P 18 : Notes Wendrock

 

Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis [...], avec les notes de Guillaume Wendrock, II, Nouvelle édition, 1700, 2 vol, p. 475-499.

Ludovici MONTALTII Litterae provinciales de morali et politica jesuitarum disciplina, a Willelmo Wendrockio [...], e gallica in latinam linguam translatae, Coloniae, N. Schouten, 1658, p. 495-509.

 

Dialogue de Guillaume Wendrock

Pour servir d’éclaircissement à la dix-huitième Lettre.

Puisque les Jésuites n’ont osé rien dire contre la dix-huitième Lettre, parce qu’ils n’ont pu apparemment résister à la force de la vérité qui les mettait hors d’état d’y pouvoir répondre, je me trouve ainsi heureusement déchargé de la peine de les réfuter. Car quoique Montalte n’ait rien dit sur l’autorité du pape que ce qui est constant parmi tous les catholiques, néanmoins toutes ces sortes de questions sont odieuses par elles-mêmes, et on ne les doit agiter que lorsque la nécessité y engage. Je ne veux donc point entrer ici dans la dispute du fait de Jansénius, et je m’abstiens de fortifier, comme je le pourrais, par beaucoup d’exemples tirés de toutes sortes de théologiens catholiques, ce que Montalte dit pour montrer que les papes se sont souvent trompés sur des faits. Je crois seulement devoir ajouter à la fin de cet ouvrage une dispute que j’ai eue avec un savant homme, mais un peu trop porté pour les molinistes. Elle est assez agréable par elle-même, et elle convient parfaitement au sujet de cette lettre. Que dis-je ? Ce fut cette lettre même qui y donna occasion.

Je l’avais donnée à lire à cet ami, et comme, en la lui redemandant je le priai à l’ordinaire de me dire ce qu’il pensait de cet ouvrage de Montalte : Il est plus heureux, me dit-il, à réprimer la témérité du p. Annat qu’à établir son sentiment propre. Je suis un peu surpris, lui dis-je, du peu de cas que vous faites de cette lettre : et j’en appelle à vous-même. Dites-moi, je vous prie, si, pour m’arrêter à ce seul point, il y a rien de plus clair de plus élégant, et de plus véritable que ce qu’il dit sur la grâce efficace qui fléchit et qui tourne la volonté comme elle veut, sans lui ôter le pouvoir de refuser son consentement.

Souffrez, répondit-il, que je vous dise que c’est cet endroit-là même qui ne m’a pas paru bien soutenu, ni digne de Montalte. Je sais que ce sont là les discours impertinents des thomistes, et je veux, croire, puisque Montalte le veut, que c’est aussi le sentiment de Jansénius. Mais je ne saurais souffrir que Montalte les imite. Il aurait dû laisser aux scolastiques des puérilités qui ne sont pas moins éloignées du caractère de son esprit qu’elles le sont de la vérité. Et si vous voulez que je vous dise simplement ce que j’en pense, il m’a à la vérité persuadé qu’il est thomiste, mais il m’a aussi persuadé en même temps qu’il n’est pas incapable de donner dans des bagatelles. Car je vous demande : s’il y a rien de plus ridicule que ce pouvoir de résister à la grâce qui demeure toujours inutile et comme endormi, qui n’a jamais produit, et qui ne produira jamais aucun acte. On peut, dites-vous, résister à la grâce efficace. Cela est fort bien. Mais comment savez-vous qu’on peut y résister, puisque jamais personne n’y résiste actuellement ? S’il faut vous en croire, on ne pourra jamais convaincre les charlatans qu’ils mentent, quand ils disent que leur remède spécifique à la vertu de guérir toutes sortes de maladies. Car si on leur dit qu’il n’en a jamais guéri aucune, ils n’ont qu’à répondre, comme les thomistes, qu’il n’en a pas moins en soi le pouvoir qui n’est jamais réduit en acte.

Pendant qu’il se divertissait à railler ainsi Montalte, je l’écoutai sans l’interrompre pour lui laisser le plaisir de dire tout ce qu’il voudrait. Quand il eut cessé de parler, Je vous entretiendrai une autre fois, lui dis-je, de cette matière, et peut être serez-vous obligé de rabattre un peu des injustes préventions que vous avez contre cette opinion. Il me suffit que vous rangiez Montalte parmi les thomistes. Il lui sera aisé avec un tel secours de soutenir sa cause contre vous. Prenez garde seulement que vous ne souteniez pas si bien votre Molina contre lui. Cependant puisque vous le reconnaissez pour thomiste, vous êtes obligé d’avouer qu’il est catholique.

J’en conviens, dit-il, Montalte est orthodoxe et thomiste. Et si vous voulez bien me le permettre, j’ajouterai qu’il dit élégamment des impertinences, mais que ce sont toujours des impertinences.

C’est ce que nous examinerons, lui répondis-je ; mais prenez garde que ces railleries ne retombent sur vous. En attendant je vous prie de m’accorder une chose qui n’est pas fort difficile. Eh quoi, dit-il, il n’y a rien que je ne sois prêt de vous accorder, pourvu que vous ne me demandiez point que je me fasse thomiste. Non lui dis-je : c’est une chose toute différente que je vous demande. Je vous prie seulement de me faire la grâce de vous envoyer par cette fenêtre et de vous élever en l’air.

