P 04 : Commentaires

 

25 février 1656. PASCAL, Quatrième lettre écrite à un Provincial

OC III, éd. J. Mesnard, p. 449. La date de publication n’est pas connue.

BAUDRY DE SAINT-GILLES D’ASSON Antoine, Journal d’un solitaire de Port-Royal, éd. Ernst et Lesaulnier, Paris, Nolin, 2008, p. 171. Saint-Gilles n’en parle pas.

DE FRANCESCHI Sylvio, Entre saint Augustin et saint Thomas. Les jansénistes et le refuge thomiste (1653-1663) : à propos des 1re, 2e et 3e Provinciales, Paris, Nolin, 2009, p. 99.

THIROUIN Laurent, « De la facilité des commandements », Quaderni leif, 13, 2015, p. 123-139.

Le changement de front avec la quatrième Provinciale

ADAM Antoine, Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, II, L’époque de Pascal, p. 250 sq.

PASCAL, Provinciales, éd. Cognet, p. XXXIII. Transition.

MESNARD Jean, Pascal, coll. Connaissance des lettres, Hatier, 5e éd., p. 84-88. Le changement s’effectue en deux temps, dans la quatrième, où le changement est tactique, Pascal passant de la défensive à l’offensive contre les jésuites, tout en restant sur la théologie de la grâce ; puis dans la cinquième lettre. Passage de la défensive à l’offensive contre les jésuites, en s’en prenant à leur morale, sur laquelle ils sont particulièrement vulnérables.

SAINTE-BEUVE, Port-Royal, III, IX, éd. Leroy, Pléiade, p. 114 sq. et p. 122. Wendrock indique les circonstances.

WENDROCK, Lettres Provinciales, tr. Joncoux, I, p. VII. Au moment où Pascal promet d’exposer la morale des jésuites, il hésite encore à le faire effectivement: p. VII-VIII. Ses amis auraient préféré le voir continuer à éclairer le grand public sur le problème de la grâce, mais la lecture d’Escobar le lance dans l’exécution, malgré les objections de certains amis qui auraient préféré qu’il continue à éclairer le grand public sur la grâce.

DANIEL Gabriel, Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe, p.14. Pour donner le change au public et éviter les puissances ecclésiastiques et séculières, Pascal s’en prend aux jésuites. Le conseil viendrait de Méré. NB : il n’est pas indifférent que le jésuite attribue à un gentilhomme qui a la réputation d’être honnête homme, mais libertin, le conseil de se tourner contre les jésuites.

OC I, éd. J. Mesnard, p. 978. Récit de l’abbé Massillon touchant les Provinciales. Le chevalier de Meslé (sic) dit à Pascal : « je vous conseille (...) de vous en tenir là sur cette matière ; autrement vous tomberiez dans des dissertations théologiques qui ne seraient lues que des savants, et le gros du public n’y prendrait plus d’intérêt. Vous criez tant contre la morale relâchée des casuistes de la Société ; que n’attaquez-vous ces casuistes ? Le champ est vaste et peut vous occuper longtemps ; la matière sera à la portée de tout le monde, et les jésuites, au lieu de clabauder contre vous sur le jansénisme, se trouveront tout à coup dans une position très fâcheuse ; ils seront forcés de se défendre. Et que pourront-ils dire pour justifier des maximes si corrompues ? » L’auteur tiendrait cela d’une pensionnaire de Port-Royal qui ne peut être que Marguerite Périer ; cela recoupe le rapport de Rapin.

Sur Méré, voir l’article du Dictionnaire de Port-Royal. Les Conversations, le Discours de la justesse, et Les Discours ont été édités par Charles-H. Boudhors, éd. Fernand Roches, Paris, 1930.

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les “Provinciales” de Pascal, 2e éd., p. 92. Place charnière de la quatrième Provinciale.

JOUSLIN Olivier, Rien ne nous plaît que le combat. La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007. Vers l’attaque frontale de la morale des jésuites.

De Paris, le 25 février 1656

SAINTE-BEUVE, Port-Royal, III, IX, éd. Leroy, Pléiade, p. 115 sq. Wendrock indique les circonstances.

BAUDRY DE SAINT-GILLES D’ASSON Antoine, Journal d’un solitaire de Port-Royal, éd. Ernst et Lesaulnier, Paris, Nolin, 2008, p. 171.

Sujet de la Provinciale IV

Nicole l’intitule De la grâce actuelle toujours présente et des péchés d’ignorance.

Critique de la Provinciale IV

Les Provinciales ou les lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial et aux révérends pères jésuites, publiées sur la dernière édition revue par Pascal, avec les variantes des éditions précédentes, et leur réfutation consistant en introductions et nombreuses notes historiques, littéraires, philosophiques et théologiques, par M. l’abbé Maynard, chanoine honoraire de Poitiers, I, Paris, Didot 1851, p. 137 sq.

IV. Monsieur...

RAPIN René, Mémoires du P.René Rapin, de la Compagnie de Jésus, sur l’Église et la Société, la Cour, la Ville et le Jansénisme, 1644-1669, II, p. 361. Rapin indique que le destinataire de la quatrième lettre est “un conseiller de la cour des aides de Clermont en Auvergne, nommé Perrier, allié de Pascal, fort dévoué au parti”. Sur Florin Périer, époux de Gilberte Pascal et beau-frère de Blaise, voir POUZET Régine, Chronique des Pascal. “Les affaires du monde” d’Etienne Pascal à Marguerite Périer (1588-1733), Paris, Champion, 2001.

IV, 1. Il n’est rien tel que les jésuites. J’ai bien vu des jacobins, des docteurs, et de toute sorte de gens, mais une pareille visite manquait à mon instruction. Les autres ne font que les copier. Les choses valent toujours mieux dans leur source.

Sur les jésuites, voir Provinciale V.

Jacobins : les dominicains du couvent Saint-Jacques.

IV, 1. J’en ai donc vu un des plus habiles

GEF IV, p. 232.

Provinciales, éd. Cognet, p. 53, n. D’après un passage des Mémoires de Hermant, t. IV, p. 214-224, qui rapporte une conférence entre Maignart de Bernières et le jésuite Claude de Lingendes (1591-1660), célèbre prédicateur et directeur. On a pu supposer que le P. de Lingendes avait servi de modèle à Pascal pour le personnage du jésuite.

GAZIER Augustin, “Pascal et Claude de Lingendes”, Revue bleue, 9 mars 1907.

RAPIN René, Mémoires du P. René Rapin, de la Compagnie de Jésus, sur l’Eglise et la Société, la Cour, la Ville et le Jansénisme, 1644-1669, II, p. 362. Rapin dit le contraire : “ce qui est admirable, c’est qu’en voulant donner une haute idée de la finesse et de la politique des jésuites il en produit un qu’il fait parler d’un air le plus grossier et le plus simple qu’on puisse imaginer ; c’est un modèle d’une stupidité et d’une bêtise achevées. Le bon homme qu’il introduit dans son dialogue n’est entêté que de tout ce qu’il y a de moins solide dans la doctrine de sa compagnie, à quoi il ne trouve rien de comparable, tant il en est ridiculement épris; il n’admire que la société, et il donne sottement dans tous les pièges que lui tend le janséniste qu’on lui oppose. Enfin il est si simple qu’il ne cherche à soutenir des sentiments de sa compagnie que ceux qui sont les plus insoutenables, et qui ne sont que de quelques particuliers ou écartés dans leurs opinions ou peu autorisés (...). C’est sur cette belle fiction d’un jésuite benêt, qui n’admire que son ordre, que roule toute la plaisanterie de cette lettre et des suivantes, sans aucune variété. Et c’est ainsi que cet auteur peint les jésuites, pour en décrier tout l’ordre sur un modèle qui n’a jamais eu d’original et qui ne ressemble à rien.” Voir p. 376, ce que Rapin dit du jésuite de la VIIe Provinciale: non seulement il est sot, mais c’est “une espèce de scélérat dont on ne voit pas d’exemple, c’est-à-dire un homme disposé de son chef à violer tout ce qu’il y a de plus saint dans la religion pour l’intérêt de sa compagnie...”

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les “Provinciales” de Pascal, p. 93. On entend directement la voix de l’ordre des jésuites.

IV, 1. Et j’y étais accompagné de mon fidèle Janséniste, qui vint avec moi aux Jacobins.

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les “Provinciales” de Pascal, p. 92 sq. Place dans la progression dramatique ; son importance dans la IVe Provinciale: p. 93.

PARISH, Pascal’s lettres Provinciales, p. 33.

Où se passe l’entretien ?

Où se passe l’entretien? Roger DUCHÊNE, L’Imposture littéraire dans les “Provinciales” de Pascal, p. 93, suppose que c’est au Marais, près de l’église Saint-Paul, à la maison professe des jésuites, et que ce sera le lieu des entretiens rapportés dans les lettres V à X. Mais il n’appuie cette supposition que sur le fait que « à la manière dont Pascal, en ce début de lettre, désigne le nouveau centre du débat, on ne sait s’il renvoie à des personnes, à un ordre religieux ou à un endroit ». En fait, pour la IVe Provinciale, Pascal indique aux Jacobins ; cela fait écho au Pour ne point perdre de temps, j’allai aux Jacobins de I, 23. Pourquoi chercher un jésuite aux Jacobins, c’est ce que le texte n’explique pas. Quant aux lettres V à X, rien ne témoigne que les discussions se passent effectivement à la maison professe des jésuites. On peut tout au plus l’imaginer, si l’on présuppose, comme R. Duchêne, qu’il « faut bien qu’on se soit rendu quelque part ». Cela reporterait l’action dramatique de la rive gauche à la rive droite : l’ambiance ne sera plus alors celle des controverses de l’Université ; elle se rapproche du monde, terrain d’action favori de la Compagnie de Jésus. Voir FUMAROLI Marc, L’Age de l’éloquence, p. 248 : “Si la rive droite était par excellence celle du Louvre et des Hôtels de l’aristocratie de Cour, la rive gauche de la Seine était de préférence le séjour des clercs et des robins, rassemblés autour de leurs institutions propres, collèges, églises, librairies, cours de justice”. Mais encore une fois, la supposition est parfaitement gratuite.

BLUCHE François (dir.), Dictionnaire du grand siècle, p. 1392-1393. Située rue Saint-Antoine, c’est la chapelle de la maison professe de la Compagnie de Jésus, aujourd’hui connue sous le nom de Saint-Paul-Saint-Louis ; c’est un haut lieu de l’activité littéraire, polémique et politique des jésuites.

 Saint-Louis des Jésuites

IV, 1. Et comme je souhaitais particulièrement d’être éclairci sur le sujet d’un différend qu’ils ont avec les Jansénistes, touchant ce qu’ils appellent la grâce actuelle, je dis à ce bon Père, Que je lui serais fort obligé s’il voulait m’en instruire, que je ne savais pas seulement ce que ce terme signifiait : et je le priai de me l’expliquer. Très volontiers, me dit-il, car j’aime les gens curieux : En voici la définition. Nous appelons grâce actuelle, une inspiration de Dieu par laquelle il nous fait connaître sa volonté, et par laquelle il nous excite à la vouloir accomplir. Et en quoi, lui dis-je, êtes-vous en dispute avec les Jansénistes sur ce sujet ? C’est, me répondit-il, en ce que nous voulons que Dieu donne des grâces actuelles à tous les hommes à chaque tentation, parce que nous soutenons que, si l’on n’avait pas à chaque tentation la grâce actuelle pour n’y point pécher, quelque péché que l’on commît, il ne pourrait jamais être imputé. Et les Jansénistes disent, au contraire, que les péchés commis sans grâce actuelle ne laissent pas d’être imputés. Mais ce sont des rêveurs.

Texte de 1659 : « et que je ne savais pas seulement ce que ce terme signifiait ; je le priai donc de me l’expliquer ».

THIROUIN Laurent, « De la facilité des commandements », Quaderni leif, 13, 2015, p. 123-139. Définition de la grâce actuelle, considérée comme donnée à tous les hommes à chaque tentation, les péchés commis sans cette grâce ne pouvant pas être imputés : p. 124-125. La lettre procède par une succession d’objections posées le représentant des jansénistes. Réduction du débat à la définition de la grâce, au cœur du christianisme : p. 126. Pour les molinistes, la grâce est presque la cause du péché, puisque sublata, tollitur effectus. Enlever la grâce, c’est enlever le péché : p. 126. Face à ce juridisme moliniste, l’augustinisme obéit à une rationalité de type médical : p. 127.

