P 08 : Notes Wendrock

 

Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis [...], avec les notes de Guillaume Wendrock, I, Nouvelle édition, 1700, 2 vol, p. 407-435.

Ludovici MONTALTII Litterae provinciales de morali et politica jesuitarum disciplina, a Willelmo Wendrockio [...], e gallica in latinam linguam translatae, Coloniae, N. Schouten, 1658, p. 190-201.

 

Note première sur la Huitième Lettre.

De la dispense que les Jésuites donnent aux Juges de restituer ce qu’ils ont reçu pour rendre des jugements injustes.

 

§ 1

Que Montalte a rapporté fidèlement le sentiment de Lessius sur ce sujet,

Lessius soutient dans l’endroit cité par Montalte, qu’un juge n’est point obligé parle droit naturel à restituer ce qu’il a reçu pour rendre une sentence injuste. Il ajoute un peu plus bas, qu’il n’y est pas non plus obligé par le droit positif. Cependant il ne laisse pas d’enseigner ailleurs : « Qu’un Juge qui a reçu quelque chose pour rendre une sentence juste, est obligé à restituer ce qu’il a reçu, si on le lui a donné dans la crainte qu’on avait qu’il ne rendit pas justice, mais qu’il n’y est pas obligé, si on le lui a donné par pure libéralité ».

Montalte dans sa huitième lettre infère avec raison de ces trois passages que le sentiment de Lessius est qu’un Juge est bien obligé de rendre ce qu’il a reçu pour faire justice, si ce n’est qu’on le lui ait donné par pure libéralité : « mais qu’il n’est jamais obligé à rendre ce qu’il a reçu d’un homme en faveur duquel il a rendu un jugement injuste ». Et il joint à Lessius Molina, Filliutius, Escobar, Reginaldus qu’il assure être aussi dans le même sentiment. Sur cela les Jésuites l’accusent de mauvaise foi. Ils prétendent qu’il ne rapporte pas fidèlement l’opinion de Lessius ; et ils font sur ces autres auteurs mille chicaneries, que nous examinerons dans la suite.

L’Apologiste se plaint donc premièrement de ce que Montalte a supprimé ce que Lessius ajoute : Qu’un Confesseur a droit d’enjoindre la restitution quand il juge que cela est à propos. L’admirable homme ! Comme s’il s’agissait de ce qu’un Confesseur a droit d’ordonner, et non pas de ce que ce Juge est obligé de faire selon le droit naturel ou positif. Lessius soutient qu’il n’est obligé ni par l’un ni par l’autre à restituer ce qu’il a reçu. Cela suffit à Montalte. Il est vrai qu’il ajoute qu’un Confesseur peut lui ordonner cette restitution ; mais il avoue qu’il peut ne la lui pas ordonner : Car c’est plutôt, dit-il, un conseil salutaire qu’un précepte. À quoi je pourrais ajouter que si le Confesseur est trop sévère, les Jésuites fournissent aux pénitents un moyen merveilleux pour se venger de sa sévérité. Car ils peuvent, comme l’enseignent les Jésuites de Paris dans leurs Thèses, réfuter cette pénitence, et en même temps renoncer à l’absolution.

Ce qui arrivera donc si on en croit Lessius, c’est que ce Juge gardera son argent, s’il n’est contraint à le rendre par un Arrêt d’un Tribunal supérieur. Car les Jésuites reconnaissent que, selon les lois, on peut confisquer ce qu’un Juge a reçu pour faire une injustice : mais en reconnaissant cette vérité qu’ils ne peuvent contester, ils avouent eux-mêmes que les lois civiles, quoique tirées pour la plupart des Païens, sont beaucoup plus sévères, plus saintes, et moins corrompues que celles de leurs Casuistes.

L’Apologiste après cette légère escarmouche, vient enfin au fait. Mais à peine a-t-il menacé son adversaire du combat, qu’il cherche aussitôt une porte derrière pour s’échapper. Car il ne dit rien de la question dont il s’agit, savoir, si un Juge est obligé à restituer ce qu’il a reçu pour faire une injustice. Il se jette sur une autre question, et prouve fort inutilement qu’une partie ne peut pas redemander l’argent qu’elle a donné pour obtenir une sentence injuste.

Je l’avoue : mais que s’ensuit-il de là ? Que le Juge peut le retenir. Voici donc son raisonnement. Celui qui a acheté un Arrêt injuste, ne peut redemander l’argent qu’il a donné. Donc celui qui a vendu cet Arrêt, peut retenir l’argent qu’il a reçu. Ce Jésuite n’a-t-il pas honte de nous apporter de pareilles raisons ? Comme si les Théologiens n’établissaient pas en même temps ces deux maximes, l’une que ce mauvais juge est obligé à restituer, et l’autre qu’il ne doit pas restituer à celui qui l’a corrompu, mais aux pauvres. Car celui qui a donné injustement, est indigne qu’on lui rende ce qu’il a donné, et celui qui a reçu injustement, ne mérite pas de jouir de ce qu’il a reçu.

Mais l’Apologiste prétend que le sentiment des Jésuites est conforme à celui de tous les Jurisconsultes. « N’est-il pas absurde, dit-il, qu’un homme qui se mêle de réformer la Morale, pensant attaquer les Jésuites, aille choquer les lois civiles à l’étourdi, et qu’il appelle une décision fantasque, ce qu’elles font passer pour une maxime inviolable… N’est-ce pas une extravagance ridicule de faire le résolu comme Barthole, et ne savoir pas les premiers éléments de la Jurisprudence. »

Les Jésuites seront toujours de mauvaise foi. Il est si faux que les Jurisconsultes approuvent communément l’opinion des Jésuites, que Lessius avoue ingénieusement dans cet endroit même : « Que c’est presque l’opinion commune de tous les Jurisconsultes, qu’on doit restituer ce qu’on a reçu pour un crime qui mérite d’être puni par les lois. Et un peu auparavant : c’est, dit-il, l’opinion de presque tous les Docteurs en droit Canon, et en droit Civil, qu’on doit restituer ce qu’on a reçu pour toute action qui mérite d’être puni par les lois. »

 

§ II

Réfutation de l’opinion de Lessius.

