement ce nom lorsque l’on invente des médisances atroces contre des personnes innocentes ; mais encore lors qu’on les croit légèrement et sans preuve, lorsqu’on les sème dans le public, lorsqu’on les appuie par quelque réputation que l’on a parmi le peuple ; et lorsqu’on fonde sur ces impostures des diffamations sanglantes et scandaleuses, des comparaisons de docteurs et d’ecclésiastiques très catholiques, avec les plus grands des hérésiarques du dernier siècle, des excommunications sacrilèges et schismatiques des seigneurs même les plus illustres en piété, et des souhaits funestes de voir hors du sein de l’Église ceux que Dieu a joints avec elle, et que nul homme n’en peut séparer.
Car vous pouvez, Monsieur, vous assurer que toutes ces violences ne servent, qu’à affermir davantage dans l’unité catholique les plantes spirituelles que la main du Père céleste a plantées dans le champ de son Église ; comme les secousses des vents, dit saint Chrysostome, ne font qu’affermir les arbres dans la terre lors qu’ils y sont bien enracinés.[32] Elles ne servent qu’à les attacher plus fortement au saint siège apostolique. Et quand les médisances de leurs ennemis auraient obscurci leur innocence, et les auraient décriés dans Rome, ils se tiendraient toujours obligés d’imiter la modération des saints Pères, qui étant tombés autrefois dans ce malheur par les calomnies de leurs adversaires, l’ont toujours souffert avec humilité, et souvent même en silence, et n’ont pas laissé de reconnaître pour chefs de l’Église ceux que Dieu avait établis pour successeurs de saint Pierre.
Ils ne laisseraient pas, comme ont fait ces saints, d’honorer toujours en la personne du Père commun des vrais chrétiens, l’autorité paternelle, quoiqu’ils en ressentissent plutôt la sévérité que la tendresse ; et ils feraient voir à toute la France, qu’ils savent s’humilier sous le vicaire de Dieu, non seulement lorsqu’il les honore de ses faveurs, mais lors même qu’il semblerait les abandonner aux impostures de leurs ennemis comme Job adora Dieu,[33] non seulement lorsque Dieu le comblait de richesses et de biens, mais lors même qu’il l’abandonnait, tout innocent et tout juste qu’il était, à la puissance du calomniateur de sa vertu.
Ils apprendraient aux hérétiques ennemis de l’Église et du saint Siège, que les théologiens et toutes les personnes vraiment catholiques, c’est à dire, vraiment disciples de la tradition, et de l’Église reconnaissent tellement comme un article de foi la puissance hiérarchique et supérieure des souverains pontifes de Rome sur les autres évêques catholiques, que ni les persécutions, ni les injustices, ni leurs faux frères, ni leurs ennemis, ni le monde, ni l’enfer, ne les sauraient séparer de la charité et de l’union indissoluble, que la communication de l’Esprit de Jésus-Christ, et l’unité catholique leur donne avec l’Église romaine, comme avec la mère sainte et la maîtresse auguste de toutes les autres.
Quelques impostures que leurs ennemis publient pour les noircir : quoi qu’après avoir dès mil six cent quarante-trois diffamé la doctrine des saints Pères touchant la pénitence, comme une hérésie pareille à celles de Luther et de Calvin, ils aient depuis quitté cette accusation qui ne leur a pas réussi, pour imputer de fausses erreurs dans la matière de la grâce à ceux qui préfèrent l’ancienne doctrine des Pères aux opinions de leurs nouveaux auteurs : quoique voyant cet artifice ruiné, ils se soient avisés depuis six mois de faire publier par un de leurs confidents dans un livre imprimé, cette abominable calomnie, que ceux qu’on appelle jansénistes sont des déistes, qui ne croisent pas l’Incarnation du Fils de Dieu, et qui ont déclaré la guerre à tous les mystères de la religion chrétienne :[34] quoiqu’ils n’aient point encore fait de scrupule d’avancer jusques dans le Louvre depuis huit jours ce mensonge infâme : Qu’on savait de certaine science que ces personnes veulent ruiner la transsubstantiation, et d’autres articles de foi de la religion catholique tous différents de ceux de la grâce : quoique depuis quelques jours ils aient publié un libelle rempli de falsifications et d’impostures, où ils ne se contentent pas de faire un schisme dans l’Église, en opposant le nom de catholiques à celui de jansénistes, comme si ceux qu’ils appellent