Eh, me dit-il, êtes-vous raisonnable de me faire une pareille demande. Pourquoi, répartis-je, ne vous la ferais-je pas, puisque vous venez de me promettre que vous m’accorderiez tout ce que je vous demanderais : Il est vrai, répondit-il, mais c’est tout ce qui est en mon pouvoir, et vous voyez bien que cela n’y est pas. J’en tombe d’accord, lui dis-je, mais si vous avez peur de voler et de marcher dans les airs, au moins faites-moi le plaisir de vous jeter en bas par cette même fenêtre. Allez, me dit-il, vous promenez avec vos demandes. Ne vous fâchez point, lui répliquai-je ; un peu de patience. Et que serait-ce donc, si je vous demandais quelque chose de plus considérable ? Alors tout en colère, A quoi tend, me demanda-t-il, tout ce badinage.

Vous le saurez bientôt, lui dis-je ; il tend à quelque chose de très sérieux, et je vous prie de me répondre comme si je vous parlais sérieusement. Je vous demande donc encore une fois de vous jeter par cette fenêtre. Vous ne sauriez répondre comme à l’autre demande que vous ne le pouvez pas. Il est certain, me dit-il, que je le puis : mais je ne le veux pas. Vous avez raison lui dis-je, de ne le pas vouloir, et je suis ravi de voir que vous ayez autant d’attention à vous conserver. Mais n’obtiendrai-je pas au moins de vous, que vous vous coupez le nez, les mains, la langue, ou que vous vous arrachiez les yeux. Car vous ne pouvez pas nier que vous ne puissiez faire tout cela. Je tombe d’accord, dit-il, que je le puis. Eh bien, ajoutai-je, si vous le pouvez, faites-le donc. Je le puis répartit-il, mais je ne la veux pas. Accordez-moi donc, lui dis-je de le vouloir. Je ne veux pas non plus le vouloir, répondit-il, mais pourquoi insistai-je ne voulez-vous pas faire cette expérience de votre liberté ? Car vous aurez parfaitement bien prouvé que vous le pouvez faire quand vous l’aurez fait. Vous vous moquez de moi, répliqua-t-il, de me demander de telles expériences. Je ne veux pas qu’il m’en coûte tant pour éprouver ma liberté.

Je vois bien, lui dis-je, que vous êtes obstiné à vouloir conserver vos yeux. Mais croyez-vous que je puisse trouver quelqu’un dans cette ville qui veuille bien se les arracher pour me faire plaisir ? Non certainement, me dit-il, vous n’en trouverez aucun. Pas même dans toute l’Allemagne, ajoutai-je ? Vous n’en trouvez pas un, me répondit-il. Et bien n’en trouverai-je point dans tout le reste du monde ? Non, me dit-il, vous n’en trouverez point, à moins que ce ne soit dans les lieux où l’on renferme les fous.

À ce que je vois, lui dis-je, les hommes de ce temps-là sont bien peu obligeants ; et ils aiment bien passionnément leurs yeux. Mais comme vous avez beaucoup étudié l’antiquité, peut-être me pourrez-vous citer plusieurs exemples d’une telle complaisance. Il est vrai, me dit-il, qu’il y a eu des gens qui se les sont arrachés, par chagrin et par emportement, comme on le rapporte d’Œdipe ; d’autres l’ont fait pour s’appliquer davantage à la philosophie, et c’est ce qu’on dit de Démocrite ; mais je ne crois pas qu’il s’en soit jamais trouvé, ni qu’il s’en trouve jamais qui le fasse par complaisance et pour divertir un ami. D’ailleurs il n’y a jamais eu personne assez insensé pour faire une pareille demande, bien loin qu’il se soit jamais trouvé un homme assez fou pour l’accorder. Et cependant, lui dis-je, il n’y a personne qui n’ait pu faire ce que personne n’a jamais fait et ne fera jamais.

Et bien, me dit-il, que s’ensuit-il de là ? Ce qu’il s’ensuit, lui dis-je. Ne le voyez-vous pas ? Vous m’avez accordé en raillant ce que vous ne m’auriez jamais accordé autrement, étant aussi prévenu que vous l’êtes. Que vous ai-je accordé, répondis-je, qui a toujours été et qui sera jusqu’à la fin des siècles sans aucun effet. Car tout le monde a le pouvoir de s’arracher les yeux, même pour se divertir. Il n’y a personne qui ne reconnaisse qu’il le peut faire : et cependant il n’y a personne qui le veuille, ni qui l’ait voulu, et personne ne le voudra jamais. J’ai donc un pouvoir qui ne passe jamais à l’acte et une volonté à laquelle je ne résiste jamais.

Mais comprenez-vous bien l’étendue de ce pouvoir ? Car persuaderez-vous jamais à personne d’aller tout nu dans les rues sans nécessité ? C’est pourtant ce que tout le monde peut faire. Persuaderez-vous à un magistrat d’aller au Palais habillé en comédien ? À un prêtre de paraître en public sans chapeau ou sans bonnet carré ? Et dites-vous, je vous prie, vous qui avez du bien, et qui comme je le crois êtes bien aisé d’en avoir, si quelqu’un vous priait de vous réduire à la mendicité, le feriez-vous ? Comment ne renvoyeriez-vous pas celui qui vous en ferait la proposition ?