Laissons-là ce lâche Apologiste qui ne songe qu’à s’échapper. Examinons le sentiment de Lessius, dans Lessius même. Voici quelles sont ses preuves.

Premièrement il cite saint Thomas qui enseigne, dit-il, qu’on peut retenir ce qu’on a reçu pour une mauvaise action, sans distinguer si cette action est contre la justice, ou non.

Cette autorité serait pressante, si saint Thomas n’enseignait pas formellement le contraire, et s’il n’obligeait pas à restituer ce qu’on a acquis en violant la justice, comme nous l’avons fait voir ci-dessus dans les notes préliminaires.

Il cite ensuite saint Antonin. Mais par malheur saint Antonin est encore d’un sentiment directement opposé à celui que Lessius et l’Apologiste lui attribuent. Voici ses paroles : « Il y a dit-il, plusieurs sortes de biens mal acquis. Il y en a que celui qui les a acquis, ne peut retenir, et qui ne sont pas dus néanmoins à celui qui les possédait auparavant, parce que l’un les a donnés, et l’autre les a reçus contre la justice, comme sont les biens acquis par Simonie. Et un peu après. À l’égard de ces biens, celui qui les a acquis ne pouvant pas les retenir, il peut, et il doit les donner aux pauvres. Et ceci n’est pas seulement de conseil, ou de bienséance, mais d’une obligation indispensable pour le salut ». Après avoir ainsi prouvé en général que tous les biens acquis contre la Justice doivent être distribués aux pauvres, il donne pour exemple de ces biens ce qu’on a reçu pour une sentence injuste, et pour un adultère, c’est-à-dire, les exemples mêmes dont il s’agit entre nous.

Voilà quelle est la bonne foi de Lessius. Voyons si les raisons qu’il apporte sont aussi convaincantes, que ses citations sont fidèles.

Toutes les raisons de Lessius, comme le remarque Comitolus, sont appuyée sur ce fondement. « Que tout péché soit d’action, soit d’omission mérite salaire, non entant qu’il est une offense contre Dieu ; mais à cause du plaisir qu’en reçoit celui qui le fait commettre, ou de la peine qu’à celui qui le commet » : maxime que Comitolus combat avec raison comme un principe honteux, et manifestement faux. Car qu’y a-t-il de plus indigne d’un Chrétien, et d’un Théologien, que de regarder des plaisirs infâmes, et les actions détestables, comme utiles à ceux qu’elles rendent dignes d’un supplice éternel ?

De plus cette manière de considérer les crimes, tantôt comme des actions criminelles, et tantôt comme des actions agréables ou utiles, est tout à fait abominable. Car il n’y a rien dans les crimes qui ne soit criminel. Non seulement l’action intérieure de la volonté qui consent au crime est mauvaise ; mais l’action extérieure doit être aussi regardée comme mauvaise : non seulement c’est un crime de vouloir tuer, mais c’en est un aussi de tuer. Le plaisir, dit Aristote, qui veut des mauvaises actions, est mauvais lui-même. En effet il est impossible de séparer réellement la malice de l’action, de l’action mauvaise, et elle n’en peut être séparée, tout au plus, que par une précision de l’esprit. Mais cette précision ne change rien dans la chose même : « Et celui, comme dit Comitolus, qui s’imagine pouvoir rendre à cause de cette formalité ces sortes d’actions comme agréables, ou comme utiles, peut prétendre, par la même raison, avoir droit de vendre les Sacrements en tant qu’ils sont des êtres ».

C’est une maxime constante, comme le même Comitolus l’a remarqué, qu’on ne peut rien vendre de tout ce qui est uni inséparablement à une chose, qu’on ne pourrait vendre sans crime. Ainsi quoi qu’il y ait un revenu temporel attaché aux Évêques, et aux bénéfices, on ne peut néanmoins les vendre, parce que ce temporel est uni à un ministère spirituel qui ne peut être vendu. Or si les choses spirituelles ne se peuvent vendre à cause de leur excellence, qui est au-dessus de tout prix, les crimes, par une raison contraire, ne se peuvent pas vendre non plus à cause de leur vilité, si on peut se servir de ce terme. Et par conséquent on ne peut rien vendre de tout ce qui en est inséparable. C’est pourquoi les lois mêmes des Païens déclarent ces sortes de traités nuls. « Les stipulations honteuses, dit la loi GENERALITER, n’ont aucune force, comme si par exemple, quelqu’un promet de commettre un homicide ».

Mais ce qu’il y a de plus absurde dans l’opinion de Lessius, c’est qu’après avoir établi qu’un Juge peut retenir ce qu’il a reçu pour faire une injustice, il ne laisse pas de soutenir qu’un Juge doit restituer ce qu’il a reçu pour rendre la justice. Si on lui demande la raison d’une différence si bizarre, il sera obligé d’apporter celle que Montalte en fait donner par son Jésuite, et dont il se raille, qui est, qu’un Juge doit la justice, et qu’ainsi il ne la peut pas vendre ; mais qu’il ne doit pas l’injustice, et qu’ainsi il peut en recevoir l’argent. Car si je demande à ce Casuiste, pourquoi ce Juge ne peut pas vendre la Justice à celui qui a le bon droit, quelle meilleure raison pourra-t-il donner, sinon que c’est parce qu’il doit la justice, et que par conséquent il ne pourrait la vendre sans faire tort à cette partie : Car s’il ne la devait pas, il pourrait la vendre. D’où je conclus que puisque ce Juge peut, selon Lessius, vendre l’injustice, la raison pourquoi il le peut, c’est qu’il ne la doit pas. Car s’il la devait, il ne la pourrait pas vendre.

Le Père Annat a bien senti lui-même combien cette raison est ridicule. C’est pourquoi il ne veut pas que l’opinion de Lessius soit appuyée sur une telle absurdité. Mais qu’il le veuille, ou qu’il ne le veuille pas, son opinion n’a pas d’autre fondement. Car si un Juge ne peut pas vendre la justice, parce qu’il la doit, et que selon Lessius, il puisse vendre l’injustice, n’est-il pas évident que c’est parce qu’il ne la doit pas que ce Casuiste lui accorde la liberté de la vendre.