La grâce actuelle

La grâce est toujours un don surnaturel reçu dans l’âme pour l’aider dans ses actions de justice. Mais on y distingue souvent deux genres, la grâce habituelle et la grâce actuelle.

La Grâce actuelle est une grâce spéciale par laquelle Dieu intervient en chacune de nos actions saintes : voir BOUYER L., Dictionnaire théologique, article Grâce, p. 290. Comme l’indique l’éd. Cognet, p. 54, n. 1, c’est un “secours transitoire par lequel l’homme est mû par Dieu à une opération salutaire”. Barcos la définit comme “celle par laquelle Dieu, soit qu’il réside dans l’âme ou qu’il n’y réside pas, y opère la justice”.

BOUYER L., Dictionnaire théologique, article Grâce, p. 284-292. Grâce actuelle : grâce spéciale par laquelle Dieu intervient en chacune de nos actions saintes : p. 290.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 158. Don surnaturel reçu dans l’âme pour l’aider dans ses actions. Voir p. 160, la distinction entre

la grâce chez les Pères: il s’agit de la grâce actuelle (et non habituelle, sinon en ce que la grâce actuelle ne l’active);

la grâce chez saint Thomas: le terme renvoie à la grâce sanctifiante (habituelle); auxilium renvoie à la grâce actuelle.

selon les molinistes, p. 163, n. 7, les justes peuvent accomplir les actes surnaturels faciles avec le seul secours de la grâce sanctifiante ou habituelle; la grâce suffisante qui ne manque à personne consiste donc pour eux, à l’égard des actes faciles, dans la grâce habituelle, et à l’égard des actes difficiles, dans la grâce actuelle.

OC III, p. 581. Dans le Discours sur la possibilité des commandements, deuxième des Ecrits sur la grâce, Pascal cesse de parler de grâce suffisante; Pascal considère désormais essentiellement le caractère actuel de la grâce, c’est-à-dire son lien avec l’acte, comme dans la Provinciale IV.

Voir Traité de la prédestination, III.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 196 sq., et p. 361 sq.

Controverses sur la grâce actuelle: voir Provinciales, éd. Cognet, p. 55, n. 1. Début avec l’Apologie pour les saints Pères de 1651. Molinistes et augustiniens ne conçoivent pas de la même manière cette distinction. Dès 1650, un conflit a opposé Lalane et Le Moyne. Des controverses ont commencé avec l’Apologie pour les saints Pères de 1651. Sur ces controverses, voir Provinciales, éd. Cognet, p. 55, n. 1.

Les Provinciales, éd. Cognet, p. 54, n. 1 et 2. Sur l’équivoque du mot excite. Aux yeux d’un moliniste, la grâce est une excitation au bien qui ne prend sa pleine efficacité que lorsque s’y joint le libre vouloir de l’homme. Aux yeux d’un augustinien, tout en laissant intacte la liberté humaine, la grâce la meut de telle sorte qu’elle atteint infailliblement son objet. Autrement dit, les augustiniens ont tendance à assimiler la grâce actuelle avec ce qu’ils appellent la grâce efficace. Il en va autrement des molinistes.

ARNAULD Antoine, Seconde lettre à un duc et pair, p.206. Selon les adversaires d’Arnauld, la grâce actuelle, qu’ils appellent suffisante, (...) consiste (...) en une bonne pensée que Dieu forme dans l’esprit et dans un secret mouvement qu’il donne à la volonté de se porter au bien et de se détourner du mal, quoique ensuite selon leur doctrine il dépende du libre arbitre d’accepter ou de rejeter cette grâce”. En marge, Arnauld cite la définition en latin du P. Le Moyne ci-dessus: “gratia operans nihil est aliud quam subitus et indeliberatus motus intellectus et voluntatis, quo homo excitatur ad bonum”. Voir GEF IV, p. 241, n. 1.

Comme l’indique LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 163, n. 7, selon les molinistes, les justes peuvent accomplir les actes surnaturels faciles avec le seul secours de la grâce sanctifiante ou habituelle, c’est-à-dire la grâce suffisante qui ne manque à personne; ce n’est qu’à l’égard des actes difficiles qu’est requise la grâce actuelle, c’est-à-dire une aide forte et ponctuelle de la part de Dieu.

GEF IV, p. 241, n. 1. Arnauld cite Le Moyne: “gratia operans nihil est aliud quam subitus et indeliberatus motus intellectus et voluntatis, quo homo excitatur ad bonum”.

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les “Provinciales” de Pascal, 95: le jésuite donne sa définition de la grâce actuelle, cette fois sans ambiguïté; p.102 sq.

SCHMITZ DU MOULIN, Blaise Pascal. Une aventure spirituelle, p. 76.

JOUSLIN Olivier, Rien ne nous plaît que le combat. La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007.

Question de la grâce actuelle, qui articule le débat théologique et le débat moral.

THIROUIN Laurent, « De la facilité des commandements », Quaderni leif, 13, 2015, p. 123-139. Définition de la grâce actuelle, considérée comme donnée à tous les hommes à chaque tentation, les péchés commis sans cette grâce ne pouvant pas être imputés : p. 124-125.

MESNARD Jean, « Conclusions ou perspectives sur le mystère de la grâce », Quaderni leif, 13, 2015, p. 141-156. Voir p. 154.

IV, 1. La grâce habituelle

Les Provinciales, éd. Cognet, p. 54, n. 1.

Cette grâce habituelle, comme l’indique Provinciales, éd. Cognet, p. 54, n. 1, est un “don qui est infus dans l’âme et y demeure inhérent, à la manière d’une qualité permanente”. Toutefois le mot habituelle ne signifie pas ordinaire, mais qui définit un habitus, c’est-à-dire une manière d’être. La grâce habituelle est celle qui donne à l’homme l’habitus du chrétien, c’est-à-dire l’état qui lui permet d’effectuer de bonnes action, lorsque la grâce actuelle vient la mettre en acte. Voir BOUYER L., Dictionnaire théologique, article Grâce, p. 284-292, notamment p. 290. Grâce habituelle : grâce par laquelle nous sommes sanctifiés comme par le fond de notre être, qui s’épanouit dans les différentes vertus infuses et les dons du Saint-Esprit.

BOULENGER A., La doctrine catholique, III, Les moyens de sanctification, § 320, p. 19 sq. La grâce habituelle est un don surnaturel qui demeure en notre âme et qui la rend juste et sainte aux yeux de Dieu ; on lui donne aussi les noms de grâce justifiante et de grâce sanctifiante. Ce n’est pas un secours passager, mais un don permanent, une qualité inhérente à l’âme, qui lui communique la vie surnaturelle ou divine. Elle fait passer de l’état de péché mortel à l’état de justice et de sainteté. Tandis que la grâce actuelle est accordée à tous, aux pécheurs comme aux justes, tandis qu’elle se présente sous des formes multiples et peut être aussi bien intérieure qu’extérieure, la grâce habituelle n’existe que chez les justes et elle est toujours intérieure. Sur les effets de la grâce habituelle, voir § 321, p. 20 sq. La grâce habituelle est amissible et se perd pas tout péché mortel. La grâce perdue se recouvre par les moyens qui effacent le péché, la contrition parfaite, le sacrement de pénitence. Effets de la grâce habituelle : § 322, p. 22 sq. La grâce nous fait fils adoptifs de Dieu, participants de la nature divine.

Grâce sanctifiante

MESNARD Jean, « Conclusions ou perspectives sur le mystère de la grâce », Quaderni leif, 13, 2015, p. 141-156. Voir p. 154. Elle caractérise un état, conséquence des actes bons effectués. C’est elle que possèdent les justes. Cet état ne garantit pas la grâce actuelle, sans toutefois l’exclure, parce qu’elle ne produit pas d’acte : elle n’est pas efficace ; elle peut seulement offrir un caractère de préparation ou d’accompagnement.

IV, 1. J’entrevoyais ce qu’il voulait dire, mais pour le lui faire encore expliquer plus clairement, je lui dis : Mon Père, ce mot de grâce actuelle me brouille ; je n’y suis pas accoutumé : si vous aviez la bonté de me dire la même chose sans vous servir de ce terme, vous m’obligeriez infiniment. Oui, dit le Père ; c’est-à-dire que vous voulez que je substitue la définition à la place du défini, cela ne change jamais le sens du discours, je le veux bien.

Grâce actuelle fait donc partie du vocabulaire technique, et non de ce qu’on enseigne ordinairement aux fidèles.

Vous voulez que je substitue la définition à la place du défini : cela ne change jamais le sens du discours : référence implicite à la théorie de la définition nominale exposée par Pascal dans l’opuscule De l’esprit géométrique, § 6-7, OC III, p. 393-394, que Pascal a sans doute écrit en 1655. Les Provinciales I et II jouent sur la même règle. Noter que Pascal donne ici la définition de la définition, qui consiste d’après L’esprit géométrique, à désigner en termes parfaitement connus une chose à laquelle on impose un nom.

REGUIG-NAYA Delphine, Le corps des idées. Pensées et poétiques du langage dans l’augustinisme de Port-Royal. Arnauld, Nicole, Pascal, Mme de La Fayette, Racine, Paris, Champion, 2007, p. 117.

MESNARD Jean, « Pascal ou la maîtrise de l’esprit », Bulletin de la Société française de philosophie, n° 3, 2008, p. 1-38. Voir p. 13, sur les lois de l’inférence et la substitution des définitions aux termes définis.

JOUSLIN Olivier, Rien ne nous plaît que le combat. La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 126 sq. Sur le caractère logique de cette discussion : Pascal refuse d’entrer dans des considérations purement spéculatives concernant la nature mortelle du péché involontaire. Il voit tout de suite que le principe de son interlocuteur comporte de dangereuses conséquences pour les mondains : p. 128.

MESNARD Jean, « Pascal ou la maîtrise de l’esprit », Bulletin de la Société française de philosophie, n°3, 2008, p. 1-38. Les lois de l’inférence : p. 12 sq. Les écrits de Pascal sur ce point sont simples pour la théorie, mais la pratique est beaucoup plus complexe. Alors que la lettre au P. Noël ne dit que ce qu’il faut sur la rigueur des démonstrations, L’esprit géométrique montre comment la suite des conséquences peut être rompue par des glissements dans les définitions. La règle de l’univocité est reprise dans les Écrits sur la grâce et les Provinciales.

IV, 1. Nous soutenons donc comme un principe indubitable, qu’une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous donne, avant que de la commettre, la connaissance du mal qui y est, et une inspiration qui nous excite à l’éviter, m’entendez-vous maintenant?

THIROUIN Laurent, « De la facilité des commandements », Quaderni leif, 13, 2015, p. 123-139. Définition de la grâce actuelle, considérée comme donnée à tous les hommes à chaque tentation, les péchés commis sans cette grâce ne pouvant pas être imputés : p. 124-125.

Péché d’ignorance

PONTAS, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, publié par l’abbé Migne, 1847, t. 1, p. 1059 sq. Ignorance. Ignorance de droit, ignorance de fait.

, éd. Cognet, p. 55, n. 2, sur le rapport de cette doctrine avec la question du péché d’ignorance. L’opinion énoncée ici qui exige, pour le péché, l’advertance actuelle au mal est une idée particulière à quelques auteurs et qui fut toujours repoussée par l’ensemble des théologiens catholiques. Mais elle fait partie d’un courant de pensée qui, dès le XVIe siècle, a cherché à résoudre le problème les péchés des païens ignorant Dieu leur méritent-ils la damnation éternelle? Arnauld devra se dresser contre la solution du péché philosophique, à l’aide des arguments de la IVe Provinciale.