Examinez donc, ce qui se passe dans la vie des hommes, et vous verrez que nous sommes déterminés à presque toutes nos actions par un penchant infaillible, et qu’il y en a peu à l’égard desquelles on demeure dans cette indifférence variable et inconstante, ou dans cet équilibre que vous souhaitez. Il n’y a personne qui passe sa vie au lit sans être malade. Il n’y a point d’allemand qui s’habille parmi nous comme les Turcs, ni de turc qui chez eux s’habille en allemand. Il n’y a personne en Allemagne qui reçoive le monde sur des tapis comme on fait en Turquie. La coutume, la passion, la crainte de passer pour ridicule introduisent et établissent une manière fixe et invariable de faire la plus grande partie des choses. Et l’esprit s’y fait et s’y accoutume tellement, que quoiqu’il n’y ait personne qui ne puisse agir d’une différente manière, tous néanmoins agissent uniformément.

Ne sont-ce pas là, je ne dis pas des images, mais autant d’exemples de la chose dont vous vous moquiez tout présentement ? Car que fait la grâce efficace ? Elle fait que Dieu devient aimable à l’homme, qu’il reconnaît que sa vie, sa lumière, son repos, ses richesses, son salut consistent à s’attacher à lui, qu’il s’en réjouit, qu’il est bien aise de dépendre de lui, et qu’il trouve au contraire que le péché est difforme, horrible, honteux, plein de misères, et qu’avec tous ses faux attraits il n’a rien de comparable aux biens éternels, en un mot qu’il l’abhorre et le déteste comme le plus grand de tous les maux.

Après cela pourquoi vous étonnez-vous de ce qu’un homme qui est dans cette disposition, ne résiste point à la grâce, quoiqu’il sente en lui-même qu’il a le pouvoir d’y résister ? La cupidité, la coutume, la raison, peuvent déterminer infailliblement la volonté à de certaines actions : pourquoi la grâce ne le pourra-t-elle pas faire de même ? Pourquoi craignez-vous que la liberté ne soit blessée par ce penchant infaillible que la grâce donne à la volonté vous qui ne craignez rien pour la liberté en voyant la volonté suivre tant de penchants infaillibles qu’elle reçoit de la cupidité, de la coutume, de la raison.

Après que je lui eus parlé ainsi : Est-ce là, me dit-il en souriant, où vous en vouliez venir par tout cet artifice ? Il ne fallait point, mon cher ami, vous y prendre de si loin : il n’était point nécessaire de chercher tant de détours ni d’apporter tant d’exemples : ce que vous dites est très vrai. Il y a une infinité de choses auxquelles la raison, la coutume, et même la grâce, puisque vous le voulez, nous portent infailliblement. Mais comme il n’y a point absolument de contradiction qu’on s’éloigne de la raison, de la coutume, et de la passion, il n’y en a point non plus qu’on résiste en effet à la grâce même efficace. Ainsi la différence qu’il y a entre vous et moi, c’est que je suis convaincu que quelque forte que soit la cupidité ou la grâce, il se peut faire que la volonté y résiste effectivement si elle le veut : et vous au contraire vous soutenez avec vos thomistes qu’il y a contradiction qu’elle y résiste jamais. Je veux bien admettre une infaillibilité morale, mais je rejette l’infaillibilité physique que vous admettez comme contraire à la liberté. Non seulement la volonté pourrait, selon moi, refuser son consentement à la grâce si elle voulait, mais elle peut encore le vouloir. Je puis me jeter par la fenêtre si je le veux, et je puis aussi le vouloir. Mais pour vous autres quand vous dites : Que la volonté peut résister à la grâce si elle le veut, vous paraissez dire quelque chose, et vous ne dites rien en effet : Car vous niez que personne puisse vouloir y résister.

Mon cher ami, lui répondis-je, nous sommes presque d’accord : et si nous ne le sommes pas tout à fait, ce n’est pas que nous soyons différents dans le fond : c’est plutôt faute de nous bien entendre. Prenez garde seulement que vous n’appeliez morale ce que j’appelle physique. Car que voulez-vous que je comprenne quand vous dites que vous pouvez vouloir, par exemple, vous arracher les yeux et vous jeter par la fenêtre ? Pourquoi donc ne voulez-vous point ce que vous pouvez vouloir ? C’est sans doute parce que vous ne voulez pas vous servir de ce pouvoir que vous avez. Vous pourriez absolument le vouloir. J’en conviens : et quand vous dites que je le nie, vous ne comprenez pas bien mon sentiment. Mais parce que vous ne le voulez pas, vous n’avez garde d’avoir la volonté de le vouloir.

Nous pouvons de même toujours résister à la grâce efficace ; et nous pouvons vouloir y résister. Mais parce que nous voulons y consentir par une volonté que Dieu nous inspire, nous rejetons bien loin la volonté d’y résister. Car la volonté de faire une chose exclut entièrement la volonté de ne la pas faire. Celui qui veut vouloir, ne veut pas ne point vouloir. Celui qui veut consentir à la grâce, veut n’y point résister : ce qu’il pourrait faire s’il le voulait.

Ainsi il se fait ici un cercle merveilleux, et il en faut enfin venir à un vouloir dominant auquel tous les autres soient soumis. Ce vouloir vient de la cupidité dans un homme qui n’a point la grâce, et il vient de la grâce dans un homme qui a la grâce efficace.