Je ne nie pas pour cela que ce ne soit avec justice que le Père Annat traite cette raison absurde. Mais il n’est pas étonnant qu’une opinion impertinente soit appuyée sur une raison absurde. Or qu’y a-t-il de plus impertinent que cette opinion de Lessius ? Car peut-on douter, à moins que d’être tout à fait stupide, de ce que la raison naturelle dicte à tout le monde, qu’un juge ne peut pas vendre la justice, parce qu’il la doit rendre, ni l’injustice parce qu’il ne la doit point faire ? N’est-ce pas de même un principe du sens commun, qu’on ne peut pas vendre à une personne ce qui lui appartient, parce qu’on le lui ne nous appartient pas, parce qu’on ne doit pas vendre le bien d’autrui. Mais il y a longtemps que S. Augustin a réfuté, et par son autorité et par la force de ses raisons toutes ces vaines subtilités des Casuistes. « À l’égard de ce que vous ajoutez, dit-il, à Macedonius, que les choses sont présentement à un point que les hommes veulent, et qu’on leur remette la peine due à leurs crimes, et qu’on leur laisse ce qui les leur a fait commettre : ceux dont vous parlez là, sont les plus scélérats de tous les scélérats, et la pénitence leur est un remède inutile. Car c’est se moquer, et non pas faire pénitence, que de ne pas rendre, quand on le peut, le bien qui a fait commettre le crime dont on fait semblant de se repentir. Que ceux qui veulent donc faire pénitence, sachent que Dieu ne remet point le péché, qu’on ne rende ce que l’on a pris, si l’on est en état de le rendre ». Après avoir ainsi montré combien l’obligation de la restitution est indispensable, il rapporte plusieurs exemples de ceux qui sont obligés à restituer, et en particulier, celui qu’un Juge qui a pris de l’argent pour rendre une sentence injuste : « Quoique les Avocats, dit-il, puissent recevoir l’argent pour défendre une cause juste, il ne s’ensuit pas qu’un Juge puisse vendre un jugement juste, ou un témoin un témoignage véritable. Car au lieu que les Avocats prennent parti pour l’une des deux parties, le Juge et les témoins doivent être neutres, et en état de tout examiner de part et d’autre, pour ne rien faire contre la vérité. Que si un Juge ne peut pas même vendre un jugement juste, ni un témoin un témoignage véritable, ils sont encore bien plus criminels, lorsqu’ils prennent de l’argent, l’un pour déposer faux, et l’autre pour rendre une sentence injuste, puisque eux-mêmes qui donnent de l’argent pour cela, ne sont pas exempts de crime, quoi qu’ils le donnent volontairement. Néanmoins ceux qui ont donné de l’argent pour obtenir une sentence juste, se font rendre leur argent comme un bien mal acquis par le Juge qui n’a pas dû vendre la justice. Mais ceux qui en ont donné pour une sentence injuste, n’osent le redemander, quelque envie qu’ils en aient, parce que la honte les retient, et qu’ils craignent même d’être punis pour avoir acheté l’injustice ».

Ce passage de saint Augustin ruine entièrement l’opinion de Lessius. Car ce Saint établit généralement 1. qu’on ne peut vendre ni l’injustice, ni la justice, contre ce que dit Lessius, qu’une sentence injuste peut être estimée pour de l’argent, parce qu’elle est utile à celui en faveur de qui on la rend.

2. Que c’est un crime de prendre de l’argent pour rendre un Arrêt injuste, quoique celui qui plaide le donne volontairement, contre ce que soutient Lessius, qu’après que le mal est fait, ce Juge peut s’approprier licitement l’argent dont on est convenu, comme lui appartenant en vertu de la convention, qui oblige celui à qui il a rendu service à tenir ce qu’il a promis.

Enfin saint Augustin renverse cette vaine raison de Lessius prise du droit prétendu que la convention donne aux Juges, lorsqu’il enseigne que ceux qui ont donné de l’argent pour une sentence injuste ont la volonté de le redemander, mais qu’ils ne l’osent, parce qu’ils craignent d’être punis. Car il fait assez comprendre par là que le Juge ne peut retenir cet argent, comme lui appartenant en vertu du don qui lui en a été fait, puisque celui qui le lui a donné n’a jamais eu intention de le lui donner comme un don, mais comme le prix de l’injustice qu’il n’a acheté que malgré lui, et qu’il aurait voulu obtenir gratuitement s’il l’avait pu.

Ce ne peut donc être que par cette obstination ordinaire aux Casuistes, qui se jouent des passages les plus évidents des saints Pères, que Lessius prétend qu’on ne peut conclure de ce passage de saint Augustin que nous venons de rapporter qu’un Juge qui a vendu l’injustice soit obligé à restituer. Car il est évident que S. Augustin y donne pour exemple, de ceux qu’il avait indispensablement obligés à restituer, ce Juge qui a vendu l’injustice. Mais pour faire voir d’une manière encore plus sensible combien ce saint Docteur est opposé à l’erreur de Lessius, il oblige même les Avocats qui se sont chargés d’une cause injuste à restituer ce qu’ils ont reçu. « Où en trouve-t-on, dit-il, dans la même lettre, entre ceux qui font la profession d’Avocat, ou qui l’ont faite, qui soient assez gens de bien pour dire à une partie. Voilà l’argent que vous m’avez donné pour vous avoir fait gagner une mauvaise cause : rendez à votre partie ce que vous lui avez enlevé par mon ministère ? Cependant lorsque ceux de cette profession qui n’ont pas vécu dans l’ordre, reviennent à eux, et veulent faire une sincère pénitence, il faut qu’ils tiennent cette conduite. Et quand la partie refuserait de profiter de l’avis, et de rendre ce qu’elle a acquis par un procès injuste, l’Avocat ne doit point profiter de ce qu’il a eu pour appuyer l’injustice ».