Saint AUGUSTIN, De gratia et libero arbitrio, III, n. 5, Œuvres, Bibliothèque augustinienne, t. 24, et la note, p. 769, sur Le péché d’ignorance selon saint Augustin. Selon saint Augustin, la simple ignorance de la loi de Dieu (doctrine et commandements) n’excuse personne, et celui qui n’a pas cru parce qu’il n’a pas entendu et n’a pas pu entendre la Parole divine est responsable de son incroyance; son cas est cependant moins grave que celui de l’homme qui aurait pu, s’il avait voulu, entendre cette Parole. Cette doctrine s’explique par la pensée de saint Augustin sur le péché originel. La faute a privé l’homme de la connaissance du vrai Dieu et de sa révélation (ignorance); la concupiscence est une entrave à l’accomplissement du bien, même connu (difficultas, ou infirmitas). Voir le De libero arbitrio, III, ch. XVIII, n. 25: “il est juste que celui qui, en connaissance de cause, n’agit pas bien, soit privé de savoir ce qui est bien, et que celui qui n’a pas voulu bien agir quand il le pouvait, ne perde le pouvoir, alors même qu’il le veut”. Il faut distinguer le péché, les peines du péché est ce qui est en même temps péché et peine du péché: l’ignorance qui suit de la faute originelle est du troisième genre. L’ignorance est donc imputable à l’homme dans la mesure où elle est la conséquence normale d’un péché volontaire. Cette doctrine concerne l’infidèle. Dans le cas du baptisé, en qui le péché est effacé par le baptême, l’ignorance de la loi peut subsister, mais elle n’a pas le caractère de péché, mais seulement le caractère de peine du péché.

Sur le péché par ignorance et ses degrés, voir SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 265 sq. Les péchés d’ignorance, et p. 267, n. 57. Comme l’ignorance n’est jamais une excuse complète, mais demeure toujours un mal et une menace de damnation, les chrétiens les plus justes ne sont jamais sûrs d’être dans la justice.

DOMAT Jean, Les lois civiles, I, p. 492. L’ignorance de fait et l’ignorance de droit. L’erreur de fait : p. 493. L’ignorance de droit : p. 493. L’ignorance de droit ne peut s’entendre que du droit positif, et non naturel, que personne ne peut ignorer. Une erreur de fait peut annuler une convention : p. 494. Cas où l’erreur de fait n’est pas la seule cause de la convention : p. 495. L’ignorance des faits est présumée : p. 495. Chacun est présumé savoir ce qui est de son fait : p. 495. Erreur causée par un dol : p.495. Nul n’est censé ignorer les lois; on y est assujetti, quoiqu’on les ignore: p. 497. L’ignorance des coutumes est une ignorance de droit, quoique les dispositions des coutumes soient considérées comme des faits. Elles ont force de loi. Cas où l’ignorance de droit ne sert de rien : p. 498.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, II, p. 20. Les jésuites assimilent péché d’ignorance et d’inadvertance, le défaut d’attention et l’ignorance passagère ; Le Moyne soutient que nul ne pèche en l’absence d’une grâce actuelle pour éviter le péché et qu’il y faut la connaissance; voir p. 21. Principe des jésuites : la loi n’ordonne que si on en connaît la signification et la portée. Les jésuites assimilent péché d’ignorance et péché d’inadvertance, le défaut d’attention et l’ignorance passagère. Le Moyne soutient que nul ne pèche en l’absence d’une grâce actuelle pour éviter le péché, et qu’il y faut la connaissance.

CARIOU Pierre, Pascal et la casuistique, p. 17 sq. Théorie du péché d’ignorance; liaison avec la théologie du péché en général. Voir aussi p. 76. Les différentes sortes d’ignorance:

invincible: elle diminue le péché;

crasse ou pesante: elle comporte une part de négligence et de paresse ;

affectée: elle aggrave le péché.

Que cette doctrine est hérétique : WENDROCK, Provinciales, I, p. 59 sq. De la doctrine des jésuites touchant les bonnes pensées toujours présentes..., p. 177. LAPORTE, La doctrine de Port-Royal, La morale, I, p. 35. Selon les probabilistes, il vaut mieux ignorer la vérité: les pécheurs doivent chérir les ténèbres où ils sont sur les questions morales et ne rien craindre tant que d’arriver à la vérité.

PETITDIDIER Mathieu, Apologie des Lettres Provinciales, II, t. 1, p. 224 sq. Réfutation des protestations du P. Daniel contre ce passage de la quatrième Provinciale. Cette proposition est tenue par le plus grand nombre des théologiens jésuites : p. 228.

QUANTIN Jean-Louis, “Le Saint-Office et le probabilisme (1677-1679). Contribution à l’histoire de la théologie morale à l’époque moderne”, Mélanges de l’Ecole française de Rome, t. 114, n°2, 2002, p. 888 sq.

IV, 2. Étonné d’un tel discours, selon lequel tous les péchés de surprise, et ceux qu’on fait dans un entier oubli de Dieu, je me tournai vers mon Janséniste, et je connus bien à sa façon qu’il n’en croyait rien. Mais comme il ne répondait mot, je dis à ce Père : Je voudrais, mon Père, que ce que vous dites fût bien véritable, et que vous en eussiez de bonnes preuves. En voulez-vous, me dit-il aussitôt ? Je m’en vais vous en fournir, et des meilleures ; laissez-moi faire. Sur cela, il alla chercher ses livres.

Texte de 1659 : « ne pourraient être imputés, puisqu’avant que de les commettre on n’a ni la connaissance du mal qui y est, ni la pensée de l’éviter ».

Texte de 1659 : « Mais comme il ne répondait point ». Certaines impressions portent mon au lieu de mot.

Voir Provinciales, éd. Cognet, p. 55, et note précédente sur le péché d’ignorance.

Péchés de surprise : péchés commis par surprise.

IV, 2. Et je dis cependant à mon ami : Y en a-t-il quelque autre qui parle comme celui-ci? Cela vous est-il si nouveau, me répondit-il ?

Laf. 956, Sel. 791. “Il n’y a personne qui n’y fût surpris, car on ne l’a jamais vue ni dans l’Ecriture, ni dans les Pères, etc.”

IV, 2. Faites état que jamais les Pères, les Papes, les Conciles, ni l’Écriture, ni aucun livre de piété, même dans ces derniers temps, n’ont parlé de cette sorte ; mais que pour des casuistes, et des nouveaux scolastiques, il vous en apportera un beau nombre. Mais quoi, lui dis-je, je me moque de ces auteurs-là, s’ils sont contraires à la Tradition. Vous avez raison, me dit-il.

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les “Provinciales” de Pascal, p. 98. Problème de la mise sur le même plan de ces différentes autorités par le janséniste: p. 99. La quatrième Provinciale, exemple du conflit de deux cultures sur la nature de l’Eglise: p. 100.

SHIOKAWA Tetsuya, “La connaissance par l’autorité selon Pascal”, Etudes de langue et littérature françaises, n°30, 1977, p. 6.

SHIOKAWA Tetsuya, « L’autorité », in Entre foi et raison : l’autorité. Études pascaliennes, Paris, Champion, 2012, p. 47-59. Voir p. 52.

Tradition

BOUYER L., Dictionnaire théologique, art. Tradition, p. 624-626. Tradition se dit, d’une façon générale, de toute transmission d’une connaissance ou d’une pratique.

BOULENGER A., La doctrine catholique, I, Dogme, § 17, p. 18. Le mot tradition a un double sens. Dans le sens large, c’est l’ensemble des vérités révélées par Dieu et transmises soit par écrit, soit de vive voix. Dans le sens strict, la tradition comprend les vérités enseignées par Jésus-Christ et les apôtres et transmises d’âge en âge par une autre voie que l’Ecriture sainte. La tradition est antérieure à l’Ecriture sainte, puisque l’instruction orale a précédé l’enseignement écrit : p. 18-19. La tradition a un champ plus étendu que l’Écriture sainte. Elle est une source de la Révélation, distincte de l’Écriture sainte, et qui mérite la même foi : p. 19. C’est la principale règle de la foi. Ses principaux canaux sont les symboles et les professions de foi, les définitions des conciles, les actes des papes (bulles, encycliques, etc.) ; les écrits des Pères et des docteurs de l’Église, l’enseignement unanime des théologiens et la pratique générale et constante de l’Église ; enfin la liturgie.

BARTMANN Bernard, Précis de théologie dogmatique, p. 44 sq. Le concile de Trente déclare que la Révélation est contenue non seulement dans l’Écriture, mais dans les Traditions non écrites (sine scripto traditionibus). La tradition divine, qui remonte à la « bouche du Christ » (traditio dominica), la tradition qui remonte aux communications du Saint-Esprit et la tradition dogmatique forment les vérités révélées que les apôtres ont reçues du Christ et que l’Église a transmises. On distingue traditio divina et traditio ecclesiastica. En dehors de l’Écriture, la Tradition doit être acceptée comme une source propre de la foi. Les critères de la tradition sont l’universalité, l’antiquité et la concordance : p. 49. l’Écriture et la Tradition sont deux sources propres, juxtaposées de la foi ; on doit les recevoir avec le même respect : p ; 50. Mais l’Écriture conserve dans son contenu et dans sa forme un avantage sur la Tradition. Elles se prêtent un appui mutuel.

La Tradition est évidemment au centre des controverses entre catholiques et protestants.

TAVARD Georges, La Tradition au XVIIe siècle en France et en Angleterre, Cerf, Paris ; voir surtout p. 79 sq., sur la doctrine d’Arnauld sur la tradition et l’ancienne Eglise.

IV, 2. Et à ces mots le bon Père arriva chargé de livres ; Et m’offrant le premier qu’il tenait : Lisez, me dit-il, la Somme des péchés du Père Bauny que voici, et de la cinquième édition encore, pour vous montrer que c’est un bon livre. C’est dommage, me dit tout bas mon Janséniste, que ce livre-là ait été condamné à Rome, et par les Évêques de France.

Né en 1575 à Mouzon (Ardennes), mort le 3 décembre 1649 au couvent des Carmes de Saint Pol de Léon, Étienne Bauny entre à la Compagnie à 19 ans, où il enseigne les belles-lettres onze ans durant et la théologie morale pendant 16 ans. Le P. Bauny a aussi composé une Theologia moralis, Paris, 1640-1642, 2 vol, in f°. PASCAL, Œuvres complètes, éd. Lafuma, L’Intégrale, Seuil, Paris, 1963, p. 651 ; PASCAL, Œuvres, I, éd. Le Guern, p. 1162-1163.

Son livre, la Somme des péchés qui se commettent en tous états. De leurs conditions et qualités. En quelles occurrences ils sont mortels ou véniels, chez M. Soly, Paris, 1633, 1122 p. in-8°. (BN: D.13758), a deux tirages en 1638 et en 1639 à Paris; un à Lyon en 1646. Ses propositions déférées à Rome sont condamnées (Index, 26 octobre 1640). Mis à l’Index le 26 septembre 1640; censuré par la Faculté de Théologie le 1er avril 1641, mais sans publication. Autre censure par l’Assemblée du Clergé, le 12 avril 1642, à Mantes. Condamnation par la Faculté de Louvain: 6 septembre et 8 octobre 1659. Voir GEF IV, p. 243 sq.; ARNAULD, Seconde lettre...; Provinciales, éd. Cognet, p.56. La composition hétéroclite du livre est imposée par son double objet: les premiers destinataires sont des confesseurs pour lesquels Bauny veut établir un code des péchés et un guide pour résoudre les cas, c’est-à-dire un public de spécialistes. Mais il vise aussi le public mondain ; il écrit donc, en langue vulgaire, une revue des catégories socio-professionnelles. Adepte du probabilisme, il se tourne vers des docteurs de tous bords, recourt aux textes sacrés, aux docteurs, saint Augustin compris, à Aristote, au droit pénal ; mais les favoris sont les casuistes, des jésuites, tous étrangers. Il ne se gêne pas pour accepter des avis contradictoires, et pour conseiller au lecteur d’en faire autant ; il va plus loin dans la Theologia moralis, où il fait, sous caution de Suarez, Vasquez et Sanchez, obligation aux confesseurs d’absoudre tout pénitent qui se réclame d’une opinion probable. Techniques casuistiques : la distinction, la direction d’intention. Bauny fait un effort surtout en direction de l’aristocratie, mais il tente de toucher aussi les petites gens, non seulement en leur enseignant la facilité, mais en adaptant son propos à leurs usages et à leur mentalité. La Somme est un ouvrage laxiste par son art de définir le péché de telle sorte qu’il n’existe presque plus de pécheurs. Le cardinal de La Rochefoucauld a choisi Bauny comme directeur spirituel et M. de Rieux, évêque de Léon, l’obtient de Vitelleschi pour l’aider dans l’administration de son diocèse.