de ce faux nom n’étaient pas aussi catholiques qu’eux ; mais soutiennent hautement l’excès de ces ecclésiastiques, qui est le sujet de cette Lettre, en prétendant avec autant de témérité que d’outrage, qu’on est obligé de se séparer de la conversation de ces personnes comme d’excommuniées et d’hérétiques, suivant le commandement qu’en fait saint Paul dans l’Épître à Tite : Fuis l’homme hérétique,[35] falsifiant ce passage, où saint Paul n’ordonne pas à de simples particuliers, mais à Tite qui était évêque, de fuir un hérétique après qu’il l’aurait averti lui-même en sa propre personne une ou deux fois : ce que cet auteur a supprimé en retranchant ces paroles du saint Esprit : Post unam et alteram correptionem ; Et quoiqu’enfin ils ajoutent de temps en temps mille autres faussetés à ces impostures, ces vrais enfants de la paix ne se porteront point, avec la grâce de Dieu, à imiter le procédé schismatique que l’on emploie contre eux. Et sachant qu’ils sont obligés en conscience d’aimer ceux qui les haïssent, et de prier pour ceux qui les persécutent, ils leur souhaiteront du fond de leur cœur tout le bien qu’ils se souhaitent à eux-mêmes, et les regarderont toujours comme leurs frères, et comme enfants de la même mère qui est l’Église, quoiqu’eux n’agissent à leur égard que comme ennemis impitoyables.
Que si leur emportement n’avait paru jusqu’à cette heure que dans leurs paroles et dans leurs écrits, vous voyez, Monsieur, qu’il passe maintenant jusqu’à des entreprises publiques et scandaleuses, et qu’on aperçoit dans l’exemple du traitement injurieux qu’on a fait à ce seigneur, lorsque tout le monde était en paix, les premières étincelles du feu d’une cruelle persécution, qu’ils allumeraient contre les personnes les plus orthodoxes et les plus pieuses de toutes conditions, s’ils avaient un prétexte pour excommunier et retrancher de l’Église sans connaissance de cause ceux qu’il leur plairait, et satisfaire toutes leurs passions et toutes leurs vengeances particulières dans le trouble général qu’ils auraient excité en ce royaume.
Mais quand Dieu permettrait par la conduite de sa providence, qui est toujours adorable, qu’ils porteraient les efforts de leur persécution jusqu’à ces dernières extrémités, et que tous les ordres de l’État céderaient à leur crédit et à leurs poursuites, ceux qu’ils veulent opprimer depuis douze ans auraient toujours cette consolation, laquelle tous les hommes ni tous les démons ne sauraient ôter aux vrais serviteurs de Dieu, que selon la maxime toute apostolique du grand saint Augustin, pour la doctrine duquel ils souffrent ; comme au regard des méchants, soit qu’ils demeurent dans l’aire de Jésus-Christ, qui est l’Église : ou que le vent de la tentation les ait emportés, ce qui est paille est paille : ainsi ceux qui sont vraiment bons ne sortent jamais hors de l’Église : parce que lors même qu’ils semblent en être chassés par l’injustice des hommes, ou par quelque violence extraordinaire, cette expulsion hors de l’Église sert d’une plus grande épreuve à leur vertu, que s’ils étaient toujours demeurez dedans, lorsqu’ils la souffrent avec tant de patience, qu’ils ne s’élèvent contre elle en aucune sorte : mais s’affermissent davantage sur la pierre solide de l’unité par la force invincible de la charité.[36]
Mais il y a sujet d’espérer, Monsieur, que Dieu dissipera des conseils si violents, et qu’il éclairera même ceux qui s’y laissent aller par un obscurcissement déplorable, qui leur a dérobé en cette rencontre la connaissance des premiers devoirs de l’équité naturelle, des obligations indispensables de la charité chrétienne, et de la conduite sainte des Pères et des Souverains Pontifes.
Quand ils seront un peu revenus à eux, ils reconnaîtront l’excès qu’ils ont fait. Ils pourront remarquer par leur propre exemple la vérité de cette parole de saint Grégoire : Que la piété est fort inutile si elle n’est accompagnée d’une savante discrétion ; et de ces deux autres de saint Bernard : Que lors qu’on néglige de s’instruire, le zèle ne sert qu’à nous exposer à l’illusion de l’esprit d’erreur : qu’il se rend insupportable sans la lumière de la science qui le guide ; et que non seulement sans elle il est moins salutaire ; et moins efficace en bonnes œuvres ; mais qu’il est même souvent très pernicieux[37].