L’Église de notre temps n’a point d’autre sentiment que saint Augustin. Car sans parler du jugement que tout ce qu’il y a de gens de bien portent de cette opinion de Lessius, qu’ils regardent comme une opinion extravagante et pernicieuse, nous avons un témoignage authentique de l’horreur qu’en a toute l’Église dans le Catéchisme Romain composé par l’ordre de saint Charles. On y met au rang des voleurs, que personne ne dispense de restituer, les mauvais Juges qui vendent la justice, et qui se laissant corrompre par argent, ou par présents, ruinent le bon droit des pauvres.

 

§ III

Réfutation des chicanes que les Jésuites font sur les Auteurs que Montalte accuse de favoriser l’opinion de Lessius.

Je pourrais me dispenser d’examiner toutes les pauvretés que les Jésuites objectent dans leur cinquième imposture, afin de justifier les Casuistes que Montalte a cités, comme favorisant l’opinion de Lessius. Car ils savent bien eux-mêmes que quand on cite ainsi plusieurs Auteurs, il n’est pas nécessaire qu’ils conviennent en tout ; qu’il suffit qu’ils conviennent tous dans le dogme pour lequel on les cite, et qu’on n’a jamais obligé personne à marquer tous les correctifs, et toutes les restrictions de chacun, quand elles n’ont pas un rapport essentiel à la question dont il s’agit. Tous ceux qui ont écrit jusqu’à présent n’ont point suivi d’autre règle. Les Jésuites ont donc tort, s’ils exigent de Montalte une plus grande exactitude. On va voir cependant que leur Apologiste ne lui fait pas d’autre reproche.

Voici ce qu’il dit sur Molina : Cet homme, dit-il, est de mauvaise foi, en ce qu’il supprime ce que dit Molina, que les juges pèchent mortellement quand ils reçoivent des présents pour trois raisons, etc.

Permettez-moi de vous dire, mon Père, qu’il n’y a point là de mauvaise foi, tant parce que cela était inutile pour la question que Montalte traitait, savoir si un Juge peut vendre l’injustice, que parce qu’il n’est pas vrai que Montalte l’ait supprimé. Car ayant fait un peu plus haut le dénombrement de tous les cas où les juges peuvent, selon Molina, recevoir des présents sans péché, il a assez marqué qu’en d’autres cas, ils ne peuvent selon le même Casuiste, en recevoir sans péché. Mais vous-même vous êtes de mauvaise foi, et vous trompez les lecteurs qui ne sont pas instruits de la doctrine de Molina, n’en rapportant que cette maxime générale, que les juges pèchent mortellement en recevant des présents, sans ajouter que le même Molina la détruit incontinent après par le grand nombre d’exceptions où il veut qu’elle n’ait point lieu. Car, comme nous venons de le voir dans cette lettre, il permet aux juges de recevoir des présents des parties, quand ils les leur donnent ou par amitié, ou par reconnaissance de la justice qu’ils ont rendue, ou pour les porter à la rendre à l’avenir, ou pour les obliger à prendre un soin particulier de leurs affaires ou pour les engager à les expédier promptement.

« Montalte est encore de mauvaise foi, poursuit l’Apologiste, en ce qu’il dit que selon ces auteurs, les juges ne sont pas obligés à restituer les présents qu’on leur fait par libéralité. Et toutefois Filliutius dit : Que s’ils reçoivent quelque chose outre ce qui est réglé par la justice, c’est à juste titre que les lois les condamnent et que le Prince a le pouvoir de les obliger en conscience de restituer ».

C’est l’ordinaire des Jésuites de ne jamais mentir plus hardiment, que lorsqu’ils accusent les autres de mauvaise foi. Car dans cinq ou six lignes combien de fourberies ? 1. Ils joignent ensemble deux endroits de Filliutius, dont l’un parle des actions injustes, et l’autre des présents. 2. Ils suppriment ce qu’il dit : Si on n’a point d’égard à la loi positive, il est permis aux juges par la loi naturelle de recevoir des présents. 3. Enfin ils passent sous silence qu’il soutient que ces juges ne sont point obligés de rendre les présents qu’ils ont reçus contre les lois positives, jusqu’à ce qu’ils y soient condamnés, Non ante latam sententiam ; c’est-à-dire qu’il ne les oblige à restituer que lorsqu’on n’a plus besoin de lui pour cela, et qu’on peut les y contraindre malgré eux.

Voilà ce qu’un homme qui accuse les autres de mauvaise foi, n’aurait pas dû omettre. Mais il aurait été tout à fait ridicule à Montalte de ne pas omettre ce qu’il voudrait qu’il eût rapporté. Car il s’agissait de toute autre chose. Il ne citait cet endroit de Fillitius, qu’afin de prouver que, selon lui, un juge doit restituer ce qu’il a reçu pour rendre la justice ; mais qu’il ne doit pas rendre ce qu’il a reçu pour juger injustement : Et c’est ce que Fillitius dit expressément dans les passages que Montalte a indiqués. Voyons la suite.

« Il est de mauvaise foi, continue l’Apologiste, en ce qu’il dit que selon ces mêmes auteurs, un juge n’est jamais obligé à rendre ce qu’il a reçu d’un homme en faveur de qui il a rendu un arrêt injuste. Cependant Reginaldus au lieu qu’il cite dit tout le contraire. Car encore qu’il ne parle point de juge en particulier (ce qui fait voir la sincérité du calomniateur) mais seulement en général de ceux qui cite dit otut le contraire. Car encore qu’il ne parle point du juge en particulier (ce qui fait voir la sincérité du calomniateur) mais seulement en général de ceux qui reçoivent de l’argent pour quelque mauvaise action, néanmoins il établit cette maxime générale qui dément cette imposture. Car il enseigne que si les lois en quelque cas particulier, rendent celui qui pèche en recevant ces sortes de présents, incapable d’en acquérir le domaine et la possession, il est obligé à restitution. »

