P 11 : Notes Wendrock
Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis [...], avec les notes de Guillaume Wendrock, II, Nouvelle édition, 1700, 2 vol, p. 186-196.
Ludovici MONTALTII Litterae provinciales de morali et politica jesuitarum disciplina, a Willelmo Wendrockio [...], e gallica in latinam linguam translatae, Coloniae, N. Schouten, 1658, p. 300-304.
Note première sur l’onzième lettre.
Des railleries de Montalte.
Que c’est prudemment qu’il a choisi ce genre d’écrire.
Après avoir réfuté les calomnies par lesquelles les Jésuites ont tâché en vain de donner atteinte à la doctrine et à la fidélité de Montalte dans ses premières lettres, nous allons le suivre dans les autres, et le voir se justifier lui-même contre tous les reproches de ses ennemis. Il le fait avec tant d’exactitude et de force, qu’il prévient et qu’il ruine jusqu’à leurs moindres chicanes. Aussi est-ce une chose surprenante que de voir la faiblesse de ce qu’ils ont publié depuis, pour se relever des coups qu’il leur a portés. Le plus souvent manquant de raisons même apparentes, ils ont recours à des déclamations frivoles, aux injures et aux calomnies. C’est ce qu’on commence de voir dès cette lettre.
Je cherche dans toute la réponse [En note : 2. part. des Impost. rép. A l’onz. lett.] qu’ils y ont faite quelque chose qui mérite d’être relevée ; et je n’y trouve presque rien qui ne soit plus digne de risée que d’une réfutation sérieuse. Ils avouent que les Pères ont quelquefois employé avec piété la raillerie contre des dogmes impies. C’est donc injustement qu’ils s’emportent, comme ils font, contre Montalte : car c’est là uniquement ce qu’il a voulu prouver dans cette lettre, mais ils nient qu’on puisse mettre au nombre des dogmes impies les opinions de leurs auteurs. La question se réduit donc à savoir si les opinions que Montalte a attaquées dans les casuistes, sont impies. Et si ce qu’il dit dans les lettres suivantes, et ce que nous y ajoutons dans ces Notes, prouve que ces opinions sont impies, cela prouve en même temps qu’elles méritent qu’on s’en raille. Ainsi ce qu’il a eu dessein de montrer ici, qu’il y a des erreurs qu’on peut réfuter par des railleries, demeure toujours certain et incontestable.
Mais jamais le caractère des Jésuites, qui est la fierté et la vanité, ne parut davantage, que par la manière dont ils reçoivent ces railleries. Montalte les convainc des relâchements les plus honteux dans la morale. Il aurait pu s’élever contre eux avec toute la force que méritaient de pareils excès. Il se contente de les avertir par des railleries agréables et salutaires de se corriger eux-mêmes. Que font sur cela les Jésuites ? Il semble qu’ils devaient tenir compte à Montalte de cette modération et profiter de ses avis. Mais au contraire, ils font tout ce que la vengeance peut inspirer à des gens orgueilleux. Quelquefois ils s’emportent d’une manière étrange, ils menacent, ils chargent d’injures leurs adversaires, ils répandent contre eux les calomnies les plus atroces : il ne leur reste enfin que de mettre le flambeau à la main de la populace pour réduire leurs maisons en cendre. Et d’autre fois piqués jusqu’au vif, ils s’abandonnent à des plaintes puériles, et à des gémissements qui ne conviendraient qu’à des femmes : ils exagèrent le tort que leur font leurs adversaires ; et les railleries les plus légères leurs paraissent plus insupportables que les plus cruels supplices.