GAY Jean-Pascal, Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand Siècle (1640-1700), Paris, Cerf, 2011, p. 119 sq. Le P. Bauny entre dans la Compagnie de Jésus le 20 juillet 1593. La Somme est écrite en français, ce qui brouille son statut : elle ne s’adresse pas seulement aux clercs, mais aussi aux laïcs pour les rendre capables de résoudre des problèmes de conscience : p. 120. Les approbations : p. 120. Histoire de la censure du livre du P. Bauny : p. 121 sq. Le 1er août, le chancelier fait savoir à la Faculté qu’il défend de publier une censure contre Bauny : p. 122. La faculté sollicite Richelieu. La volonté du pouvoir de ne pas voir aboutir la censure ne supprime pas le débat. Un extrait de ses propositions circule et est publié : p. 122. Manœuvres pour le tirer d’affaire : p. 126 sq. Le Catalogus authorum quos cum P. Bauny doctor theologus censura notandos judicavit : p. 126.

La Somme des péchés du P. Bauny

BAUNY Etienne, Somme des péchés qui se commettent en tous états. De leurs conditions et qualités. En quelles occurrences ils sont mortels ou véniels, chez M. Soly, Paris, 1634, 1122 p. in-8°. (BN: D.13758). La Somme des péchés a été mise à l’Index le 26 septembre 1640 ; d’après FOUQUERAY, Histoire..., V, p. 417 , le décret de condamnation de l’Index est du 26 octobre 1640, et enveloppe aussi la Pratique du droit canonique du P. Bauny. Voir GEF IV, p. 243 sq.; ARNAULD, Seconde lettre...; Provinciales, éd. Cognet, p. 56. Le livre est daté de 1634; mais il a eu plusieurs tirages, deux tirages en 1638 et en 1639 à Paris, et un à Lyon en 1646. Le 1er avril 1641 , ou selon Fouqueray lors de sa séance du 12 avril 1641, l’Assemblée du clergé a censuré ce livre fit aussi prier le pape d’interposer son autorité pour qu’on n’écrivît plus sur les cas de conscience en langue vulgaire. La Faculté de Théologie, dans sa séance du 1er juillet 1641, s’est fait lire quatorze propositions de ce livre. Mais une intervention du chancelier empêcha la publication de la censure : il se fit donner copie des propositions et interdit à la Faculté de rien publier avant qu’il en eût écrit au roi et à Richelieu. Les docteurs tentèrent de s’adresser au cardinal pour faire lever la défense, mais en 1644 la censure n’avait pas encore pari. Une autre censure a été prononcée par l’Assemblée du Clergé, le 12 avril 1642, à Mantes, contre trois livres du P. Bauny, sans doute la Somme des péchés, la Pratique du droit canonique (1633) et la Théologie morale (1640) en ces termes: “pour ceux du P. Bauny (...), ils portent les âmes au libertinage, à la corruption des bonnes mœurs, et violent l’équité naturelle et le droit des gens, excusent les blasphèmes, usures, simonies, et plusieurs péchés des plus énormes, comme légers, et jettent des semences de division entre les prélats de l’Eglise desquels ils tâchent d’anéantir toute l’autorité”. Voir PASCAL, Œuvres, I, éd. Le Guern, p. 1162-1163 et p. 1303. La Faculté de Louvain a condamné le livre les 6 septembre et 8 octobre 1659. Voir sur ce livre SOMMERVOGEL, Bibl. Comp. de Jésus, I, col. 1058-1060. Supp. c. 112 et 947.

FOUQUERAY, Histoire de la compagnie de Jésus, V, p. 416 sq. La Somme des péchés. Histoire des censures. Mise à l’index du 26 octobre 1640. La séance du 12 avril 1641 à l’assemblée du clergé : p. 417. La séance du 1er juillet 1641 à la faculté de théologie de Paris : p. 417.

DANIEL Gabriel, Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe, p. 161 sq. Sur la condamnation du livre de Bauny à Rome et par les évêques de France.

BERTAUD Madeleine, “A propos des Provinciales : la Somme des Péchés du Père Bauny”, L’Information littéraire, sept.-oct. 1983, n°4, p. 142-148. Bauny dénoncé ans relâche par Port-Royal; la Somme paraît en 1634 et connaît un vif succès; réimpression en 1638 et 1639; réédition à Lyon: p. 142. L’ouvrage a 46 chapitres : p. 143. Les superstitions, blasphèmes et malédictions, jeûne, mariage, etc. Le vol : ch. X-XIII. Obligations et manquements des gens d’Église : XX-XXV. Censures et excommunications, et leur absolution : ch. XXIX-XXXV. Ce que doit savoir le confesseur : ch. XXXVIII-XLVI. Revue des péchés en posant pour chaque péché la question de sa gravité selon la fréquence et la manière dont il a été commis. La composition hétéroclite du livre est imposée par son double objet: les premiers destinataires sont des confesseurs pour lesquels Bauny veut établir un code des péchés et un guide pour résoudre les cas, c’est-à-dire un public de spécialistes. Mais le P. Bauny vise aussi le public mondain : l’homme de Dieu a vocation pour diriger les consciences; il a une autorité que n’a pas le laïc, et les jésuites voulaient user de la puissance que leur donnait leur robe: p. 143. Livre écrit « en langue commune et vulgaire » : p. 144. D’où la revue des catégories socio-professionnelles. Bauny est adepte du probabilisme : p. 144. Il se tourne vers des docteurs de tout bord. Recours aux textes sacrés, décrets, aux docteurs, saint Augustin compris, aux laïcs et au droit pénal, jusqu’à Aristote. Mais ses favoris sont les casuistes modernes, tous étrangers et jésuites pour la plupart. Il ne se gêne pas pour accepter des avis contradictoires, et pour conseiller au lecteur d’en faire autant; il va plus loin dans la Theologia moralis, où il fait, sous caution de Suarez, Vasquez et Sanchez, obligation aux confesseurs d’absoudre tout pénitent qui se réclame d’une opinion probable. Sur les vols, Bauny abaisse la barre qui en fait des péchés mortels; de 5 sols chez Navarre, à 2 écus chez Rodriguez (p. 129-130 de l’éd. De 1645, 6e éd.). petits larcins répétés: ils s’accumulent et celui qui finalement amène au seuil indiqué ci-dessus, est mortel selon l’opinion commune: mais selon Navarre, il n’est que véniel : p. 143. Les vols répétés ne s’accumulent plus lorsqu’un temps suffisant les sépare, variable selon les casuistes. Les opinions probables permettent de composer avec la rigueur évangélique. Abus et extravagances: Bauny considère les actes sexuels avec “effusion de semence” commis dans une église comme sacrilège, mais il signale que d’autres pensent que “l’action vilaine, qui se fait au Temple ou au lieu saint, ne le profane, si elle n’est faite en vue et au su de plusieurs, et qu’ainsi elle ne participe pas à la malice du sacrilège, si on l’ignore, pource que l’on s’y est porté en cachette”: p. 124-125.

Techniques casuistiques : la distinction, la direction d’intention. Voir ch. VII, sur les péchés contre la charité du prochain, et XXXIX (comment il se pourra connaître si une action est mortelle, ou bien vénielle); le casuiste conserve la sévérité traditionnelle : l’envie, de sa nature, est mortelle. Pas de laxisme là-dessus. Mais il y a envie et envie: si elle vise les biens temporels d’autrui; dont le chrétien sait que ce ne sont que des vanités, la peine de damnation serait excessive. “péché lequel, quoiqu’au témoignage de saint Augustin il soit contraire à la charité, toutefois il ne me semble pas mortel;

; car le bien qui se trouve es choses temporelles est si mince et de si peu de conséquences pour le Ciel, qu’il est de nulle considération devant Dieu et ses saints” (p. 80). Reste l’envie inspirée par les biens spirituels. Distinctions minimalisantes.

Cas de la direction d’intention : p. 145-146. L’envie qui vient de ce qu’on a peur que l’autre n’abuse de ses avantages, est innocente: p. 146. « S’éjouir du mal d’autrui, le vouloir sous quelque bon motif, comme de la gloire de Dieu, laquelle il va renversant par ses crimes, du bien et de l’avancement du prochain, qu’il perd et ruine par sa mauvaise vie, c’est un bon œuvre » (p. 83). L’envie devenue une vertu…

Poétique de Bauny : il entendait rallier une large clientèle, mais le projet était-il criminel? Les adversaires des jésuites leur reprochent de ne s’intéresser qu’aux grands : p; 146. Bauny consacre de nombreuses pages de leçons aux nobles, mais c’est chez Hurtado de Mendoza et Laymann que Pascal trouve des préceptes sur les duels. Bauny fait un effort surtout en direction de l’aristocratie, mais il tente de toucher aussi les petites gens, non seulement en leur enseignant la facilité, mais en adaptant son propos à leurs usages et à leur mentalité. La Somme est un ouvrage laxiste par son art de définir le péché de telle sorte qu’il n’existe presque plus de pécheurs. Le cardinal de La Rochefoucauld a choisi Bauny comme directeur spirituel et M. de Rieux, évêque de Léon, l’obtient de Vitelleschi pour l’aider dans l’administration de son diocèse.

IV, 2. Voyez, me dit le Père, la page 906. Je lus donc, et je trouvai ces paroles : Pour pécher et se rendre coupable devant Dieu, il faut savoir que la chose qu’on veut faire ne vaut rien, ou au moins en douter, craindre, ou bien juger que Dieu ne prend plaisir à l’action à laquelle on s’occupe, qu’il la défend, et nonobstant la faire, franchir le saut et passer outre.

Le passage de Bauny cité par Pascal se trouve p. 906 ; il est cité dans GEF IV, p. 243 sq.; la citation est littérale. Voir GEF IV, p. 245, n. 1: la Sorbonne, dans sa censure, arrête la citation au même point que Pascal; voir Les Provinciales, éd. Cognet, p. 57, n. 1: elle s’arrête à “en douter”. Pascal arrête de citer au moment où le P. Bauny précise l’idée et vient à employer le vocabulaire scolastique “...Car pas une action n’est imputée à l’homme à blâme, si elle n’est volontaire; et pour être telle, il faut qu’elle procède d’homme qui voie, qui sache, qui pénètre ce qu’il y a de bien et de mal en elle, voluntarium (dit-on communément avec le Philosophe) est quod fit à principio cognoscente singula, in quibus est actio; si bien que, que quand la volonté, à la volée et sans discussion, se porte à vouloir, à abhorrer, faire, ou laisser quelque chose, avant que l’entendement ait pu voir s’il y a du mal à la vouloir, ou la fuir, la faire ou la laisser, telle action n’est ni bonne, ni mauvaise, d’autant qu’avant cette perquisition, cette vue et réflexion de l’esprit, dessus les qualités bonnes, ou mauvaises de la chose, à laquelle l’on s’occupe, l’action avec laquelle l’on l’a fait n’est volontaire, comme elle est lors, qu’après que l’entendement a vu, pesé, et considéré avec réflexion les qualités dudit objet, la volonté s’y porte, s’y attache, et le veut, ce qu’elle peut faire formellement, virtuellement ou bien tacitement: formellement, lorsque par un acte exprès, elle appette, ou hait, embrasse, ou bien rejette ce qui lui est représenté par l’intellect, comme bon ou mauvais; virtuellement elle est censée y consentir, quand le consentement actuel et formel, qu’elle y aurait auparavant donné, dure encore, comme il faut le croire quand on ne l’a révoqué, interrompu, ou empêché, par quelque acte qui lui serait contraire. Le consentement est interprétatif ou tacite, quand fortement l’on ne s’oppose au mal, que prudemment l’on doit appréhender qu’il ne nous gagne, et que l’on a reconnu être en l’objet, auquel la volonté, ou quelque autre faculté, se va insensiblement attachant.”

Nicole-Wendrock consacre une note à la quatrième Lettre, tr. Joncoux, I, p. 59 sq., intitulée De la doctrine des jésuites touchant les bonnes pensées toujours présentes, condamnée par la Sorbonne et par la Faculté de Louvain. Voir WENDROCK, Provinciales, tr. Joncoux, I, p. 61. Thèse du P. Bauny: “non seulement ce qui se fait par une ignorance invincible n’est pas péché, mais généralement tout ce qui se fait par ignorance ou vincible ou invincible. Car cette attention de l’âme sur la malice de l’action qu’il enseigne être nécessaire dans tous les péchés, exclut entièrement toute sorte d’ignorance soit vincible soit invincible. Il n’y a donc selon lui aucun péché d’ignorance...”

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, p. 102 sq. Commentaire des termes scolastiques du P. Bauny ; le mot virtuellement indique que le choix originel en connaissance de cause, qui a toujours eu lieu, engageait le libertin pour l’avenir ; l’endurcissement qui l’empêche de connaître actuellement son péché ne l’empêche donc pas d’être responsable.