Enseigner cela est-ce dire tout le contraire de ce que veut Montalte ; Reginaldus soutient, selon vous, que ce juge est obligé à restituer s’il y a une loi qui dans quelque cas particulier le déclare incapable de retenir l’argent qu’il a reçu. Il n’est donc pas obligé en général à restituer selon Reginaldus. Il n’en faut pas davantage à Montalte. Mais que veut dire cette exception de Reginaldus : S’il y a une loi il est obligé à restituer ? N’y serait-il point obligé s’il n’y en avait point ? N’est-à- pas évident que ce casuiste ne cherche qu’à faire illusion ? Il dit que celui qui a reçu de l’argent serait obligé à restituer, s’il y avait une loi. Mais il ne dit point qu’il y en ait une. Donc il ne dit point qu’il y soit obligé, même dans aucun cas particulier. D’ailleurs Lessius, comme nous l’avons vu ci-dessus dit ouvertement ce que Reginaldus donne seulement à entendre ; Qu’il n’y a point sur cela de loi positive. Donc ce juge n’est en aucune manière obligé à restituer. Qui n’admirera la faiblesse et le ridicule des chicaneries que les Jésuites font à Montalte ? J’ai honte de m’arrêter à ces minuties. Écoutons néanmoins leur dernier reproche.

« Il est de mauvaise foi, dit enfin l’Apologiste, en ce que confondant la loi civile et positive avec le droit naturel, il fait croire par cette équivoque, que le juge ne doit jamais, selon ces Auteurs, restituer ce qu’il a pris pour un arrêt injuste. Et toutefois Fillitius et Molina ne parlent que du droit de nature ».

Je réponds que Montalte a épargné les Jésuites en ne distinguant point le droit naturel et le droit positif. Car il laisse par là quelque lieu de douter, s’ils nient que la restitution soit d’obligation selon l’un et l’autre droit : et il pouvait dire clairement qu’ils le nient. Lessius, comme on l’a vu, le nie expressément dans les passages qu’on a cités. Reginaldus le nie de même, puisqu’il n’excepte, comme nous avons vu, le droit positif que par une supposition qui n’affirme rien ; S’il y a, dit-il, une loi dans quelque cas particulier. Escobar le nie encore plus formellement dans les endroits qu’on a rapportés. Enfin Molina et Fillitius qui exceptent les cas où il se trouve une loi positive contraire, ne laissent pas d’assurer que, même en supposant cette loi un juge n’est point obligé à restituer, avant qu’il y soit condamné, si la loi, ne porte en propres termes qu’il y sera tenu, sans qu’il soit besoin d’attendre de condamnation. Nous avons rapporté le passage de Fillitius. Voici celui de Molina qui est encore plus clair.

« On dispute, dit-il, savoir si en ne regardant que le droit naturel, un juge qui a reçu des présents par ces sortes de donations qui sont valides, est obligé, selon la loi naturelle, dans le for de la conscience à restituer, sans qu’il soit besoin qu’il intervienne un jugement qui l’y condamne ; s’il suffit, en un mot, pour être obligé à restituer qu’il ait reçu contre la défense de la loi civile. Je suis pour la négative. Il se fait ensuite cette objection : Le serment que la loi fait prêter aux juges qu’ils ne recevront point de présents, ne serait donc qu’un jeu ? Cela serait vrai, répond-il, si cette loi portait que ceux qui ont reçu des présents seront obligés à restituer, sans qu’il soit besoin d’attendre de jugement. Cette réponse est d’autant mieux fondée, que par la formule du serment, on promet de ne rien recevoir et non pas de ne rien retenir. »

 

 

Note II

De l’impudence des Jésuites qui étendent aux honnêtes femmes, aux filles, et aux Religieuses ce que les lois n’accordent qu’aux prostituées.

Je dois examiner ici la sixième imposture des Jésuites, où ils défendent ouvertement la doctrine honteuse de leurs Casuistes, qui permet aux filles et aux honnêtes femmes de faire un trafic infâme de leur pudicité, et où ils ne rougissent pas d’assurer que cette doctrine est tirée des livres des Saints, et autorisée par tous les Jurisconsultes.

Ce que je remarque d’abord, c’est qu’il est fort extraordinaire que les Jésuites avouant eux-mêmes, comme ils font, que tout ce qu’on leur attribue ici est véritablement leur doctrine, ils traitent néanmoins cette attribution d’imposture : ce qu’ils font non seulement à l’égard de plusieurs autres sur lesquels ils avouent de même qu’on ne leur a point imposé. Je ne vois point d’autre raison qui les ait pu porter a en user ainsi, sinon que jugeant bien qu’il leur était impossible d’avoir jamais l’approbation des personnes éclairées, ils n’écrivent que pour les ignorants qu’ils veulent étourdir par ce grand nombre d’Impostures qu’ils reprochent à Montalte.

Mais si c’est là un artifice de leur politique, je ne sais si c’est artifice ou ignorance que d’employer, comme ils font, tout ce chapitre à traiter une question dans laquelle Montalte n’est point du tout entré, et de ne rien dire de la doctrine qu’il reprend dans leurs Casuistes. Car je prie l’Apologiste de remarquer qu’il y a trois opinions différentes, même parmi les Casuistes, sur la question dont il s’agit.

Quelques-uns croient qu’on ne peut rien recevoir légitimement pour une action mauvaise, et que si on a reçu quelque chose on est obligé à le restituer.

D’autre du nombre desquels sont saint Thomas et saint Antonin, distinguent entre les actions mauvaises, et croient qu’on peut retenir ce qu’on a reçu pour celles qui, quoique honteuses, sont néanmoins permises ou tolérées par les lois, comme est le commerce criminel des femmes prostituées : Mais qu’on est obligé à restituer ce qu’on a reçu pour les mauvaises actions que les lois punissent ou qui sont contre la justice, comme est l’adultère, l’homicide, etc.

Enfin les troisièmes (et c’est le sentiment des Jésuites) n’obligent point à restituer ce qu’on a reçu pour un crime de quelque nature qu’il soit.