Ainsi tant que la grâce est plus forte que la cupidité, la volonté ne lui résiste jamais actuellement. Or par ce qu’elle ne lui résiste point, les Pères ont dit quelquefois qu’elle ne peut y résister : ce qui ne signifie pas qu’elle n’a pas en effet le pouvoir d’y résister, mais seulement que la volonté est ferme et constante à ne vouloir pas y résister. Car il n’y a point d’autre impuissance dans la volonté que cette résolution de ne point vouloir. Or qui m’empêchera maintenant d’appeler infaillibilité physique cet effet infaillible que produit l’amour quand il est dominant dans le cœur ? Je veux bien aussi que vous l’appeliez moral, pourvu que vous ne lui fassiez rien perdre de son infaillibilité. Vous choisirez donc quand il vous plaira, pour railler, un autre sujet que ce pouvoir impuissant et sans action, comme vous l’appelez ; puisque vous voyez que la vie des hommes est toute pleine de ces sortes de pouvoirs.

Mais cependant, me dit-il, il n’y a point de contradiction que je m’arrache les yeux, et il n’y en a point aussi que je me les veuille arracher. Que dis-je ? Il s’est trouvé des hommes, comme je le remarquais tantôt, qui se les sont arrachés les uns par désespoir, et d’autres pour s’appliquer davantage à la philosophie. Pourquoi ne se pourrait-il pas faire qu’il s’en trouvât aussi qui eussent une telle envie d’expérimenter leur liberté qu’ils se les arrachassent pour en faire l’épreuve ? N’avez-vous jamais lu que c’est un usage dans les Indes que les philosophes se brûlent tout vifs, et que les femmes se fassent consumer sur le même bucher avec le corps de leurs maris ?

Tout cela, lui dis-je, ne sert de rien, et ne vous débarrasse point des difficultés qui se trouvent dans votre opinion. Car tous ces gens-là que vous me dites qui se sont arrachés les yeux, ou qui se sont brûlés, l’ont fait ou accablés par quelque calamité, ou séduits par quelque erreur, ou enfin emportés par quelque passion violente. Mais vous n’en trouverez aucun qui l’ait fait sans aucun sujet. Et cependant il n’y a personne qui ne le puisse faire. Voilà donc toujours un pouvoir d’agir qui n’a jamais son effet. Et c’est ce que vous ne voulez pas reconnaître.

J’ai grand tort, répondit-il ; comme s’il était étonnant, que ces sortes de pouvoirs dont on ne pense jamais à se servir n’aient jamais leur effet. Car qui est-ce qui pense à s’arracher les yeux ? Ainsi on peut dire que nous ne sommes pas même libres à l’égard de ces choses, puisque pour être libre ; il faut qu’on ait la pensée de ne point faire la chose qu’on fait.

Il est fâcheux, lui dis-je, un peu en colère, que vous ayez si peu consulté le bon sens avant que de bâtir votre système. Car qu’y a-t-il de plus ridicule que ce que vous voulez nous donner comme un dogme théologique, que nous ne sommes pas libres si nous n’avons la pensée de ne point faire ce que nous faisons ? J’en atteste ici votre conscience : dites-moi je vous prie, quand vous vous êtes levé aujourd’hui, avez-vous délibéré si vous passeriez tout le jour au lit ? Quand vous vous êtes mis à table pour dîner, vous est-il venu dans l’esprit d’en sortir sans manger ? Quand vous avez salué toutes les personnes de votre connaissance que vous avez rencontré dans le chemin, avez-vous pensé à les laisser passer sans les saluer ? Quand vous leur avez fait des compliments, avez-vous songé à leur dire des injures ? Quand vous parlez, vous vient-il toujours en pensée de vous taire ? Quand vous marchez, pensez-vous à ne point marcher ? Quand vous payez vos dettes, avez-vous la pensée de faire banqueroute ? Quand vous dites la vérité, avez-vous la pensée de mentir ? O que vous seriez à plaindre, si vous étiez toujours occupé de pensées aussi déraisonnables.

Faites maintenant l’application de tout ce que je viens de dire aux exercices de piété par lesquels nous méritons le ciel. Croyez-vous que quand de pieux religieux se trouvant au chœur aux heures marquées pour dire l’office, ils aient toujours la pensée de n’y point aller, et que sans cela leur action ne serait point méritoire ? Croyez-vous que quand les fidèles viennent à l’église les jours de fêtes pour y entendre la messe, ils pensent toujours à violer ce précepte ? Croyez-vous qu’ils aient toujours envie de faire bonne chaire quand ils jeûnent ? Si cela est ainsi, rien n’est plus pernicieux que de réprimer ses passions, et de s’avancer dans la vertu. Car rien ne contribue davantage à empêcher que ces sortes de pensées ne nous viennent dans l’esprit lorsque nous accomplissons les devoirs les plus essentiels de notre religion : Et cependant vous dites que sans ces pensées nous ne faisons rien librement, ni qui soit agréable à Dieu.