DANIEL Gabriel, Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe, p. 120. Critique du principe que l’ignorance invincible n’excuse point de péché. Voir p. 151 sq. Analyse du passage du P. Bauny; en fait, d’après lui, l’ignorance vincible n’excuse pas de péché; l’ignorance volontaire n’excuse pas de péché. Il ne demande pas une réflexion actuelle dans l’instant même du péché : il suffit que cette connaissance ait précédé, afin que l’inadvertance qu’on pourrait avoir dans l’instant même de l’action soit coupable : p.153.

PÉCHARMAN Martine, « L’analyse de l’action volontaire dans la 4e Provinciale », La campagne des Provinciales, Chroniques de Port-Royal, 58, Paris, 2008, p. 277-292.

Le cas des pensées inaperçues

WENDROCK, Provinciales, tr. Joncoux, I, p. 64 sq. Contre le P. Pirot. Comment les jésuites se servent de cette doctrine pour soutenir que la grâce suffisante et actuelle ne manque à personne.

Pour la question purement juridique de l’ignorance de fait et l’ignorance de droit, on peut consulter DOMAT Jean, Les lois civiles, I, p. 492. L’ignorance de droit ne peut s’entendre du droit naturel, que personne ne peut ignorer : tout le monde sait que l’assassinat et le vol sont interdits, car cette prohibition est une loi naturelle, qui, dans l’esprit de Domat, est en fait d’institution divine, et non pas humaine. Par conséquent, l’ignorance sur ce point n’excuse pas. Il en va autrement du droit positif, c’est-à-dire des lois que la société a instituées, qui sont souvent dites arbitraires, n’étant destinées qu’à instituer un ordre qui maintient la paix sociale (par exemple la loi selon laquelle l’héritage doit être également partagé entre les héritiers, ou la loi selon laquelle c’est le fils aîné du roi qui doit lui succéder ; on pourrait procéder tout autrement si les législateur le trouvait bon). Dans ce cas, l’ignorance, si elle n’est pas crasse, peut servir d’excuse.

Le problème théologique est plus complexe.

Saint AUGUSTIN, De gratia et libero arbitrio, III, n. 5, Œuvres, t. 24, p. 103 et la note, p. 769, sur Le péché d’ignorance selon saint Augustin. Selon saint Augustin, la simple ignorance de la loi de Dieu (doctrine et commandements) n’excuse personne, et celui qui n’a pas cru parce qu’il n’a pas entendu et n’a pas pu entendre la Parole divine est responsable de son incroyance ; son cas est cependant moins grave que celui de l’homme qui aurait pu, s’il avait voulu, entendre cette Parole. Cette doctrine s’explique par la pensée de saint Augustin sur le péché originel. La faute a privé l’homme de la connaissance du vrai Dieu et de sa révélation (ignorance); la concupiscence est une entrave à l’accomplissement du bien, même connu (difficultas, ou infirmitas). Voir le De libero arbitrio, III, ch. XVIII, n. 25: “il est juste que celui qui, en connaissance de cause, n’agit pas bien, soit privé de savoir ce qui est bien, et que celui qui n’a pas voulu bien agir quand il le pouvait, ne perde le pouvoir, alors même qu’il le veut”. Il faut distinguer le péché, les peines du péché est ce qui est en même temps péché et peine du péché : l’ignorance qui suit de la faute originelle est du troisième genre. L’ignorance est donc imputable à l’homme dans la mesure où elle est la conséquence normale d’un péché volontaire. Cette doctrine concerne l’infidèle. Dans le cas du baptisé, en qui le péché est effacé par le baptême, l’ignorance de la loi peut subsister, mais elle n’a pas le caractère de péché, mais seulement le caractère de peine du péché.

Sur la formule Necesse est ut peccet, a quo ignoratur justitia., voir ci-après, IV, 29.

Sur le péché par ignorance et ses degrés, voir SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 265 sq. Comme l’ignorance n’est jamais une excuse complète, mais demeure toujours un mal et une menace de damnation, les chrétiens les plus justes ne sont jamais sûrs d’être dans la justice.

Il faut distinguer plusieurs sortes d’ignorance. L’ignorance invincible est celle contre laquelle on ne peut rien: on ne peut pas reprocher à un eskimo d’ignorer le code de la route français, par exemple. L’ignorance vincible est celle que l’on peut vaincre, en recueillant une information qui est à portée. Voir CARIOU Pierre, Pascal et la casuistique, p. 17 sq. Théorie du péché d’ignorance ; liaison avec la théologie du péché en général. Voir aussi p. 76, sur les différentes sortes d’ignorance :

Invincible : elle diminue le péché;

crasse ou pesante : elle comporte une part de négligence et de paresse ;

affectée : elle aggrave le péché.

Dictionnaire de théologie catholique, article Probabilisme, p. 418 sq. Le problème de l’ignorance. Pour les théologiens scolastiques, l’ignorance du droit naturel n’excuse pas. Elle peut cacher une secrète complaisance pour le mal. En revanche, on peut penser que l’ignorance du droit positif excuse.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, II, p. 20 sq. Principe des jésuites: la loi n’ordonne que si on en connaît la signification et la portée. Le Moyne soutient que nul ne pèche en l’absence d’une grâce actuelle pour éviter le péché, et qu’il y faut la connaissance. Les jésuites assimilent péché d’ignorance et d’inadvertance, le défaut d’attention et l’ignorance passagère

WENDROCK, Provinciales, tr. Joncoux, I, p. 61. Thèse du P. Bauny: “non seulement ce qui se fait par une ignorance invincible n’est pas péché, mais généralement tout ce qui se fait par ignorance ou vincible ou invincible. Car cette attention de l’âme sur la malice de l’action qu’il enseigne être nécessaire dans tous les péchés, exclut entièrement toute sorte d’ignorance soit vincible soit invincible. Il n’y a donc selon lui aucun péché d’ignorance...” Cette doctrine est erronée : il est en effet de foi qu’il y a des péchés d’ignorance.

PETITDIDIER Mathieu, Apologie des Lettres Provinciales, II, t.1, p. 166. Wendrock ne dit pas que l’ignorance invincible n’excuse pas de péché : il enseigne le contraire pour l’ignorance invincible du droit positif, divin et humain; pour le droit naturel en revanche (c’est-à-dire pour les lois naturelles qui proscrivent le meurtre, le vol, etc.), il pose en principe que l’ignorance n’excuse jamais absolument ceux qui le transgressent, mais il suppose ne même temps que cette ignorance est toujours vincible. Petitdidier développe ensuite les conséquences de la doctrine des jésuites sur ce point: p. 248.

1. Toutes les fois qu’on fait une action mauvaise sans s’apercevoir du mal qu’on fait, on ne pèche pas: donc il n’y a pas de péchés de surprise ni d’inadvertance. Voir p. 251 sq., pour les preuves de cette conséquence.

2. les péchés qu’un homme commet dans l’ivresse ne sont pas de vrais péchés, et ne peuvent pas lui être imputés. Voir p. 254 sq., pour les preuves de cette conséquence. Les péchés commis dans l’ivresse n’ont pas d’autre malice que l’ivresse même qui les a causés : p. 255. Critique de cette thèse : p. 260 sq.

3. les péchés d’habitude qu’on commet sans réflexion et sans connaissance actuelle du mal ne sont pas de vrais péchés. Voir p. 261 sq., pour les preuves de cette conséquence. Doctrine sur les blasphèmes et les jurons: p. 262 sq.

4. les actions que l’on fait dans une passion violente sans faire assez de réflexion sur leur malice ne sont pas des péchés mortels. Voir p. 267 sq., pour les preuves de cette conséquence. Cas du suicide : p. 268 sq.

5. tout homme qui croit de bonne foi qu’une chose est permise ne commet aucun péché en la faisant, quelque griève qu’en soit la malice. Voir p. 270 sq., pour les preuves de cette conséquence.

6. à proprement parler, il n’y a pas de péché d’ignorance. Voir p. 274 sq., pour les preuves de cette conséquence. Le péché réduit à l’ignorance et à la négligence volontaire qu’on a apportée à s’instruire lorsqu’on le pouvait. Cela revient à supprimer une sorte de péché dont il est de foi qu’elle existe : p. 275. Les jésuites détruisent la notion de l’ignorance que donnent l’Écriture et la tradition : p. 275. L’idée que les chrétiens ont du péché d’ignorance, c’est que c’est une faute dont on se rend coupable sans s’en apercevoir dans le temps qu’on la commet : p. 275. Les jésuites prétendent que les péchés dit d’ignorance ne consistent que dans la négligence volontaire.

7. la condition de ceux qui ignorent de bonne foi les devoirs importants de leur état ou du christianisme et qui commettent dans cette ignorance de grands péchés, n’est nullement dangereuse pour le salut; ceux qui les gouvernent auraient tort de les instruire et de leur faire connaître leurs obligations: p. 248-249.

PIROT, Apologie pour les casuistes, éd. de 1658, p. 41 sq. IV Objection. « Je soutiens que la proposition du P. Bauny est vraie, et que celle des jansénistes est fausse, et scandaleuse dans ses suites. Les jansénistes enseignent qu’une action ou une omission peut être criminelle, et mérite châtiment, encore que celui qui fait l’action, ou bien qui l’omet, n’ait jamais eu connaissance du mal ou du péché qui souille cette action, ou cette omission: ou pour parler en termes raccourcis, les jansénistes enseignent que l’ignorance du précepte, quoiqu’elle soit invincible, et que la personne qui commet l’action ne puisse venir en connaissance du précepte, ne laisse pas d’être péché, et punissable des peines d’enfer, s’il s’agit de quelque matière /43/ d’importance. Je prouve la fausseté de leur maxime par leur propre confession ; car ils avouent qu’un sujet ne pèche point, et ne mérite point de châtiment, lorsqu’il transgresse le commandement et la loi de son prince : si en la transgressant, il n’a jamais eu connaissance de cette loi. Jésus-Christ même parlant de la Loi nouvelle qu’il venait de publier aux Juifs, dit que ce peuple n’eût point péché en refusant d’obéir à cette Loi, si la quantité des miracles que faisait le Fils de l’homme n’eût autorisé la publication de l’Évangile. Si non venissem et locutus eis fuissem peccatum non haberent, Ioann. 15. D’où j’infère que toute ignorance invincible en quelque matière que ce soit excuse de péché : et que nulle action ou omission ne sera châtiée de Dieu, qui n’aura point été précédée de connaissance qui conduise la volonté à exécuter ce qui aura été commandé, ou à s’abstenir de ce qui aura été défendu. Les jansénistes nient la conséquence de mon argument, et disent qu’elle a seulement lieu, quand l’ignorance n’est pas l’effet de quelque péché précédent, en punition duquel Dieu permet, ou nous envoie cette ignorance: or ils veulent que l’ignorance des lois positives divines ou humaines, soit de cette espèce; c’est pourquoi ils accordent que l’ignorance de la Loi de l’Évangile eût excusé les Juifs de péché et de châtiment; de même que dans leurs maximes, l’ignorance des lois humaines, excuse les sujets des princes. Mais ils ont inventé une autre espèce d’ignorance, dont les hommes sont frappés en punition du péché d’Adam ; et ils disent qu’elle n’empêche pas que les actions ou omissions qui procèdent de cette ignorance ne soient effectivement des péchés, et ne méritent châtiment. Telle est, disent-ils, l’ignorance de la loi naturelle et des préceptes du Décalogue ; telle est la privation des connaissances surnaturelles, que les enfants d’Adam eussent eue, si leur père n’eût point désobéi au commandement de Dieu ; parce que cette ignorance prenant son origine du péché d’Adam, elle en tire aussi la malice, et ensuite la fait passer à toutes les actions ou omissions qui en sont sorties. Il ne faut être ni théologie ni philosophe, pour découvrir la nullité de cette distinction, il ne faut qu’un peu de sens commun, et un peu de réflexion sur ce qui se passe entre les hommes, pour juger que Dieu n’a garde d’imputer à péché l’ignorance qui nous vient en suite du péché d’Adam, en sorte qu’il châtie les actions qui sont causées par cette ignorance (...). Outre l’exemple, le sens commun nous fait juger que la même raison qui excuse ceux qui sont dans l’ignorance des lois positives met aussi à couvert ceux qui ignorent la loi naturelle. Car afin que la loi positive oblige, il faut qu’elle soit publiée, et déclarée de la part du prince. Cette même raison prouve que la loi naturelle n’oblige, sinon en tant que la connaissance la publie et la déclare. C’est cette connaissance qui sert de héraut, et si elle manque, l’homme n’est nullement en faute, et ne peut être justement châtié (...) ».