Montalte qui n’avait dessein dans ses lettres que de combattre les opinions des Casuistes qui étaient manifestement corrompues, n’a point voulu parler de la seconde des trois opinions que je viens de rapporter, qu’on n’est pas obligé absolument à restituer un gain honteux, mais permis par les lois, tel qu’est celui des femmes publiques et des comédiens. Il n’a repris que la troisième, sur laquelle il se voyait appuyé de saint Thomas, de saint Antonin, et de tous les Jurisconsultes. Il a donc évité de dire en aucun endroit que les femmes publiques fussent obligées à restituer. Car encore une fois il ne voulait pas s’arrêter à disputer sur des choses douteuses, pendant qu’il avait à combattre tant de dérèglements manifestes.

Or qu’a fait l’Apologiste ? Il passe sous silence le gain des adultères, des homicides, des sentences injustes, et des autres crimes contre la justice, qui est le seul gain que Montalte prétend qu’on doit restituer, et il se jette sur le gain des femmes publiques dont Montalte ne parle point. Il cherche de toutes parts des preuves pour appuyer l’opinion de ceux qui veulent qu’elles ne soient point obligées à restituer. Et il prouve en effet qu’il y a plusieurs Auteurs qui sont de ce sentiment. Que peut-on dire après cela à un homme qui s’emporte, qui crie à l’imposture, qui prend le Ciel et la Terre à témoin, qui charge les gens d’injures, et qui cependant ne sait pas ce qu’on lui objecte ? Que dire à un homme qui ignore une chose aussi commune que l’est, même parmi les Casuistes, la différence extrême qu’il faut mettre à cet égard entre la condition des femmes publiques, et celle des honnêtes femmes ou des filles ?

On a jugé à propos dans quelques villes d’y souffrir des femmes publiques pour éviter de plus grands désordres. Ainsi quelque infâme que soit cette profession, elle a néanmoins trouvé sa place dans les Républiques, à cause de cette utilité. On l’a tolérée parce qu’on l’a jugée nécessaire en certains lieux, pour empêcher les hommes de se porter à de plus grands crimes. Ce qui a fait dire à saint Augustin que si on faisait mourir les femmes publiques, on donnerait lieu à des plus grands désordres. Il était donc juste qu’en laissant la vie à ces sortes de personnes, on leur laissât aussi le moyen de subsister. Le gain qu’elles font n’est donc pas tant une récompense de leur crime, qu’un présent que les lois leur accordent, à cause de cette utilité qu’on prétend qu’elles apportent au public. C’est une amende à laquelle la République condamne les méchants, et qu’elle adjuge à ces malheureuses, et non le salaire de leur commerce criminel, qui par lui-même ne mérite que le châtiment.

Il n’en est pas de même des honnêtes femmes, des filles, et des Religieuses. Les lois punissent très sévèrement leur incontinence, bien loin de la tolérer. On ne peut donc rien conclure pour elles de l’indulgence que les lois ont pour les femmes publiques. Quoi ! Parce que les lois, pour empêcher qu’on n’attente à la chasteté des femmes mariées, tolèrent le gain des femmes publiques, on voudrait que ce qu’une femme mariée reçoit pour un adultère, c’est-à-dire pour le crime même que les lois ont eu intention de prévenir en souffrant les femmes publiques, fut aussi un gain permis et légitime. Une femme selon les auteurs de la seconde opinion, fait une action infâme en se prostituant : mais parce qu’elle est prostituée elle ne fait pas une action infâme en recevant ce qu’on lui offre ? C’est-à-dire que l’infamie de sa profession excuse la honte du gain qu’elle fait. Donc puisque la condition d’une honnête femme et d’une fille est entièrement différente de celle des prostituées, elles font une action infâme, non seulement en se laissant corrompre, mais même en recevant le prix de leur crime.

Que les Jésuites n’abusent donc plus de l’exemple des femmes publiques, pour défendre la doctrine criminelle de leurs Casuistes. Qu’ils cessent de mettre à prix les adultères, les homicides, et ce qu’on ne peut dire sans horreur, la chasteté même des Vierges consacrées à Dieu. S’ils ont encore quelque pudeur qu’ils rougissent d’entendre cette étrange décision de Lessius que Montalte a sagement supprimée écrivant en français, et que j’ose à peine rapporter en latin. Quod opere malo est acceptum, non est restituendum, nisi forte quis praeter communem aestimationem excesserit : ut si meretrix quae usuram sui corporis concedere solet uno aureo, ab aliquo juvene extorserit quiquaginta tanquam pretium. Hoc tamen non habet locum in mea quae putatur honesta : ut si matrona aliqua, vel filia centum aureos pro usura corporis accipiat ab ei qui dare poterat, retinere potest. NAM TANTI ET PLURIS POTEST SUAM PUDICITIAM AESTIMARE. Res enim quae certum non habent, neque ad vitam necessariae, sed voluptatis causâ quaeruntur, arbitrio venditoris possunt aestimari.

Voilà mes Pères, quelles sont les maximes abominables de vos Auteurs. Ils estiment plus les crimes à proportion qu’ils sont plus grands, et qu’ils méritent de plus grands châtiments. Et ils ne mettent point d’autre différence entre les prostituées et les honnêtes femmes, sinon que celles-ci peuvent vendre plus cher leur infamie, et se réserver pour des acheteurs pécunieux, qui puissent en même temps satisfaire et leur passion, et leur avarice.

Je pourrais citer ici un grand nombre de Casuistes anciens, qui ont rejeté avec horreur une doctrine si infâme ; mais j’ai cru qu’il n’était pas nécessaire de réfuter par autorité, des choses qu’on ne peut entendre, si l’on a quelque pudeur, sans en concevoir aussitôt de l’horreur et de l’indignation.