Je m’aperçois que de si grandes absurdités non seulement vous font douter de votre sentiment, mais vous en font même revenir tout à fait. Reconnaissez donc que la volonté conserve toujours son pouvoir à l’égard des choses auxquelles l’esprit ne pense point, comme à l’égard de celles auxquelles il pense, et que la volonté rejette pour s’attacher à d’autres objets. Reconnaissez, dis-je que ce pouvoir qu’elle conserve toujours, quoique très réel, ne produit néanmoins aucun effet, pendant qu’on a quelque affection dominante qui empêche la volonté de s’en servir, ou que l’on n’a pas la pensée qui serait nécessaire afin qu’elle s’en servit. Ainsi parce qu’un homme sage regarde comme une folie l’épreuve qu’il ferait de sa liberté en s’arrachant les yeux ; tant qu’il sera dans cette disposition, il ne la fera jamais ; et cependant il peut toujours la faire. Mais si cet homme changeait de disposition, c’est-à-dire s’il devenait fou, et que la pensée de cette expérience lui vint dans l’esprit, alors non seulement il la pourrait faire, mais peut-être même qu’il la ferait.

Voilà quel est ce pouvoir de pécher que nous admettons et qui subsiste avec la grâce efficace. Il n’arrive jamais qu’il ait son effet tant que l’impression que la grâce efficace fait sur notre volonté demeure la plus forte. Mais si elle cesse de l’être ce pouvoir peut avoir alors son effet. C’est pourquoi quand ceux de votre parti disent que les jansénistes n’admettent un pouvoir de résister que lorsque les dispositions nécessaires pour agir que la grâce met dans le cœur, viennent à changer, ils se trompent s’ils veulent simplement parler du pouvoir. Car les jansénistes comme les thomistes soutiennent que ce pouvoir de résister ou de pécher subsiste non seulement avec ces dispositions nécessaires pour agir, mais encore avec l’acte même : mais ils nient qu’il arrive jamais en effet que la volonté résiste tant que ces dispositions produites par la grâce ne sont point changées. Remarquez donc, je vous prie, combien cette comparaison que vous trouviez si ridicule, vous a rapproché de nous. Vous dites que vous ne voulez pas vous arracher les yeux : nous disons de même qu’un homme qui a la grâce efficace ne veut pas y résister. Vous dites que vous pouvez vous les arracher si vous voulez : nous disons aussi qu’il peut résister à la grâce s’il le veut. Vous dites que vous pouvez vouloir vous arracher les yeux, mais que vous ne voulez pas le vouloir : nous disons pareillement qu’il peut vouloir résister à la grâce, mais qu’il ne veut pas le vouloir. Vous avouez que vous ne voudrez jamais vous arracher les yeux à moins que vous ne changiez de disposition : nous disons de même qu’il ne voudra jamais résister à la grâce, à moins que la disposition de son cœur ne change.

Nous pouvons être d’accord de deux manières, me dit ici mon ami, ou parce que je me suis rapproché de vous, ou parce que vous êtes revenu à nous. Vous croyez que c’est moi qui me suis rapproché : et moi je pense que c’est vous qui êtes revenu à notre sentiment. Car il me semble que vous vous êtes beaucoup relâché de la dureté de vos principes. Dites plutôt, lui répartis-je, que vous commencez à comprendre cette matière. Car je ne dis rien qu’on n’ait dit une infinité de fois : mais je suis surpris du peu de soin que vous avez-vous autres de vous instruire de nos sentiments.

Cependant, dit-il, il me reste encore une difficulté sur ce que vous venez de dire. Ou je ne comprenais rien du tout dans la théologie que vous appelez augustinienne, ou vous allez voir que vous vous écartez un peu en cela de vos principes. Ne dites-vous pas que la grâce agit sur la volonté de la même manière que la passion quand elle est violente, et la coutume quand elle est fortifiée par une longue habitude ; et que comme la passion et la coutume laissent à la volonté le pouvoir de leur résister, quoi qu’elles excluent l’une et l’autre la volonté de résister en effet, la grâce de même lui laisse aussi le pouvoir, et ne lui ôte que la volonté de résister.

Oui, répondis-je, mais avec de certaines précautions dont je vous parlerai quand vous m’aurez proposé vos difficultés. Je vous dirai donc en un mot, continua-t-il, qu’il est vrai que je vous ai accordé, et avec raison, que je ne m’arracherai jamais les yeux tant que je serai dans la disposition où je suis présentement. Et je vous accorde de même qu’un avare ne jettera jamais de gaieté de cœur son argent dans la rivière. Il faut pour cela arrive, que l’esprit change entièrement de disposition. Mais on peut remarquer dans toutes sortes de passions, que quoiqu’on ne résiste jamais à la plus forte, il arrive souvent néanmoins que celle qui dans ce moment est la plus forte, devient la plus faible le moment d’après. Il est bien sûr par exemple qu’un avare ne manquera jamais d’accepter un gain qui se présente à faire, surtout s’il est honnête et légitime et qu’il ne coure aucun risque en l’acceptant. Mais si quelqu’un le menace de le tuer s’il l’accepte, il y a bien de l’apparence qu’alors il préférera la conservation de sa vie au gain d’une petite somme d’argent. C’est pourquoi on peut dire en général qu’il n’y a point de passion quelque forte qu’elle soit, qu’il n’en puisse naître une plus forte, qui non seulement puisse l’emporter sur celle-là, mais même qui l’emporte effectivement.

Je vous demande donc s’il en est de même de votre grâce efficace et victorieuse, et si vous croyez que cette grâce qui est victorieuse dans le temps qu’elle n’a qu’une légère passion à combattre, peut-être en effet vaincue à son tour, si la passion devient plus forte et plus violente. Si vous répondez qu’oui avec nous, je crains fort que vous ne vous écartiez beaucoup de Montalte et de vos thomistes.