C’est ce que l’on voit dans cette Apologie fulminante qu’ils ont publiée pour la défense des casuistes. Car l’auteur qui ne respire dans toute cette pièce que le meurtre, le sang et l’incendie, fait des lamentations dont un enfant aurait honte, lorsqu’il vient aux railleries de Montalte : « Les plus cruels supplices, dit-il, ne sont pas toujours ceux que l’on souffre dans les bannissements, sur les gibets ; et sur les roues. Le supplice que l’on a fait souffrir à des martyrs que l’on frottait de miel pour après les exposer aux piqures des guêpes et bourdons, a été plus cruel que beaucoup d’autres qui semblent plus horribles, et qui font plus de compassion. La persécution qu’on soufferte les Jésuites par les bouffonneries de Port-Royal a quelque chose de semblable : leurs tyrans ont fait l’instrument de leurs supplices, des douceurs empoisonnées d’un enjouement cruel ; et le monde les a abandonnés et laissés exposés aux piqûres sanglantes de la calomnie… Je ne doute point que les bannissements et les martyres même n’aient été moins fâcheux et plus aisés à supporter, que l’abandonnement que cette Société s’est vue contrainte de souffrir parmi ces railleries. »
Ce Jésuite déguisé ne pourrait pas mieux découvrir l’orgueil, ni mieux faire connaître la faiblesse de la Société que par de plaintes si amères. Mais rien en même temps ne fait mieux voir comme je l’ai déjà remarqué, que Montalte qui pouvait exceller en tout autre genre d’écrire, n’en pouvait choisir un plus propre à son dessein. C’était ainsi qu’on devait traiter ces sortes de gens. L’orgueil était leur plus grand mal. Rien ne l’abaisse, ni le mortifie davantage que la raillerie. Quand on reproche aux Jésuites qu’ils sont emportés, qu’ils sont cruels, qu’ils oppriment l’Église par une injuste domination, qu’ils séduisent les peuples par leurs flatteries, qu’ils gagnent la faveur des rois par leurs complaisances, et qu’ils préviennent par leurs calomnies l’esprit du pape contre leurs adversaires : ces plaintes ont quelque chose qui leur plaît. Cette image de puissance et de crédit sur laquelle elles sont fondées, flatte leur amour propre. Mais plus ils ont de vanité, moins ils veulent passer pour ridicules. On ne peut donc assez louer la sagesse de Montalte, d’avoir choisi le remède dont ils avaient le plus besoin. Il a porté le fer médicinal jusque dans la plaie et dans l’endroit le plus sensible. Leurs cris et leurs plaintes marquent assez et la grandeur du mal et la nécessité du remède.
Mais comme son but était de guérir les Jésuites, et non pas de se venger, il a ménagé avec tant de sagesse le sel de ses railleries, et il a tellement tempéré ses corrections, que non seulement on n’y peut rien trouver de faux, mais même qu’il n’y a rien d’outré. Tout y est pesé avec une circonspection merveilleuse. Il ne retranche point de partie saine pour des parties malades. Il n’enfonce jamais le fer plus avant qu’il n’est utile au malade selon l’avis que s. François de Sales donne [En note : Introduc. à la vie dévote.] à ceux qui sont obligés de reprendre les autres. On ne voit dans ses lettres aucune marque d’un esprit emporté. On n’y trouve rien d’inconsidéré, rien qui ne contrevienne aux choses dont il parle ; mais on y trouve partout une justesse et un rapport admirable des termes dont il se sert avec les choses qu’il traite.
C’est donc faire un jugement téméraire et injuste de ces lettres que de croire que Montalte n’y ait point eu d’autre but que de tourner les Jésuites en ridicules, et de s’attirer par d’ingénieuses satires l’attention des peuples. Il a eu un dessein plus important et plus saint ; il n’a eu en vue que l’utilité de l’Église et celle des Jésuites. Car les opinions corrompues de leurs docteurs ne leur sont pas moins pernicieuses qu’elles le sont à toute l’Église. Voulant donc leur être utile aussi bien qu’à l’Église, il n’a pas cru pouvoir choisir une voix plus sûre. Il voyait que le goût du siècle était tel, qu’on négligeait presque entièrement les écrits théologiques et sérieux, et qu’à peine étaient-ils lus par un petit nombre de savants ; et que cependant les opinions des Jésuites se répandaient tous les jours de plus en plus. Il fallait donc choisir un genre d’écrire, qui par sa nouveauté, son agrément, et son élégance excitât la curiosité même des plus indolents. Ce qui lui a tellement réussi, qu’il s’est attiré l’attention de tout le monde. Un seul homme a combattu contre toute la puissance des Jésuites, et il a triomphé de tous leurs efforts. Il les a obligés de jeter ces tristes plaintes qui sont encore plus un témoignage de leur orgueil que de leur douleur. Au reste Montalte n’est point redevable de ce succès a des railleries recherchées, mais à l’adresse avec laquelle il a exposé aux yeux des lecteurs les dogmes des Jésuites, d’une manière qu’ils en peuvent voir tout le ridicule. De sorte que les Jésuites ne peuvent se plaindre que de ce qu’il a été aussi heureux a représenter les impertinences de leurs auteurs, qu’ils l’ont été eux-mêmes à les inventer.
Note II
Que Montalte ne s’est jamais raillé du chapelet.