Ainsi pour ramasser en peu de mots tout ce que j’ai dit sur ce sujet, j’ai établi comme autant de principes constants, qu’on ne peut vendre les crimes ; qu’on ne peut vendre l’impudicité, ni l’injustice, ni l’homicide : Que ces actions et toutes les autres semblables sont au-dessous de tout prix, et ne méritent que le châtiment : Que s’il n’est pas permis de rien acheter avec de la fausse monnaie, il l’est encore moins de rien acheter par des crimes : Que ce commerce est défendu non seulement par la loi positive, mais encore par la loi divine : Que sur cette question, il faut prendre le contre-pied de l’opinion des Casuistes : Qu’au lieu qu’ils prétendent que le gain qui vient du crime est légitime et permis, s’il n’est point défendu par les lois civiles, on doit croire au contraire que ce gain est toujours illicite, à moins que ces mêmes lois ne le permettent, et que dans les rencontres où elles le permettent, on ne peut le regarder que comme une récompense non du crime, mais de l’utilité qui fait tolérer de certains crimes, et comme un don qui vient moins de ceux qui achètent le crime, que de la République qui se rachète par là du danger qu’elle craint qu’ils n’en commettent de plus grands.

Je souhaite même qu’on entende ce que je dis ici, de manière qu’on n’en infère pas que je dispense absolument les femmes publiques de restituer. Car mon dessein n’est pas de rien définir sur cette question. Je sais qu’elle est contestée entre les Casuistes. En effet il y a bien des choses qui sont permises par les lois humaines, et qui ne sont pas selon la justice éternelle. Comme les lois humaines n’ont pour but que de maintenir la société civile, elles tolèrent les crimes qui ne sont pas opposés au bien de cette Société. Ainsi l’indulgence qu’elles ont pour les femmes publiques, n’est pas une preuve certaine qu’elles puissent en conscience retenir ce qu’elles ont gagné par leurs crimes.

Aussi voyons-nous que celles que Dieu a retirées de leur vie scandaleuse par une véritable conversion, comme ces pécheresses que leur pénitence a rendu si célèbres dans l’Église, et que nous honorons comme des Saintes, ont regardé avec tant d’horreur les richesses qui étaient le prix de leurs crimes, qu’elles les ont même jugé indignes d’être distribuées aux pauvres, et dignes seulement d’être jetées au feu pour être réduites en cendre. Il est presque impossible que toutes celles qui retournent sincèrement à Dieu, n’entrent dans les mêmes sentiments, qu’elles n’aient de même en horreur toutes ces marques de leurs dérèglements, et qu’elles n’y renoncent entièrement.

J’imiterai donc sur cette question, et sur toutes les autres exemples de Montalte. Je ne déciderai point avec témérité les choses douteuses, et je m’attacherai uniquement à combattre les dérèglements qui sont évidents.

 

Note III

Du contrat Mohatra

L’Apologiste défend le contrat Mohatra sans aucun détour dans sa septième Imposture : et il accuse Montalte, ou d’ignorance, s’il n’a pas su que ce contrat était approuvé par beaucoup de Casuistes, ou de présomption, si le sachant il n’a pas laissé de le condamner.

Je réponds en un mot à ce double reproche, qu’au lieu de blâmer Montalte d’avoir ignoré, ou d’avoir méprisé le sentiment de ces Casuistes, on doit plutôt le louer de ne s’être pas même mis en peine de ce que pensaient de semblables Auteurs. Car qu’importe ce que pense un Bonacina, un Pierre Navarre, et quelques autres Écrivains inconnus comme lui dans l’Église, et célèbres seulement parmi les Casuistes ; quand il est visible qu’une chose répugne au bon sens, qu’elle est opposée au sentiment des gens de bien, qu’elle est contraire enfin à toutes les notions de l’équité, je ne dis pas que la grâce a imprimée dans l’âme des Chrétiens, mais même que le péché n’a pu effacer de l’esprit des Païens. Car je n’en appelle point ici, comme a fait Montalte, au Parlement de Paris qui a toujours puni sévèrement ces sortes d’abus : j’en appelle au jugement des philosophes Païens, et non seulement des philosophes, mais de tout homme du monde qui ne sera point prévenu. Je suis assuré que le sens commun seul lui fera d’abord rejeter la vaine subtilité, que les Jésuites ont inventée pour rendre le contrat Mohatra permis. Mais il faut les convaincre eux-mêmes de l’injustice de ce contrat.

Il est certain que l’usure est défendue par les lois divines et humaines, c’est-à-dire, qu’il est défendu qu’une personne qui reçoit de l’argent comptant, s’oblige à rendre plus qu’on ne lui a prêté. Car voilà ce que tout le monde entend par l’usure. Donc il n’est pas permis, ni de prêter de l’argent, ni d’en recevoir sous cette condition.

Ainsi pour expliquer la chose par un exemple ; Je suppose un jeune homme débauché, et sans inquiétude pour l’avenir, qui cherche de l’argent à emprunter. S’il emprunte cent louis d’or, et qu’il fasse une obligation de cent-cinquante, il est évident que celui qui les lui prête, est certainement un usurier. Les Casuistes eux-mêmes n’oseraient pas le nier quand ils le voudraient. Mais si ce jeune homme qui veut avoir de l’argent à quelque prix que ce soit, ne trouve personne qui veuille lui en prêter à cette condition, et que pour en avoir il s’avise de l’expédient que propose Escobar : s’il va trouver un marchand, et qu’il achète de lui à crédit un cheval cent-cinquante louis d’or, et qu’il le lui revende cent louis argent comptant, l’Apologiste pourra-t-il nier que dans ce cas, aussi bien que dans le premier ce jeune homme n’ait emprunté cet argent à usure ? Ne s’est-il pas obligé de rendre plus qu’il n’a reçu comptant ? N’est-ce pas en cela que consiste l’usure ? Et l’artifice de cette vente imaginaire, peut-il empêcher qu’il n’y en ait dans ce Traité.