Je ne m’en écarterais point lui répondis-je. Mais la subtilité de votre objection m’oblige à vous découvrir un secret de la doctrine de s. Augustin que peu de gens connaissent. On peut considérer la grâce efficace en deux manières, ou séparément et en elle-même ou conjointement avec la volonté de Dieu, et par rapport à l’effet pour lequel il la donnée. Si on la considère en elle-même, elle agit sur la volonté de la même manière que la cupidité, elle n’ôte point le pouvoir de résister non plus que la cupidité : elle opère certainement et infailliblement son effet lorsque la cupidité qu’elle combat est moins force qu’elle ; de même que la cupidité le produit infailliblement, quand elle n’est point combattue par une autre cupidité plus forte. Enfin comme la cupidité qui était victorieuse lorsqu’elle n’était combattue que par une autre cupidité plus faible, cesse de l’être dès que celle-ci devient à son tour la plus forte, de même la grâce qui était victorieuse, lorsque la cupidité qu’elle combattait était la moins forte, sera vaincue si la cupidité devient la plus forte. Ainsi il peut arriver qu’un homme surmonte une tentation légère, et qu’il succombe à une plus forte, quoiqu’il ait la même grâce dans l’une que dans l’autre.

Voilà en quoi la grâce convient avec la cupidité ; mais voici en quoi elle en diffère, et ce qui fait que la grâce agit sur la volonté d’une manière beaucoup plus efficace et plus infaillible que la cupidité. C’est comme l’enseignent fort bien les thomistes, qu’il ne faut pas considérer la grâce toute seule, mais comme un instrument dans la main de Dieu et conjointement avec sa volonté efficace et toute puissante, qui ne peut jamais être vaincue par la volonté humaine. « Si nous ne croyons cette vérité, dit saint Augustin, il faut que nous renoncions au premier article de notre foi, par lequel nous faisons profession de croire en Dieu tout-puissant. Car il n’est appelé Tout-puissant, que parce qu’il peut tout ce qu’il veut, et que la volonté d’aucune créature ne peut empêcher l’effet de la sienne qui est toute-puissante » [Enchir. c. 96]. Vous n’ignorez pas aussi, le beau passage de saint Thomas sur ce sujet : « Cette préparation, dit-il, en parlant de la préparation à la grâce sanctifiante, peut être considérée en tant qu’elle vient de Dieu qui mut l’esprit de l’homme, et alors elle emporte avec elle l’effet auquel Dieu l’a destinée, et elle l’emporte nécessairement, non à la vérité d’une nécessité de contrainte, mais d’une nécessité d’infaillibilité, parce que la volonté de Dieu ne peut manquer d’avoir son effet » [I. 2 quaest. 112, art.3].

C’est pourquoi lorsque Dieu veut faire miséricorde à un homme il choisit des moyens proportionnés aux difficultés que cet homme a à surmonter. S’il veut convertir à lui un cœur dominé par une passion violente, il lui donnera une grâce plus forte que cette passion, et il empêchera que cette passion se fortifie. Ainsi la grâce aura toujours l’effet que Dieu s’est proposé en la donnant, et il n’arrivera jamais que la volonté de la créature empêche l’accomplissement de la volonté toute puissante du Créateur. C’est ainsi que Dieu surmonte toute résistance, soit positivement, comme on parle dans l’École, en inspirant pour lui un amour plus fort que la concupiscence, soit négativement, en éloignant tout ce qui pourrait servir à fortifier ou à exciter la concupiscence.

De cette manière, me dit mon ami, il se pourrait donc faire qu’une même grâce considérée comme séparée de la volonté de Dieu, étant donnée à des personnes qui sont dans des dispositions différentes et dans un degré différent de cupidité, convertira les uns, et ne convertira pas les autres.<

Oui sans doute, lui répondis-je, et par là on peut expliquer très naturellement ce passage qui parait difficile à bien des gens : Malheur à vous Corozain, malheur à vous Bethsaida etc. Mais le temps ne nous permet pas de nous y arrêter présentement. Je dis donc qu’il n’y a nul inconvénient qu’une même grâce agisse différemment sur des personnes différemment disposées. Mais je soutiens qu’il n’arrive jamais que la même grâce donnée à deux personnes également disposées, convertisse l’une et ne convertisse pas l’autre : ce qui est proprement l’erreur de vos molinistes.

Je suis content, me dit-il, de votre explication, et elle diminue beaucoup de l’éloignement que j’avais pour votre opinion. Il me reste néanmoins encore une petite difficulté. S’il est vrai, comme vous le dites que cette grâce victorieuse, et qui l’emporte sur la cupidité, opère toujours l’effet que Dieu veut qu’elle ait, et que sans cette grâce on ne fasse jamais le bien, pourquoi dit-on qu’entre les chrétiens les uns sont plus forts, et les autres plus faibles ? Car tous me paraissent également faibles : tous ont besoin pour faire le bien que Dieu leur donne une grâce actuelle efficace. Quand il la leur donne, ils font toujours le bien : quand il ne la leur donne pas, ils ne le font jamais. À quoi sert-il donc de s’avancer dans la vertu si l’on demeure toujours aussi faible ? Ou peut-on dire que l’on y soit avancé, lorsqu’on a toujours besoin des mêmes secours, avec lesquels ceux qui n’ont pas encore commencé, feront le bien d’une manière aussi infaillible que ceux qui ont fait le plus de progrès dans la vertu ?