Et que c’est avec raison qu’il se raille de la grâce suffisante prise en général
et en faisant abstraction de tout sens.
L’apologiste des Jésuites et celui des casuistes accusent Montalte d’avoir fait des bouffonneries impies des choses saintes en se raillant du chapelet et de la grâce suffisante. Et sous ce prétexte l’un tâche de le décrier comme un hérétique, et l’autre déclame contre lui d’une manière tout à fait séditieuse.
Je réponds en un mot à cette double accusation que c’est une pure calomnie. Montalte ne s’est jamais raillé du chapelet : ce qu’on ne peut faire sans impiété. On ne trouvera rien de semblable dans toute sa IXe lettre, à laquelle les apologistes renvoient. Il est vrai qu’il s’y est raillé de ceux qui promettent le salut à des pécheurs qui persévèrent dans leurs crimes, pourvu qu’ils pratiquent quelques dévotions extérieures envers la s. Vierge. Mais j’ai traité amplement cette matière dans les Notes que j’ai faites sur cette lettre.
Les apologistes donnent encore malicieusement le change sur la grâce suffisante. Montalte ne s’est point moqué de cette grâce en elle-même. Il s’est seulement moqué du mauvais usage qu’on faisait du nom de grâce suffisante, qui a été inconnu à toute l’antiquité, et même aux anciens scolastiques, et de ce que les thomistes le prenant dans un sens, et les molinistes dans un autre, les uns et les autres refusaient d’expliquer leur sens afin d’opprimer M. Arnauld par cette équivoque. Et en effet rien n’est plus ridicule que cette grâce suffisante en général, indifférente à marquer le sens des thomistes ou celui des molinistes, puis qu’étant prise en cette généralité, ce n’est rien qu’un son vide et un mot qui ne donne aucune idée. Car si on détache d’un terme équivoque les notions particulières auxquelles on peut le déterminer, il n’en reste plus que le son.
À l’égard du reproche que Montalte fait à ce sujet à quelques Dominicains de s’être unis avec les Jésuites, dans le dessein de se servir de ce terme sans l’expliquer, je ne crois pas que personne ose lui en faire un crime, comme s’il avait voulu par là décrier cet ordre. Il est certain au moins qu’on ne pourrait l’en accuser, sans se rendre soi-même coupable d’une injustice pareille à celle qu’on voudrait lui imputer.
Note III
Que les armes du Père le Moine Jésuite sont très faibles, et sa patience fort suspecte.
Impiété de la proposition du Père Garasse.
L’Apologiste des Jésuites exalte fort la patience du P. le Moine, et il nous menace que ce Père a de bonnes armes pour défendre son éloge de la pudeur, et la comparaison qu’il fait de sa Delphine avec l’ardeur des chérubins. Néanmoins ce bon père ne s’est point encore servi jusqu’ici de ces armes si redoutables. Il a mieux aimé selon cet apologiste prendre le parti de la patience. Mais cette patience est extrêmement suspecte dans un Jésuite. Car il n’y a pas d’apparence que des gens qui soutiennent avec opiniâtreté tant de maximes corrompues, abandonnassent ce qu’ils croiraient pouvoir défendre avec quelque ombre de raison.
L’apologiste passe ensuite au p. Garasse, et il semble avoir de quoi le venger. « Je vous satisferai, dit-il, sur les paroles du p. Garasse que vous accusez d’avoir mêlé l’hérésie avec la raillerie, lorsqu’il dit que la personnalité de l’homme a été comme entée et mise à cheval sur la personnalité du Verbe ». Voyons comment il s’acquitte de sa promesse. D’abord il se tourmente beaucoup pour justifier son auteur du soupçon d’hérésie : et il rapporte pour cela un passage tiré d’un autre endroit de son livre, où il dit clairement qu’il n’y a qu’une personne en Jésus-Christ. La personnalité de la nature ayant été comme engloutie honorablement dans la personnalité du Verbe.
Mais l’apologiste se trompe fort, s’il s’imagine que cette réponse satisfasse. Montalte n’a jamais cru que le p. Garasse fut véritablement nestorien. Ainsi il était inutile de le justifier sérieusement de cette hérésie ; ce qu’il a voulu dire c’est que ce père est un brouillon et un déclamateur, qui se laissant emporter à son génie a joint, sans y penser, l’hérésie de Nestorius à une raillerie impie dans ces paroles qu’il a rapportées. Or cela est si évident qu’il est impossible d’en obscurcir la clarté par aucune chicane. Car il dit en propres termes que la personnalité humaine a été comme entée ou mise à cheval sur la personnalité du Verbe.