Vous me direz peut-être qu’il est vrai que ce jeune homme emprunte à usure, mais que le marchand ne prête point à usure en vendant sa marchandise à crédit, et la rachète argent comptant à un prix bien moindre. Comme s’il se pouvait faire que l’un empruntât à usure, sans que l’autre prêtât à usure ? Comme si Dieu ne voyait pas que cet achat n’est qu’un jeu et un artifice pour couvrir l’usure ? Car n’est-il pas évident que le jeune homme n’a point d’autre but que de tirer de l’argent par ce moyen ? Si donc le marchand s’en aperçoit, et qu’il ne vende d’abord ses marchandises que dans le dessein de les racheter, cette intention le rend déjà coupable d’usure. Mais si au contraire il ne s’aperçoit du dessein du jeune homme, que lorsqu’il lui fait la proposition de racheter ses marchandises, et qu’il les rachète, alors il commet l’usure. Car en consentant à ce marché, il fait que ce jeune homme prend son argent à usure.

Mais les Casuistes sont admirables, quand ils demandent quel crime il y a à vendre des marchandises, et quel crime il y a à en acheter ? Comme si on devait ainsi traiter métaphysiquement les choses de morale, et non pas les examiner avec toutes leurs circonstances. Je demande de même quel crime il y a à mettre la main dans une bourse qui appartient à autrui, quel crime il y a à fermer la main, et enfin à s’enfuir ? Séparez toutes ces actions, elles sont innocentes : rassemblez-les, elles font un vol. De même ce n’est point un crime de vendre des marchandises : ce n’en est point un de les acheter ; mais si vous joignez ces deux choses ensemble, en sorte que le marchand donne cent louis à ce jeune homme, et en reçoive une obligation de cent-cinquante, il est aussi certain qu’il donne son argent à usure, qu’il l’est que le jeune homme l’emprunte à usure.

Cela fait voir combien un des grands hommes de ce siècle (c’est M. le Fèvre précepteur de Louis XIII) avait raison d’appeler cette science des Jésuites, l’art de chicaner avec Dieu : et combien la prudence des Magistrats qui condamnent d’usure tous les contrats Mohatra et Barata, est plus sévère, plus équitable, et plus grave que cette nouvelle dialectique qui tâche en dépit du bon sens de les exempter d’usure. Car on ne peut en approfondir les vaines subtilités, sans demeurer convaincu qu’en effet ces contrats ne diffèrent de l’usure, qu’en ce qu’ils y ajoutent la ruse, la fourberie, et un plus grand mépris de la loi de Dieu, dont on se joue en feignant de craindre de la violer.

 

Note IV

De l’Usure

Il suffit d’avoir lu l’Apologie des Casuistes, pour n’être point surpris que l’Apologiste des Jésuites ait pris le parti de défendre, comme il a fait, le contrat Mohatra. Car le seul mal de ce contrat est l’usure. Or l’Auteur de cette première Apologie ôte tellement l’usure de toutes sortes de Traités, que je ne sais plus où elle peut se rencontrer. Car il approuve ouvertement qu’on retire un intérêt certain d’argent, dont on n’aliène point le fond. Il élude par des mauvaises distinctions les Canons des Conciles, et les ordonnances des Princes qui le condamnent. Il enseigne enfin que ces lois n’ont été faites que contre les usures énormes des Juifs, lesquelles étaient contre le droit naturel et divin, et non pas contre les usures qui se pratiquent parmi nous, et par lesquelles on retire un honnête profit d’un fond qui n’est pas aliéné. D’où il conclut que la fin de la loi cessant, on n’est plus obligé de l’observer.

Si les Magistrats et les Évêques souffrent une pareille licence, je ne vois pas de quel usage peuvent être les Lois et les Canons. Car pourquoi ne sera-t-il pas libre à un chacun, pour se dispenser de les observer, de dire à l’exemple des Jésuites que la fin de ces lois a cessé, et qu’ainsi on n’est pas obligé à les garder. Mais peut être réfuterai-je ailleurs une maxime si pernicieuse, ou que d’autres entreprendront de le faire. Je n’ai pas dessein de relever ici toutes les erreurs qui sont répandues dans ce livre. Je ne puis néanmoins m’empêcher de faire remarquer en passant l’ignorance et la témérité insigne de cet Auteur, qui a la hardiesse d’assurer que nous n’avons point de Canons, ce sont ses propres termes, avant Alexandre III qui défendent les prêts simples avec intérêt aux personnes laïques, quoique ce soit une chose notoire que les prêts usuraires ont toujours été défendus dans l’Église, comme il paraît par un grand nombre de Canons, ou de Décrets que je vais citer, et qui tous ont été faits longtemps avant Alexandre III.

On peut voir sur ce sujet le premier Concile de Carthage tenu en 348. Sous Gratus Évêque de cette ville c. 13 et le IV tenu en 398 can. 67. La lettre de saint Léon aux Évêques de Campanie cap. 3. Le Concile de Chalechut en Angleterre tenu en 787 c. 17. Celui d’Aix la Chapelle en 789 c. 5. Celui de Paris en 829 c. 53. Celui de Meaux en 845 can. 55. Celui de Pavie en 850 c. 21. Le IIIe de Valence en 855 c. 10. Les Capitules d’Héralde Archevêque de Tours de l’an 858 c. 5. La Constitution de Reculfe Évêque de Soissons de l’an 889 c. 17. Le Concile de Trosli au Diocèse de Soissons en 909 c. 15. À quoi on peut ajouter le Pénitenciel Romain qui est beaucoup plus ancien qu’Alexandre III. « Si quelqu’un, dit-il, prête à usure, il commet une rapine. Ainsi quiconque aura exigé des usures, sera soumis à la pénitence durant trois ans, dont il en passera un an au pain et à l’eau ».

Mais l’Apologiste n’a rien perdu d’ignorer ces Canons : quand ils lui auraient été connus, il n’aurait pas changé pour cela de sentiment. Car ce principe qu’il établit pag. 116. Que les Canons ne changent pas la nature des choses, et ne font pas que ce qui n’est pas usure pris en soi et selon sa nature, le devienne après qu’il est défendu : ce principe, dis-je, est un moyen sur pour éluder sans peine toutes les défenses que les Conciles ont faites jusqu’à présent, et qu’ils pourront faire dans la suite.

Les éditions tardives contiennent une Note sur une thèse soutenue à Louvain le 14 novembre 1699, que nous jugeons inutile de reproduire ici.