DANIEL Gabriel, Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe, p. 151 sq. Analyse du passage du P. Bauny; en fait, d’après lui, l’ignorance vincible n’excuse pas de péché, pas plus que l’ignorance volontaire. Il ne demande pas une réflexion actuelle dans l’instant même du péché : il suffit que cette connaissance ait précédé, afin que l’inadvertance qu’on pourrait avoir dans l’instant même de l’action soit coupable: p.153.

WENDROCK, Provinciales, I, p. 59 sq. De la doctrine des jésuites touchant les bonnes pensées toujours présentes..., p. 177; LAPORTE, La doctrine de Port-Royal, La morale, I, p. 35. Si l’on suit la logique des probabilistes, il vaut mieux ignorer la vérité : les pécheurs doivent chérir les ténèbres où ils sont sur les questions morales et ne rien craindre tant que d’arriver à la vérité.

Le péché philosophique

PETITDIDIER Mathieu, Apologie des Lettres Provinciales, II, t.1, p. 288 sq.

 

IV, 3. Voilà qui commence bien, lui dis-je : Voyez cependant, me dit-il ce que c’est que l’envie. C’était sur cela que M. Hallier, avant qu’il fût de nos amis, se moquait du P. Bauny, et lui appliquait ces paroles : Ecce qui tollit peccata mundi ; Voilà celui qui ôte les péchés du monde. Il est vrai, lui dis-je, que voilà une rédemption toute nouvelle selon le P. Bauny.

 

Ecce qui tollit peccata mundi: “Voilà celui qui ôte les péchés du monde!”: Jean, I, 29. La Vulgate donne peccatum ; peccata est dans le verset Agnus Dei qui se chante à la messe. La formule s’applique au Christ ; dans le cas présent, elle doit être entendue comme une ironie scandalisée : les casuistes suppriment carrément les péché par leurs distinctions et leurs probabilités.

IV, 3. François Hallier, 1595-1659

Voir la notice du Dictionnaire de Port-Royal, p. 500. François Hallier fut syndic de la Faculté de théologie, évêque de Toul, puis de Cavaillon ; il fut d’abord vivement hostile aux jésuites, et il prépara probablement les extraits de Bauny en vue de la censure de 1641; il fit écrire à Arnauld la Théologie morale de 1643. Par la suite, il se réconcilia avec les jésuites. Il est l’auteur d’une Defensio ecclesiasticae hierarchiae seu vindiciae censurae facultatis theologiae parisiensis adversus Hermanni Coëmelli Spongiam, Parisiis, apud C. Morellum, 1632.

CEYSSENS Lucien, “François Hallier”, dans Bulletin de l’Institut historique belge de Rome, dans Bulletin de l’Institut historique belge de Rome, 40 (1969) 157-264, Jansenistica minora, XI.

PASCAL, Les Provinciales, éd. Cognet, p. 57.

CEYSSENS Lucien, “Correspondance romaine de François Hallier (1585-1659)”, dans Bulletin de l’Institut historique belge de Rome, 42 (1972) 307-329, Jansenistica minora, XI.

GRES-GAYER Jacques M., Le Jansénisme en Sorbonne, 1643-1656, Klincksieck, Paris, 1996. Voir p. 228.

JOVY Ernest, Etudes pascaliennes, IX, Le Journal de M. de Saint-Gilles, p. 58. Sermons à Chartres.

CEYSSENS Lucien, “François Annat, S. J., avant son confessorat (1590-1654)”, p. 220. Polémique de 1645 avec le P. Annat.

RAPIN René, Mémoires, éd. Aubineau, t. 1, p. 44.

IV, 4. En voulez-vous, ajouta-t-il, une autorité plus authentique : Voyez ce livre du P. Annat. C’est le dernier qu’il a fait contre M. Arnauld, lisez la page 34, où il y a une oreille, et voyez les lignes que j’ai marquées avec du crayon; elles sont toutes d’or. Je lus donc ces termes

Oreille : coin de page corné.

Sur le P. Annat, voir la notice de la XVIIe Provinciale. Sion autorité est plus authentique parce qu’il occupe une situation plus élevée dans la Compagnie de Jésus. Il s’agit de Réponses à quelques demandes dont l’éclaircissement est nécessaire au temps présent. Seconde édition augmentée des réflexions sur la seconde lettre du sieur Arnauld, 1656. Voir Provinciales, éd. Cognet, p. 57, n. 4. Voir aussi GEF IV, p. 247 sq.

JOUSLIN Olivier, Rien ne nous plaît que le combat. La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007. Forme de l’ouvrage : des réponses données à des demandes d’une personne du monde des honnêtes gens ; Annat sait que Port-Royal a des appuis mondains. La fiction de dialogue est destinée à montrer le caractère inconciliable des deux camps. Les enjeux de la controverse selon Annat: “c’est une dispute de religion où il va d’être ou de n’être point tenu pour hérétique”. Le point capital, selon Annat, est de savoir si Dieu donne à tous les justes la grâce qui leur est nécessaire pour observer les commandements qu’ils transgressent. Saint Thomas allégué contre Arnauld. Textes de saint Thomas montrant que le baptême rend sa première liberté à l’homme, que le baptisé a le pouvoir de persévérer. Annat présente les jansénistes comme ceux qui refusent l’idée que le baptême efface la tache originelle. Rapprochement avec les calvinistes. Il poursuit l’opposition à la question de la transsubstantiation. Reproche majeur : Port-Royal a annexé la pensée de saint Augustin. Le P. Annat allègue contre Arnauld des textes de saint Thomas montrant que le baptême rend sa première liberté à l’homme, que le baptisé a le pouvoir de persévérer. Il présente les jansénistes comme ceux qui refusent l’idée que le baptême efface la tache originelle, ce qui les apparente aux calvinistes.

IV, 4. Celui qui n’a aucune pensée de Dieu, ni de ses péchés, ni aucune appréhension, c’est-à-dire, à ce qu’il me fit entendre, aucune connaissance, de l’obligation d’exercer des actes d’amour de Dieu, ou de contrition, n’a aucune grâce actuelle pour exercer ces actes; mais il est vrai aussi qu’il ne fait aucun péché en les omettant, et que s’il est damné, ce ne sera pas en punition de cette omission. Et quelques lignes plus bas : Et on peut dire la même chose d’une coupable commission.

IV, 5. Voyez-vous, me dit le Père, comment il parle des péchés d’omission, et de ceux de commission. Car il n’oublie rien : qu’en dites-vous?

Voir la citation de ce texte in Réponses, p. 34, in GEF, IV, p. 247-248. La thèse du P. Annat, contre Arnauld qui commente saint Thomas, est que Dieu ne donne pas toujours sa grâce pour croire, par exemple, mais que si on ne croit pas, dans ce cas, cela n’entraîne pas de culpabilité. Et que, d’autre part, Dieu ne refuse pas la grâce lorsqu’elle est “tellement nécessaire, que sans elle il est impossible d’empêcher une omission coupable”.

Voir le commentaire de DANIEL Gabriel, Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe, p. 158 sq. : le P. Annat ne veut rien dire d’autre, sinon que Dieu ne nous commande rien d’impossible, “et que si on supposait qu’il nous fût impossible d’éviter un péché sans une grâce actuelle, ou Dieu nous donnerait cette grâce, ou il ne nous imputerait pas le péché”.

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, p. 103 sq. Le P. Annat, contrairement au P. Bauny, utilise la formule de grâce actuelle dans le passage cité; il dit que, si l’incroyant est damné, ce ne sera pas en punition de cette omission, mais pour ses autres crimes: il ne disculpe pas l’incroyant, il précise le domaine de son péché. Cet exemple n’aurait donc rien à voir avec le cas du P. Bauny cité plus haut, qui traitait de la responsabilité du pécheur chrétien.

Omission et commission

Dictionnaire de l’Académie : omission: “manquement à une chose de devoir ou d’usage (...). On appelle péché d’omission, le péché qui consiste à ne pas faire ce qui est commandé. On l’oppose à péché de commission. C’est un péché d’omission que de manquer à entendre la messe un jour de fête.” Commission : fait, action, chose commise ; en ce sens, il n’a guère d’usage, selon le Dictionnaire de l’académie, que dans l’expression péché de commission.

IV, 5. O que cela me plaît, lui répondis-je, que j’en vois de belles conséquences : je perce déjà dans les suites : que de mystères s’offrent à moi! Je vois sans comparaison plus de gens justifiés par cette ignorance, et cet oubli de Dieu, que par la Grâce, et les Sacrements. Mais, mon Père, ne me donnez-vous point une fausse joie? N’est-ce point ici quelque chose de semblable à cette suffisance qui ne suffit pas ; J’appréhende furieusement le Distinguo, j’y ai déjà été attrapé ; parlez-vous sincèrement? Comment, dit le Père en s’échauffant : Il n’en faut pas railler. Il n’y a point ici d’équivoque. Je n’en raille pas, lui dis-je ; mais c’est que je crains à force de désirer.

Furieusement : dans le langage ordinaire, suivant le Dictionnaire de l’Académie, le mot signifie prodigieusement, extrêmement, excessivement.

IV. 6. Voyez donc, me dit-il, pour vous en mieux assurer, les écrits de M. Le Moyne qui l’a enseigné en pleine Sorbonne. Il l’a appris de nous à la vérité, mais il l’a bien démêlé. O qu’il l’a fortement établi! Il enseigne que pour faire qu’une action soit péché, il faut que toutes ces choses se passent dans l’âme. Lisez, et pesez chaque mot ; je lus donc en Latin ce que vous verrez ici en Français. 1. D’une part Dieu répand dans l’âme quelque amour qui la penche vers la chose commandée, et de l’autre part la concupiscence rebelle la sollicite au contraire. 2. Dieu lui inspire la connaissance de sa faiblesse. 3. Dieu lui inspire la connaissance du Médecin qui la doit guérir. 4. Dieu lui inspire le désir de sa guérison. 5. Dieu lui inspire le désir de le prier, et d’implorer son secours.

Liste des conditions pour pécher selon le P. Le Moyne

Voir GEF IV, p. 254, n. 3 et p. 235 pour le texte original; Les Provinciales, éd. Cognet, p. 58-59. Pascal tire le passage de L’Apologie pour les saints Pères d’Arnauld, Livre VIII, ch. II, Œuvres, XVIII, p. 847, lui-même pris à partir de notes de cours enregistrées par Girard et Métayer, deux étudiants du P. Le Moyne. Sur la réfutation composée par Arnauld dans l’Apologie pour les saints Pères, voir DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, p. 104.

PASCAL, Œuvres, I, éd. Le Guern, p. 1163-1164. Passage de l’Apologie pour les saints Pères reproduisant les idées du P. Le Moyne sur le péché.

PIROT, Apologie pour les casuistes, p. 42 sq. et p. 61. Discussion de ce passage.

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, p. 103 sq., remarque qu’on ne s’aperçoit pas que Pascal est passé du cas de l’homme qui n’a pas la foi à l’examen de la manière dont, de façon ontologique et pas nécessairement consciente, Dieu accorde au chrétien en état de grâce le secours dont il a besoin pour le prier et obtenir la grâce qui l’empêchera de pécher. Comment Pascal recourt aux cas limites qui rendent cette doctrine scandaleuse: p. 105 sq. Procédé de polémiste.

IV, 7. Et si toutes ces choses ne se passent dans l’âme, dit le Jésuite, l’action n’est pas proprement péché, et ne peut être imputée, comme M. Le Moyne le dit en ce même endroit, et dans toute la suite.

Voir in Provinciale I, le principe du système de M. Le Moyne, et la note de Provinciales, éd. Cognet, p. 58.

IV, 8. En voulez-vous encore d’autres autorités? en voici : mais toutes modernes, me dit doucement mon Janséniste. Je le vois bien, dis-je,

Autorité moderne est une alliance de mots presque aussi choquante que bourgeois gentilhomme ou poisson soluble, dans la mesure où c’est la Tradition qui fait l’autorité. Il faut donc comprendre l’intervention du janséniste comme une objection.