L’apologiste se trompe encore davantage, lorsqu’il prétend justifier l’expression du p. Garasse par un passage de s. Paulin, dont il abuse d’une manière indigne, comme il est aisé de le faire voir. C’est une explication fort commune dans les Pères que d’appliquer à Jésus-Christ la parabole du Samaritain. Ils disent que le Samaritain charitable qui mit sur son cheval cet homme blessé par les voleurs, et négligé par le prêtre et par le lévite, est la figue de Jésus-Christ qui en prenant notre chair a guéri nos plaies que la loi n’avait pu guérir, et qui a porté dans sa chair les péchés des hommes : « Il a eu soin de nos plaies dit s. Augustin, il nous a mis sur son cheval, c’est-à-dire qu’il nous a pris dans sa chair ». Et ailleurs : « Il était présent à ceux à qui il parlait, mais ils ne voyaient en lui que la forme d’esclave : sa forme de Dieu, sa nature divine était encore voilée pour eux[1]. Il les portait sur son cheval à l’hôtellerie pour les y faire panser. Lorsqu’ils seront guéris, ils le verront ». Et encore ailleurs : « Le cheval du Samaritain est la figure de la chair dans laquelle Jésus-Christ a daigné venir à nous. Et être mis sur le cheval du Samaritain, c’est croire l’incarnation de Jésus-Christ ». Enfin l’auteur d’un écrit attribué à s. Augustin : « Il met, dit-il, l’homme blessé sur son cheval, c’est-à-dire, il l’assiste de sa grâce ; parce que comme dit l’Écriture, c’est lui qui a porté nos péchés et qui a souffert pour nous. »
C’est dans le même sens que s. Paulin a dit dans l’endroit cité par l’apologiste : « Nous avions été dépouillés par le larcin du diable ; nous étions couverts de blessures : notre frère dans la personne du lévite et du prêtre était passé sans nous donner aucun secours, il nous avait laissé dans cet état au milieu du chemin : c’est-à-dire, la loi par ses sacrifices mêmes ne nous avait point rachetés. Le véritable Samaritain, Jésus-Christ qui a bien voulu être appelé de ce nom, est venu à nous. Il a eu pitié de l’homme blessé et négligé par ceux qui avaient précédé son avènement ; il s’est approché de lui. Il l’a mis sur son cheval, c’est-à-dire il l’a relevé par l’incarnation du Verbe. »
Il est facile de voir que l’expression du p. Garasse et celle de s. Paulin sont tout à fait différentes. S. Paulin dit que le Verbe ayant pris notre chair a relevé l’homme blessé, c’est-à-dire tous les hommes qui étaient pécheurs, et qu’il a porté leurs péchés dans sa propre chair, de même que le Samaritain releva cet homme qui était tombé entre les mains des voleurs, et le porta sur son cheval ; au lieu que le p. Garasse dit que la personnalité humaine a été comme entée ou mise à cheval sur la personnalité du verbe. Ainsi il compare le Verbe divin au cheval : et s. Paulin n’y compare que l’humanité.
Mais quand même s. Paulin aurait voulu marquer la nature divine par le cheval du Samaritain, cette expression serait toujours extrêmement éloignée de la dureté de celle du p. Garasse : car il y a bien de la différence entre expliquer une parabole, et en appliquer à Dieu d’une manière figurée quelques termes qui paraissent injurieux, et entre ses servir simplement de ces mêmes termes en parlant de Dieu sans marquer qu’ils ont rapport à quelque parabole. Jésus-Christ dans l’Évangile se compare lui-même à un larron qui vient surprendre les hommes à l’heure qu’ils n’y pensent point. Il n’y a aucune impiété de dire, en expliquant cet endroit de l’Évangile, que par ce larron on doit entendre Jésus-Christ. Mais ce serait une impiété et un blasphème manifeste de dire simplement que Jésus-Christ est un larron, sans marquer qu’on ferait allusion à cette parabole. Or c’est là le jugement qu’on doit porter de la proposition du p. Garasse qui s’est servi pour expliquer les plus saints mystères, non des paroles de l’Écriture, mais des expressions tirées du langage des muletiers, et qui sont tout à fait indignes du sujet qu’il traitait.
- ^ L’édition de 1700 comporte une lacune : « ils ne voyaient en lui que la forme de Dieu » :