Ils rougiront possible d’avoir prononcé, n’étant que de simples prêtres, des sentences d’excommunication, que saint Thomas assure ne pouvoir être prononcées sans péché mortel par ceux qui n’en ont pas l’autorité.
Quoi qu’il en soit, Monsieur, ce seigneur, à qui on a voulu faire un si grand outrage, se doit estimer heureux d’avoir souffert pour la justice, en souffrant patiemment d’être traité avec une si extrême injustice ; d’avoir souffert pour la vérité, en suivant plutôt la connaissance qu’il a de la probité et de l’innocence de ses amis, que les mensonges de leurs ennemis : d’avoir souffert pour la charité en rejetant les conseils de division et de schisme qu’on lui inspirait, contre ceux qu’il n’aime qu’en Dieu et pour Dieu.
Sa piété lui fera, sans doute, considérer cette rencontre, comme une de ces occasions uniques, que Dieu fait naître pour éprouver la fidélité de ceux qu’il aime, et pour les sanctifier par l’épreuve même de leur patience. Elle lui doit être d’autant plus chère et plus précieuse, qu’il en arrive assez d’autres aux personnes de sa condition et de sa vertu, où la complaisance et la flatterie ne leur donne que trop de sujet d’élèvement et de vanité : au lieu qu’il s’en rencontre très rarement, ou lors mêmes qu’ils n’agissent que selon Dieu, on les humilie et on les rabaisse devant les hommes.
Voilà, Monsieur, les sentiments que Dieu m’a donnés sur le sujet que vous m’avez proposé : ou plutôt voilà les sentiments des saints Pères sur cette conduite extraordinaire, qui a scandalisé toutes les personnes justes et raisonnables qui en ont ouï parler. Je m’assure que vous serez autant édifié des règles si pures de ces grands hommes et de leur modération toute apostolique, que vous avez été blessé d’un procédé si irrégulier et si injuste, et que l’un et l’autre ne servira qu’à vous affermir dans l’union sainte de sa charité avec tous ceux que l’Église tient dans son sein, et qu’elle nourrit du lait de ses mamelles sacrées. C’est,
Monsieur
Ce 24 févr. 1655 Votre très humble et très obéissant serviteur,
ANTOINE ARNAULD
- ^ Nos vero a communione prohibere quemquam non possumus, quamvis hæc prohibitio nondum sit mortalis, sed medicinalis, nisi aut sponte confessum, aut in aliquo, sive sæculari, sive ecclesiastico judicio, nominatum atque convictum. Quis enim sibi utrumque audeat assumere, ut cuiquam ipse sit, et accusator et judex. Aug. Hom. 50. c. 4. Nulli Christianorum facile communio denegetur, nec ad indignantis fiat hoc arbitrium sacerdotis, quod in magni reatus ultionem inuitus et dolens quodam modo debet inferre animus vindicantis. Leo ep. 19. Ad Episc. Vien.
- ^ Cujusmodi regulam etiam Paulus Apostolus breviter insinuasse intelligitur cum quibusdam talibus commemoratis criminibus ecclesiastici judicii formam ad omnia similia ex quibusdam daret. Ait enim scripsi vobis in epistola, non commisceri fornicariis. Non contrarium est huic loco id quod alio loco dicit Apostolus : Tu quis es qui judicas alienum servum ? Suo Domino stat aut cadit. Noluit enim hominem ab homine judicari ex arbitrio suspicionis, vel etiam extraordinario usurpato judicio, sed potius ex lege Dei secundum ordinem Ecclesiæ, sive ultrò confessum, sive accusatum atque convictum. Nam si nominatio sola sufficit, multi damnandi sunt innocentes, quia sæpe falto in quoquam crimina nominantur. August. Hom. 50. c. 4.
- ^ Marcianistarum quam memorabant hæresim. Greg. lib. 5. ep. 15. Ex omnibus tamen capitulis in eis, sicut prædixi, qui ad me in urbe regia venire consueverunt, nullum omnino errorem cujuslibet prædicti capituli agnovi, sed neque fuisse existimo. Nam si fuisset, agnovissem. Quia vero sunt multi fidelium, qui imperito zelo succenduntur, et sæpe, dum quosdam quasi hereticos insequuntur, hæreses faciunt, etc. Id. lib. 9. ep. 39.