La difficulté, lui dis-je, est digne de vous, et elle mérité qu’on y fasse une attention particulière. Néanmoins ce que nous venons de dire a dû vous faire apercevoir en partie comment on peut y répondre, quoique son entière solution dépende encore d’autres principes. Il est certain premièrement que plus on est avancé dans la vertu, moins la cupidité est forte. Une personne chaste n’éprouve pas les mêmes attaques de la concupiscence qu’éprouve une personne qui ne l’est pas. C’est pourquoi comme les tentations de celle-là sont moins fortes, elle y résiste aussi plus facilement que celle-ci, et les surmonte avec la même grâce avec laquelle l’autre y succombe.

On peut apprendre de là quelle est l’impudence de ceux qui entretiennent leurs passions, et qui n’évitent pas les occasions de pécher. Car il y en a plusieurs à qui Dieu donne dans des certains temps des grâces qui n’ont point leur effet, parce qu’elles trouvent la cupidité trop forte, et qui l’auraient eu pleinement, si elles l’avaient trouvé plus faible. C’est pourquoi nous devons tous veiller et travailler continuellement à réprimer nos passions, autant que nous le pouvons, afin d’être plus disposés à recevoir la grâce, quand il plaira à Dieu de nous la donner. Et entre plusieurs autres conséquences que l’on peut tirer de ces principes, il est clair que personne ne peut se plaindre que cette doctrine sur la grâce porte au désespoir à la paresse. On doit toujours s’appliquer à donner ses passions, sinon par le motif de la charité au moins par celui de la crainte. Faites, faites, dit s. Augustin, par la crainte de la peine, ce que vous ne pouvez encore faire par l’amour de la justice.

Mais à quoi me serviront, me dit-il, les efforts humains, puisque Dieu ne trouve rien d’agréable en nous, que ce qu’il y opère lui-même par son esprit, comme vous nous le répétez si souvent ? Ils vous serviront, lui dis-je, et afin que vous soyez moins mauvais et afin que la grâce trouve moins de résistance dans votre volonté. De plus, je vous prie de bien remarquer ceci. Quoique ces efforts humains qui naissent de l’amour propre soient effectivement mauvais, encore qu’ils le soient moins que les crimes dont ils nous détournent, néanmoins ils ressemblent quelquefois, tellement aux actes de la charité, que le plus souvent on ne peut pas les distinguer d’avec ces actes. Car Dieu a voulu que nous ignorions en cette vie si son amour habite en nous, et que lors même que nous croyons bien faire nous ne puissions discerner si c’est la charité ou un amour secret de nous-mêmes qui est le principe de ces actions.

Comme donc on ne peut pas distinguer parfaitement les actions qui viennent de l’esprit de Dieu d’avec celles qui viennent purement des efforts de l’homme on a toujours à travailler, comme je le viens de dire. On doit toujours s’exercer dans la vertu, jeûner, prier, faire l’aumône, réprimer ses passions, et vider son cœur, autant qu’on le peut, de toutes les affections humaines. Ceux qui vivent de la sorte ne sont pas pour cela dans une assurance pleine et entière, parce qu’ils peuvent faire tout cela par un amour propre, mais néanmoins ils ont une juste confiance et un grand sujet d’espérer d’être véritablement à Dieu, parce ce qu’il est très rare que l’amour propre contrefasse la charité pendant toute la vie, et parce qu’au moins ils sont assurés d’être du nombre ceux parmi lesquels il y en aura peu de réprouvés. Ceux tout au contraire qui vivent selon le monde, ont très peu de sujet d’espérer, parce qu’ils sont du nombre de ceux dont l’Écriture et la tradition unanime des Pères nous assurent qu’il y en aura très peu qui se convertiront sincèrement à la mort, et qui arriveront au salut.

Il est donc constant qu’en ce sens les uns sont plus forts que les autres, parce que les uns sont moins faibles que les autres, et que la concupiscence s’oppose moins dans les uns que dans les autres à la loi de l’esprit. Mais il y a encore une autre raison plus immédiate, que je vous prie de bien peser, selon laquelle il est vrai de dire que les uns peuvent ce que les autres ne peuvent pas. C’est qu’en effet la volonté des uns a plus de force que celle des autres. Car quoiqu’il soit vrai que l’ordre que Dieu garde dans la dispensation de ses grâces, ne dépende que de sa volonté, et qu’ainsi il soit libre de les dispenser comme il lui plaît, et selon ses desseins impénétrables dont nous devons adorer la justice sans vouloir les approfondir témérairement, il garde néanmoins un certain ordre dont il est rare qu’il s’éloigne. Et voici en quoi cet ordre consiste. C’est que Dieu donne des grâces actuelles plus ou moins fortes à proportion de la disposition habituelle où est l’âme. Il répand dans le cœur de ceux qui sont parvenus à un degré éminent de sainteté un amour beaucoup plus pur et plus ardent, il les unit à lui d’une manière bien plus particulière, en sorte qu’ils tendent toujours vers les biens éternels, et méprisent tellement tout ce qui passe, qu’ils ne sont ni ébranlés par les plaisirs du siècle, ni effrayés par ses menaces. Telle était la disposition des martyrs, lorsqu’ils confessaient avec joie Jésus-Christ au milieu des plus cruels supplices. Tel a été encore de nos jours celle d’un grand nombre de saintes vierges, comme de sainte Thérèse qui aurait souhaité de souffrir les plus horribles tourments.