IV, 8. Et, en m’adressant à ce Père, je lui dis. O mon Père, le grand bien que voici pour des gens de ma connaissance, il faut que je vous les amène. Peut-être n’en avez-vous guères vu qui aient moins de péchés, car ils ne pensent jamais à Dieu, les vices ont prévenu leur raison : Ils n’ont jamais connu ni leur infirmité, ni le Médecin qui la peut guérir. Ils n’ont jamais pensé à désirer la santé de leur âme, et encore moins à prier Dieu de la leur donner : de sorte qu’ils sont encore dans l’innocence baptismale, selon M. Le Moyne. Ils n’ont jamais eu de pensée d’aimer Dieu, ni d’être contrits de leurs péchés, de sorte que selon le Père Annat, ils n’ont commis aucun péché par le défaut de Charité et de Pénitence : leur vie est dans une recherche continuelle de toutes sortes de plaisirs, dont jamais le moindre remords n’a interrompu le cours. Tous ces excès me faisaient croire leur perte assurée. Mais, mon Père, vous m’apprenez, que ces mêmes excès rendent leur salut assuré. Béni soyez-vous, mon Père, qui justifiez ainsi les gens. Les autres apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles : mais vous montrez que celles qu’on aurait cru le plus désespérément malades se portent bien. O la bonne voie pour être heureux en ce monde et en l’autre! J’avais toujours pensé qu’on péchât d’autant plus qu’on pensait le moins à Dieu : Mais à ce que je vois quand on a pu gagner une fois sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures pour l’avenir. Point de ces pécheurs à demi, qui ont quelque amour pour la vertu : Ils seront tous damnés, ces demi-pécheurs. Mais pour ces francs pécheurs, pécheurs endurcis, pécheurs sans mélange, pleins et achevés, l’Enfer ne les tient pas : Ils ont trompé le diable à force de s’y abandonner.

Texte de 1659 : « de sorte qu’ils sont encore dans l’innocence du baptême ».

Laf . 956, Sel. 791. « (Quand on est si méchant qu’on n’en a plus aucun remords on ne pèche donc plus.) »

Prévenir : anticiper, agir avant quelque chose (souvent pour l’empêcher).

Saint AUGUSTIN, De gratia et libero arbitrio, in Œuvres, t. 24, p. 103.

ARNAULD Antoine, Apologie pour les saints Pères, Œuvres, XVIII, p. 858 : “selon les nouvelles lumières de son admirable théologie, il ne faut qu’être en un état de pouvoir commettre tous les crimes et toutes les abominations du monde, sans que Dieu les puisse punir ni les imputer à péché”; voir GEF IV, p. 233: Arnauld qualifie ce paradoxe d’horrible. Voir ibid., Livre VI, ch. VI, p. 582, un raisonnement analogue : selon les principes des molinistes, “il faudrait dire (ce qui combat le sens commun) que plus les hommes seraient vicieux, corrompus et débordés, moins leurs crimes seraient punissables, comme étant plus dignes d’excuse, que s’ils étaient moins vicieux et moins méchants. Car il est sans doute, et les Pélagiens mêmes l’ont reconnu, que plus un homme est vicieux et débordé, plus il est dans l’impuissance de mener une autre vie que la vie libertine et licencieuse, à laquelle il s’est accoutumé par une longue habitude. En est-il moins criminel ? Les disciples de Molina le devraient dire, selon leurs principes; mais oseraient-ils dire une chose qui est si visiblement contraire à la lumière de la raison? Car tant s’en faut que les habitudes, quelque vieilles et enracinées qu’elles soient, en rendent les péchés moindres, que saint Thomas établit comme une règle certaine de la morale, que, dans la même espèce, les péchés d’habitude sont toujours plus grands que les autres (St. Tho. 2. 2 q. 156. art. 3).”

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 116, n. 99-100. Tromper le diable : p. 121-122. Les expressions de Pascal sont des leit-motiv des théologiens de Port-Royal : n. 131. Démonstration de la fausseté de la thèse que les incroyants ne peuvent pas pécher : p. 145-147.

PIROT Georges, Apologie pour les casuistes, p. 61 sq., Ve objection. Cite ce passage avec sa réfutation.

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, p. 105. L’objection de Pascal a été prévue par Bauny : il pense qu’il y a toujours eu un moment où l’on a choisi en connaissance de cause, mais que la décision suit dans tout les actes ultérieurs, de sorte qu’elle nous engage. l’endurcissement du pécheur ne l’empêche donc nullement de rester responsable. Pourquoi l’objection de Pascal ne porte pas: p. 106. Choix en connaissance de cause, au moins virtuellement : p. 106. Cas de l’ignorance : p. 106.

Voir aussi MERSENNE, L’impiété des déistes, I, p. 521-522. “Plût à Dieu que ces curieux se jetassent sur d’autres questions qui leur seraient beaucoup plus utiles, telles que sont les suivantes ; comment est-il possible qu’ils offensent Dieu, et qu’ils mènent une vie si scandaleuse, et si méchante comme ils font, après avoir reçu tant de grâces, et de si vives inspirations de Dieu, par lesquelles la bonté divine frappe à toute heure à leur cœur, en les invitant à quitter leur impiété : comment est-il possible qu’ils laissent échapper tant d’avertissements intérieurs qui les portent à faire pénitence ; car je défie les plus méchants d’entre eux de me pou[522]voir remarquer une semaine, voire un jour en toute leur vie, depuis qu’ils ont quitté la vraie Religion, dans lequel ils n’aient ressenti quelque remords de conscience, ou quelque bon mouvement, par lequel ils aient été conviés de quitter leurs folles opinions et leurs débauches : comment est-il possible qu’ils prisent davantage les voluptés du corps, que celles de l’esprit, vu que celui-là est fait pour cestui-ci, et que les plaisirs sensuels nous ravalent jusques [la] à nature des bêtes, et nous font perdre ceux de l’entendement, et du Ciel.”

DANIEL Gabriel, Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe, p. 148-149. Critique de ce passage.

La technique de Pascal dans ce passage consiste à greffer l’un sur l’autre les textes du P. Le Moyne et du P. Annat, et d’en tirer les conséquences : c’est une application anticipée de la règle qui consiste à joindre les maximes que les casuistes séparent dans leurs livres.

IV, 8. Ils ont trompé le diable à force de s’y abandonner.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 121-122.

IV, 9. Le bon Père qui voyait assez clairement la liaison de ces conséquences avec son principe, s’en échappa adroitement, et sans se fâcher, ou par douceur ou par prudence, il me dit seulement. Afin que vous entendiez comment nous sauvons ces inconvénients, sachez que nous disons bien, que ces impies dont vous parlez seraient sans péché s’ils n’avaient jamais eu de pensées de se convertir, ni de désirs de se donner à Dieu. Mais nous soutenons qu’ils en ont tous : et que Dieu n’a jamais laissé pécher un homme sans lui donner auparavant la vue du mal qu’il va faire, et le désir, ou d’éviter le péché, ou au moins d’implorer son assistance pour le pouvoir éviter, et il n’y a que les Jansénistes qui disent le contraire.

THIROUIN Laurent, « De la facilité des commandements », Quaderni leif, 13, 2015, p. 123-139. Définition de la grâce actuelle, considérée comme donnée à tous les hommes à chaque tentation, les péchés commis sans cette grâce ne pouvant pas être imputés : p. 124-125. Le jésuite soutient que tous les hommes, y compris les impies, reçoivent cette grâce.

ARNAULD Antoine, Seconde lettre à un duc et pair, p. 207 sq. Faut-il croire que les impies ont toujours une pensée de ne pas offenser Dieu ?

ARNAULD Antoine, Apologie pour les saints Pères, Œuvres, XVIII, p. 858 : “selon les nouvelles lumières de son admirable théologie, il ne faut qu’être en un état de pouvoir commettre tous les crimes et toutes les abominations du monde, sans que Dieu les puisse punir ni les imputer à péché”; voir GEF IV, p. 236: conclusions à en tirer.

WENDROCK, Provinciales, I, p. 59 sq. Note I: De la doctrine des jésuites touchant les bonnes pensées toujours présentes..., p. 177, Condamnation de cette doctrine par les Facultés de Sorbonne et de Louvain. Voir la Note II, p. 64 sq., qui envisage le cas de pensées “non aperçues”.

DANIEL Gabriel, Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe, p. 144. Sur ce passage : nul jésuite n’a enseigné rien de semblable, au sens où le prend Pascal. Les jésuites admettent que dans certaines actions on peut pécher sans que Dieu donne aucune inspiration d’éviter le péché (cas du meurtre par un Turc): p. 145-146. Ils enseignent que tous les péchés d’ignorance vincible, les actions faites contre une loi dont on a pu et dû s’instruire, sont imputés, quoiqu’ils se fassent sans connaissance du mal et sans inspiration de ne pas les commettre. Voir p. 148 sq. : analyse du passage de Pascal, qui donne à penser que selon les jésuites il n’y a pas de péché de surprise, que les endurcis ne pèchent pas.

L’ignorance invincible est celle contre laquelle on ne peut rien : on ne peut pas reprocher à un eskimo d’ignorer le code de la route français, par exemple. L’ignorance vincible est celle que l’on peut vaincre, en recueillant une information qui est à portée.

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, p. 106.

IV, 10. Et quoi, mon Père, lui repartis-je, est-ce là l’hérésie des Jansénistes, de nier qu’à chaque fois qu’on fait un péché, il vient un remords troubler la conscience, malgré lequel on ne laisse pas de franchir le saut et de passer outre, comme dit le Père Bauny : c’est une assez plaisante chose d’être Hérétique pour cela. Je croyais bien qu’on fût damné pour n’avoir pas de bonnes pensées; mais qu’on le soit pour ne pas croire que tout le monde en a, vraiment je ne le pensais pas. Mais, mon Père, je me tiens obligé en conscience de vous désabuser, et de vous dire qu’il y a mille gens qui n’ont point ces désirs ; qui pèchent sans regret, qui pèchent avec joie, qui en font vanité. Et qui peut en savoir plus de nouvelles que vous? Il n’est pas que vous ne confessiez quelqu’un de ceux dont je parle : car c’est parmi les personnes de grande qualité qu’il s’en rencontre d’ordinaire.

Laf. 956, Sel. 791. « (Je croyais bien qu’on fût damné pour n’avoir pas eu de bonnes pensées, mais pour croire que personne n’en a cela m’est nouveau.) ». Ce passage du fragment est barré.

C’est une objection de fait: Pascal connaît bien les gens du monde, et il sait pertinemment que bien des gens pèchent sans regret ni scrupule.

Il y a mille gens qui n’ont point ces désirs, qui pèchent sans regret, qui pèchent avec joie, qui en font vanité (...), c’est parmi les personnes de grande qualité qu’il s’en rencontre d’ordinaire : on pense évidemment à Dom Juan, que Pascal ne pouvait naturellement pas avoir lu. Molière, en revanche, avait lu et bien lu les Provinciales. Voir là-dessus McKENNA Antony, Molière dramaturge libertin, Paris, Champion, 2005, p. 45 sq.

IV, 10. Mais prenez garde, mon Père, aux dangereuses suites de votre maxime. Ne remarquez-vous pas quel effet elle peut faire dans ces libertins qui ne cherchent qu’à douter de la Religion? Quel prétexte leur en offrez-vous, quand vous leur dites, comme une vérité de foi, qu’ils sentent, à chaque péché qu’ils commettent, un avertissement et un désir intérieur de s’en abstenir. Car n’est-il pas visible qu’étant convaincus par leur propre expérience de la fausseté de votre doctrine en ce point que vous dites être de foi, ils en étendront la conséquence à tous les autres. Ils diront que si vous n’êtes pas véritables en un article, vous êtes suspects en tous : et ainsi vous les obligerez à conclure, ou que la religion est fausse, ou du moins que vous en êtes mal instruits.

Ce point que vous dites être de foi : ce point, qui appartient à la foi, et qui doit être cru comme un dogme de foi.

Noter que c’est une des rares occurrences du mot libertin chez Pascal.

Il s’agit à présent d’une objection de droit, qui repose sur les conséquences absurdes qu’enferme la thèse du moliniste. C’est un argument fondé sur un raisonnement par modus tollens, qui détruit une thèse en montrant qu’elle conduit à une conséquence fausse ou incohérente avec les principes.