- ^ Adversus presbyterum accusationem noli recipere, nisi sub duobus aut tribus testibus. I. Tim 5 10. Accusationis ordinem dudum canonicis institutum decretis servari jubemus. Ut si quis clericorum in accusatione pulsatus fuerit non statim reus æstimetur qui accusari potuit, ne subjectam innocentiam faciamus. Capit. Adriani Papa c. 7.
- ^ Chrysost. Hom. 76. Tom. 1.
- ^ Sub pretextu hæresis affligis quempiam veraciter profitente fidem catholicam non sinamus : ne, quod absit, hæresim fieri sub emendationis magis specie permittamus. Valde autem mirati sumus, cur hi qui in causa fidei judices contra Joannem Chalcedonensis Ecclesiæ Presbyterum a vobis fuerant deputati, negligentes veritatem opinioni crediderint, et credere distincte profitenti noluerint ; maxime cum accusatores ipsius, Marcianistae, quam memorabant hæresim, unde eum reum moliebantur efficere, interrogari quæ esset, nescire se manifesta professione responderunt. Ex qua re evidenter agnoscitur, quia personam ipsius sine Dei respectu non juste, sed contra animas suas sola gravare voluntate tantummodo voluerunt. Ea propter eorumdem judicum reprobantes sententiam nostra eum diffinitione catholicum, et ab omni hæretico crimine liberum denuntiauimus. Gregor. li. 5. ep. 15. De Joanne vero Presbytero cognoscite, quia illius causa per synodum decisa est, in qua aperte cognoui, quia ejus adversarii eum facere hæreticum voluerunt, et diu conati sunt, sed minime potuerunt. Id lib. 5. Epist. 24.
- ^ Greg. l. 9. Ep. 39.
- ^ Ad evitandum scandala et multa pericula, quæ conscientiis timoratis contingere possent, Christi fidelibus tenore præsentium misericorditer indulgemus, quod nemo deinceps à communione alicujus, sacramentorum administratione vel receptione, aut aliis quibuscumque divinis intus et extra, pretæxtu cujuscumque censuræ, aut sententiæ Ecclesiasticæ a jure vel homine generaliter promulgatæ, teneatur abstinere, vel aliquem vitare, nisi sententia vel censura hujus modi fuerit illata contra personam, collegium, universitatem, Ecclesiam, communitatem, vel locum certum à judice publicata vel denunciata specialiter et expressa. Conc. Basil. sess. 20. Et later sub Leone X. sess. 2.
- ^ Doctoribus istis adhæsit communis usus. Fideles enim tam Romæ quam alibi non vitant conversationem cum excommunicatis, etiam notoriis, nisi nominatim excommunicati et denuntiati sint, aut publici percussores clericorum. Card. Tolet. Inst. Sacerdo. lib. 1. c. 12.
- ^ Ezech. 13
- ^ Ipse sceleratos sacrilegos fuisse dicit : ego innocentes fuisse respondeo. Quid laborem probare de defensionem meam, tum ille nec tenuiter probare conatus sit accusationem suam ? Si est ulla humanitas in rebus humanis, puto nos justius posse reprehendi, si ignotos homines, quos criminantur inimici, nec eorum crimen ulla testificatione demonstrant, nocentes potius quam innocentes crediderimus. Quia si forte se aliter veritas habet ipsi certe humanitati debitum redditur, cum homo de homine nihil mali temere suspicatur, nec cuiquam criminanti facile credit ; quando sine teste ac sine ullo documento crimen objiciens, maledicus potius conviciator, quam veridicus accusator extiterit. Aug. De union bapt. c. 16.
- ^ Feu Monsieur l’archevêque de Paris.
- ^ Qui eum hæreticum esse arbitrantur insaniunt. Sever. Sulpit. Dial. 1.
- ^ Pallad. Hist Laus. c. 125.
- ^ Vœu des Jésuites de Caen à la sainte Vierge, fait en vers Latins et imprimé par eux à Caen, en Juin 1653.
- ^ Aperte cognovi quia ejus adversarii cum facere hæreticum voluerunt nec potuerunt. Greg. l. 5. Ep. 14.
- ^ I. Joan. 2. 9.
- ^ Rom. 12. 5.
- ^ Joan. 11. 52.
- ^ Joan. 17. 21.
- ^ Concil. Ephos. par. 2. Act. 1. Concil. Constant sub Flauiano Conc. Chalced. Act. 2.
- ^ Les Donatistes.
- ^ In Collat. Carthag.