Mais à proportion qu’une âme est moins avancée dans la vertu, elle reçoit aussi pour l’ordinaire des grâces moins abondantes, et ainsi elle succombe à des tentations, auxquelles ces âmes fortes résisteraient sans aucune peine. C’est pourquoi on peut dire très proprement dans ce sens qu’il y a des âmes plus fortes les unes que les autres, et qu’il y en a qui peuvent ce que les autres ne peuvent pas.

Ce n’est pas que tous ne puissent en quelque manière : car on doit reconnaître dans tous ceux qui sont justifiés par la grâce sanctifiante un pouvoir éloigné qui même est aidé pour l’ordinaire par des secours actuels. Mais c’est qu’il y en a quelques-uns qui peuvent d’une manière particulière, parce qu’à proportion de la grâce sanctifiante qu’ils ont dans un degré plus éminent, ils reçoivent ordinairement ces grâces efficaces et actuelles par lesquelles on surmonte les plus grandes tentations : et d’autres au contraire ayant un moindre degré de sainteté, reçoivent aussi des grâces moins fortes, avec lesquelles ils surmontent à la vérité de légères tentations, mais avec lesquelles, selon le langage des Pères, ils ne peuvent surmonter les grandes tentations.

Voilà le fondement de cette grande et importante maxime de la vie chrétienne, qui défend aux faibles qui ne sont pas encore bien enracinés dans la charité, de rien entreprendre au-dessus de leurs forces, ou de s’engager dans des emplois où l’on est exposé à de grandes tentations. C’est ce que s. Grégoire le grand enseigne dans beaucoup d’endroits, et ce que l’on trouve dans les livres de piété qui sont entre les mains de tout le monde. Voici comme en parle l’illustre auteur de l’Imitation de Jésus, la gloire de notre Allemagne : Il y a, dit-il [l. 3. ch. 3], des personnes imprudentes qui se sont perdues elles-mêmes par une chaleur de dévotion, parce qu’ils ont voulu plus faire qu’ils ne pouvaient, et que ne considèrent pas assez combien ce qu’ils entreprenaient était disproportionné à leur faiblesse, ils ont plutôt suivi dans leur conduite le zèle de leur cœur, que la lumière de la raison : et parce qu’ils ont eu la présomption de se porter à des choses dont ils n’étaient pas capables devant Dieu, ils ont perdu bientôt la grâce qu’ils avaient reçu. Ils sont tombés tout d’un coup dans la pauvreté et dans la bassesse, eux qui comme des aigles avaient voulu mettre leur nid jusques dans le ciel, afin qu’étant humiliés ils apprissent qu’ils n’avaient aucune force pour s’élever et voler jusqu’à moi, mais qu’ils devaient mettre toute leur espérance sous l’ombre et la protection de mes ailes.

J’ai dit que c’est là l’ordre que Dieu garde d’ordinaire dans la dispensation de ses grâces, parce qu’il arrive que Dieu élève quelquefois en très peu de temps de certaines âmes au plus haut degré de la perfection, et qu’il donne à d’autres qui sont peu avancées dans la vertu une grâce si puissante qu’elle fait surmonter des tentations qui paraissent beaucoup au-dessus de leurs forces. Et au contraire il souffre aussi quelquefois que les plus grands saints succombent à des tentations très légères, pour abattre l’orgueil de l’homme, et lui apprendre que celui qui se glorifie ne se doit glorifier que dans le Seigneur.

Je vous ai dit quel est mon sentiment et sur vos difficultés et sur toute cette matière. Dites-moi, je vous prie, toute dispute à part, ce que vous pensez présentement de notre doctrine. Je vous le dirai une autre fois, me répondit-il, car il ne suffit pas pour juger de ces sortes de choses d’en avoir entendu parler en passant : il faut les avoir examinées à loisir. Je veux bien cependant vous rendre ce témoignage que vous ne défendez pas mal une cause, je ne dis pas mauvaise, (car je commence à me défier de nos principes), mais au moins fort véreuse ; et au lieu du compliment que je me préparais à vous faire en vous adressant ces paroles de Festus rapportées dans les Actes des apôtres. Vous êtes insensé, mon cher Wendrock, toutes vos subtilités vous ont fait perdre le jugement, je vous dirai plutôt avec le roi Agrippa : Il ne s’en faut guère que vous ne me persuadiez de me rendre thomiste, ou comme l’on dit janséniste. Ce n’est pas là lui dis-je, ce que je vous demande. Je serai content pourvu que vous soyez toujours très attaché à la vérité et à l’Église catholique, que vous soyez équitable envers tout le monde, et que vous ne vous jetiez point à l’aveugle dans toutes ces brouilleries. Assurez-vous, me répondit-il, que si vous ne souhaitez que cela de moi vous l’avez obtenu.

Bibliographie sommaire

Texte français dans Les Provinciales ou lettres écrites à un provincial de ses amis et aux RR. PP. jésuites sur la morale et la politique de ces pères, avec les notes de Guillaume Wendrock [...], t. 2, 1700, p. 475-499.

Texte latin dans Ludovici Montaltii Litterae provinciales de morali et politica jesuitarum disciplina, a Willelmo Wendrockio Salisburgensi theologo [...], Coloniae, N. Schouten, 1658, p. 495-509.