- ^ Cum enim præcisus ramus inseritur, fit aliud vulnus in arbore quo possit recipi ut vivat, qui sine vita radicis peribat. Ita ergo et isti, cum ad radicem catholicam veniunt, nec eis quamvis post erroris sui pœnitentiam honor clericatus vel Episcopatus aufertur, fit quidem aliquid tanquam in cortice arboris matris contra integritatem severitatis. Verumtamen coalescente insitorum pace ramorum, charitas cooperit multitudinem peccatorum. August. Ep. 50.
- ^ Nihil innovetur, nisi quod traditum est. Stephan. PP. 1. apud. Cypr. Ep. 74. et Vinc. Lirin. c. 9.
- ^ Aug. lib. 5. contra Donat. c. 17.
- ^ Ne in parte præcisa remaneat insanabile vulnus erroris. Id. lib. 2. contra Donat. c. 4.
- ^ Majus in eo robur virtutis eminuit, cum ista quæstio nondum discussa nutaret, quod aliter sentiens quam multi collegæ tantam moderationem obtinuit, ut Ecclesiæ Dei sanctam societatem nulla schismatis labe truncaret, quam si omnia non solum veraciter, sed etiam pariter sine ista virtute sentiret. Aug. de baptismo contra Donat. li. 5. c. 17. et lib. 3. c. 4. et alibi.
- ^ Aug. de Baptis. contra Donat. lib. 5. c. 17.
- ^ Propterea dicit Apostolus alio loco : Quotquot ergo perfecti hoc sapiamus, et si quid aliter sapitis, hoc quoque vobis Deus revelabit. Quibus autem revelat cum voluerit, sive in hac vita, sive post hanc vitam, nisi ambulantibus in via pacis, et in nullam præcisionem deviantibus. Aug. contra Donat lib. 2. c. 5.
- ^ Homines sumus. Unde aliquid aliter sapere quam se res habet, humana tentatio est. Nimis autem amando sententiam suam, vel invidendo melioribus ut que ad præcidendæ communionis et condendi schismatis vel hæresis sacrilegium pervenire, diabolica præsumptio est. In nullo autem aliter sapere quam res se habet, angelica perfectio est. Qui itaque homines sumus, sed spe angelii sumus, quamdiu perfectionem angeli non habemus, præsumptionem diaboli non habeamus. Id Ibid. Etiam cumintus videntur, ab illa invisibili charitatis compage separati sunt. Aug. contra Donat. lib. 3. c. 9. Si charitatem non habeam, nihil sum. Et si distribuero in cibos pauperum omnes facultates meas, et si tradidero corpus meum ita ut ardeam, charitatem autem non habuero nihil mihi prodest. I. Cor. 13.3. Chrys. To. 1. ho. 43. Omnis qui odit fratrem suum homicida est. I. Joan. 3. 15. Hujus autem fraternæ charitatis inimici sive apertem fortis sint, sive intus esse videantur, pseudo christiani sunt et Antichristi. Aug. De bapt.contra Donat. l. 3. c. 9. Sainte Hildegarde en ses Prophéties.
- ^ Chrysost. 10. hom. 9. S. Basile, S. Hierosme, S. Paulin. Les saints évêques d’Afrique du temps du pape Zozyme, et saint Augustin avec eux. S. Hilaire archevêque d’Arles. S. Bernard.
- ^ Job. 1. 20. et 21.
- ^ Relation juridique du sieur Jean Filleau, etc. A Poitiers 1654.
- ^ Conférence d’un catholique avec un janseniste, par Péan, etc. p. 103.
- ^ Sive in area in sua sterilitate perseverent, sive occasione tentationis tanquam vento extra tollantur, quod palea est palea est. Spiritales autem, sive ad hoc ipsum pio studio proficientes, non eunt foras : quia et cum aliqua vel perversitate, vel necessitate hominum videntur expelli, ibi magis probantur quam si intus permaneant, cum adversus Ecclesiam nulla tenus eriguntur, sed in solida unitatis petra fortissimo charitatis robore radicantur. Aug de Bapt. contra Donat. lib. 1. c. 17.
- ^ Valde inutilis est pietas, quæ scientiae discretione caret. Gregor. lib. 1. Moral. c. 15. Facillimm zelo tuo spiritus illudet erroris, si scientiam negligas. Bern. in Cant. Ser. 19. 9. Importabilis si quidem absque scientia est zelus. Id. in Cant. Ser. 49. Semper quidem zelus absque scientia minus efficax minusque utilis invenitur, plerumque autem et perniciosus valde sencitur. Ibid. D. Thom. 2. 2. q. 60.