Pascal fait un reproche analogue, dans les Pensées, aux apologistes maladroits qui s’appuient sur des preuves naturelles pour soutenir que Dieu est visible dans le spectacle de la nature. Voir Laf. 780-781, Sel. 644 : « J’admire avec quelle hardiesse ces personnes entreprennent de parler de Dieu. En adressant leurs discours aux impies leur premier chapitre est de prouver la divinité par les ouvrages de la nature. Je ne m’étonnerais pas de leur entreprise s’ils adressaient leurs discours aux fidèles, car il est certain que ceux qui ont la foi vive dedans le cœur voient incontinent que tout ce qui est n’est autre chose que l’ouvrage du Dieu qu’ils adorent, mais pour ceux en qui cette lumière est éteinte et dans lesquels on a dessein de la faire revivre, ces personnes destituées de foi et de grâce, qui recherchant de toute leur lumière tout ce qu’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance ne trouvent qu’obscurité et ténèbres, dire à ceux-là qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses qui les environnent et qu’ils y verront Dieu à découvert et leur donner pour toute preuve de ce grand et important sujet le cours de la lune et des planètes et prétendre avoir achevé sa preuve avec un tel discours, c’est leur donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles et je vois par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris. Ce n’est pas de cette sorte que l’Écriture qui connaît mieux les choses qui sont de Dieu en parle. Elle dit au contraire que Dieu est un Dieu caché et que depuis la corruption de la nature il les a laissés dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par J.-C., hors duquel toute communication avec Dieu est ôtée. Nemo novit patrem nisi filius et cui filius voluit revelare. »

THIROUIN Laurent, « De la facilité des commandements », Quaderni leif, 13, 2015, p. 123-139. Définition de la grâce actuelle, considérée comme donnée à tous les hommes à chaque tentation, les péchés commis sans cette grâce ne pouvant pas être imputés : p. 124-125. Le jésuite soutient que tous les hommes, y compris les impies, reçoivent cette grâce. Réponse par l’expérience des faits, la connaissance de la psychologie des libertins : p. 126.

Cette objection, comme la précédente, suppose que l’on connaît par expérience la psychologie et la mentalité des libertins. Pascal l’attribue donc à son épistolier, qui est censé être un homme du monde. Il ne l’attribue pas au « fidèle janséniste », auquel il aurait été de mauvais goût d’attribuer des fréquentations libertines.

JOUSLIN Olivier, Rien ne nous plaît que le combat. La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 128 sq. L’expérience du monde suffit à invalider le principe de son interlocuteur par ses conséquences (modus tollens).

IV, 11. Mais mon second, soutenant mon discours, lui dit. Vous feriez bien, mon Père, pour conserver votre doctrine, de n’expliquer pas aussi nettement que vous nous avez fait, ce que vous entendez par grâce actuelle. Car comment pourriez-vous déclarer ouvertement sans perdre toute créance dans les esprits, Que personne ne pèche qu’il n’ait auparavant la connaissance de son infirmité, celle du Médecin, le désir de la guérison, et celui de la demander à Dieu. Croira-t-on sur votre parole, que ceux qui sont plongés dans l’avarice, dans l’impudicité, dans les blasphèmes, dans le duel, dans la vengeance, dans les vols, dans les sacrilèges, aient de véritables désirs d’embrasser la chasteté, l’humilité, et les autres vertus Chrétiennes ?

Texte de 1659 : « aient véritablement le désir d’embrasser la chasteté ».

Second : personne qui soutient ou en défend une autre en un combat ou un duel. Par suite, personne qui en appuie une autre dans une dispute.

Avarice : au sens latin, qui signifie amour de la richesse, que ce soit pour l’accumuler ou pour la dépenser.

BOURZEIS Amable, Lettre d’un abbé à un abbé, p. 24, cite saint AUGUSTIN, De la prédestination des saints, 7 : Rom. X, 14, “quomodo invocabunt in quem non crediderunt?”; “comment invoqueront-ils celui auquel ils n’ont pas cru?”

L’objection est strictement la même que celle que l’épistolier vient de proposer, mais elle se fonde non sur la connaissance du monde, mais sur celle des philosophes et de l’histoire des religions.

Dans la Seconde lettre à un duc et pair, Arnauld pose un problème proche sous une forme analogue, mais avec beaucoup plus de longueur: savoir si les Juifs, les athées, etc., avaient une grâce intérieure et actuelle. Le mouvement rhétorique est plus rapide chez Pascal, surtout parce qu’à chaque cas, il réduit le problème à une contradiction: par exemple, les épicuriens nient la Providence de Dieu, ils ne peuvent donc le prier.

IV, 12. Pensera-t-on que ces Philosophes, qui vantaient si hautement la puissance de la nature, en connussent l’infirmité, et le Médecin ? Direz-vous que ceux qui soutenaient, comme une maxime assurée que Dieu ne donne point la vertu, et qu’il ne s’est jamais trouvé personne qui la lui ait demandée, pensassent à la lui demander eux-mêmes ?

Texte de 1659 : « que ce n’est pas Dieu qui donne la vertu ».

THIROUIN Laurent, « De la facilité des commandements », Quaderni leif, 13, 2015, p. 123-139. Définition de la grâce actuelle, considérée comme donnée à tous les hommes à chaque tentation, les péchés commis sans cette grâce ne pouvant pas être imputés : p. 124-125. Le jésuite soutient que tous les hommes, y compris les impies, reçoivent cette grâce. Réponse par les principes des philosophes de l’antiquité refusant l’idée d’une aide apportée à la nature : p. 126.

JANSÉNIUS Cornelius, Augustinus, seu doctrina S. Augustini de humanae sanitate, aegritudine, medicina adversus pelagianos et massilienses, De statu naturae lapsae, Liber quartus, Prosequitur argumentum de viribus liberi arbitrii post peccatum, Caput octavum, Utrum virtutes philosophorum verae virtutes, an vitia sint, et quare ?, t. II, Louvain, J. Zeger, 1640, col. 581 sq.

JANSÉNIUS Cornelius, Augustinus, seu doctrina S. Augustini de humanae sanitate, aegritudine, medicina adversus pelagianos et massilienses, De statu naturae lapsae, Liber quartus, Prosequitur argumentum de viribus liberi arbitrii post peccatum, Caput XI, Epicuraeorum et stoicorum virtutes improbantur ex defectu finis ; late de virtutibus Romanorum, t. II, Louvain, J. Zeger, 1640, col. 599 sq.

Par philosophes, il faut entendre les stoïciens. Voir là-dessus L’Entretien avec M. de Sacy, et la liasse Philosophes des Pensées, qui montrent que Pascal connaît bien la doctrine du Portique, particulièrement Epictète. Les stoïciens prétendent tenir leur vertu d’eux-mêmes, les chrétiens au contraire pensent ne l’avoir que de Dieu.

Les Provinciales, éd. Cognet, p. 62, n. 1. Pascal résume Arnauld, Apologie..., Œuvres, XVIII, p. 870-875. Texte de Cicéron, De natura deorum, III, voir GEF IV, p. 237-238. Arnauld poursuit en montrant que, selon Le Moyne, on ne pourrait rien reprocher à ces philosophes.

ARNAULD Antoine, Apologie pour les saints Pères, VIII, VI, p. 631-632, donne ce texte et les suivants: “Bien loin de désirer la santé de leur âme, comme un bien qui leur eût manqué, et qu’ils eussent besoin de recevoir d’ailleurs que d’eux-mêmes, ils ont enseigné avec une confiance merveilleuse que ce qu’il y a de précieux et de magnifique dans la sagesse (qui est la vraie santé de notre âme), c’est qu’elle ne nous vient point d’ailleurs, que chacun se la doit à soi-même, qu’il ne la faut point demander à autrui, et qu’elle n’aurait rien qui fût digne d’admiration, si elle dépendait du bienfait d’un autre (Seneca. Ep. 9). Bien loin d’avoir quelque mouvement de prier Dieu afin qu’il leur fît la grâce d’être vertueux, ils n’ont rien combattu avec tant de faste que ce sentiment d’humilité, ayant déclaré hautement que c’est le sentiment général de tous les hommes que nous devons demander à Dieu la bonne fortune, et nous donner à nous-mêmes la sagesse et la bonne vie (Cicero, l. 3, De nat. Deor.); que jamais personne ne s’est cru redevable à Dieu de sa vertu, et avec raison, parce que la vertu nous rend dignes de louanges, et c’est avec juste sujet que nous nous en glorifions: ce qui ne serait pas si elle nous venait de Dieu, et non de nous-mêmes (Cicero, ibid.).”

CATALANO Chiara, « Remarques sur le fragment L. 147 : Pascal et Jansénius contre les stoïciens », Courrier du Centre International Blaise Pascal, n°34, 2012, p. 7-12.

IV, 13. Qui pourra croire que les Épicuriens qui niaient la providence Divine eussent des mouvements de prier Dieu? eux qui disaient que c’était lui faire injure de l’implorer dans nos besoins, comme s’il eût été capable de s’amuser à penser à nous.

THIROUIN Laurent, « De la facilité des commandements », Quaderni leif, 13, 2015, p. 123-139. Définition de la grâce actuelle, considérée comme donnée à tous les hommes à chaque tentation, les péchés commis sans cette grâce ne pouvant pas être imputés : p. 124-125. Le jésuite soutient que tous les hommes, y compris les impies, reçoivent cette grâce. Réponse par les principes des philosophes de l’antiquité refusant l’idée d’une aide apportée à la nature : p. 126.

GEF IV, p. 238. Selon l’édition Cognet, p. 62, n. 2, les italiques ne correspondent à aucune citation. Pascal réduit à cinq lignes un long développement d’Arnauld. Les épicuriens “pouvaient bien honorer les Dieux”, mais non leur offrir des actions de grâce ni des prières.

JANSÉNIUS Cornelius, Augustinus, seu doctrina S. Augustini de humanae sanitate, aegritudine, medicina adversus pelagianos et massilienses, De statu naturae lapsae, Liber quartus, Prosequitur argumentum de viribus liberi arbitrii post peccatum, Caput XI, Epicuraeorum et stoicorum virtutes improbantur ex defectu finis ; late de virtutibus Romanorum, t. II, Louvain, J. Zeger, 1640, col. 599 sq.

BOURZEIS Amable, Lettre d’un abbé à un abbé, p. 24, cite saint AUGUSTIN, De la prédestination des saints, 7: Rom. X, 14, “quomodo invocabunt in quem non crediderunt?”; “comment invoqueront-ils celui auquel ils n’ont pas cru?”

IV, 14. Et enfin comment s’imaginer que les Idolâtres et les Athées aient dans toutes les tentations qui les portent au péché, c’est-à-dire une infinité de fois en leur vie, le désir de prier le véritable Dieu qu’ils ignorent, de leur donner les véritables vertus qu’ils ne connaissent pas?

Que les Idolâtres et les Athées aient dans toutes les tentations : certaines impressions donnent ayant.

Texte de 1659 : « le désir de prier le vrai Dieu ».

Texte de 1659 : « de leur donner les vraies vertus qu’ils ne connaissent pas ».

GEF IV, p. 236 ; Les Provinciales, éd. Cognet, p. 62, n. 3: passage d’Arnauld; Pascal transforme en contradiction ce qui, chez Arnauld, se présente comme un raisonnement a fortiori: les gens de bien n’ont pas toujours Dieu en tête, à plus forte raison les athées et les idolâtres.

BOURZEIS Amable, Lettre d’un abbé à un abbé, p. 24, cite saint AUGUSTIN, De la prédestination des saints, 7: Rom. X, 14, “quomodo invocabunt in quem non crediderunt?”; “comment invoqueront-ils celui auquel ils n’ont pas cru?”

ARNAULD Antoine, Apologie pour les saints Pères, Liv. V, ch. XIV, Œuvres, XVIII, p. 628 sq. Le Moyne suppose une “certaine foi générale, et néanmoins surnaturelle et divine, qu’il met de telle sorte entre les mains de tous les hommes, qu’il se persuade qu’il n’y eut jamais d’idolâtre, d’impie, ni d’athée, qui, toutes les fois qu’il a eu besoin de grâce pour surmonter quelque tentation, n’ait pu, dans le moment même, devenir fidèle, et par cette foi invoquer Dieu, et obtenir de sa miséricorde la grâce qui lui était nécessaire pour ne point tomber dans le péché”: p. 628. Raisonnement de réfutation::p. 628 sq. On ne peut avoir la foi que par l’entremise d’un autre (contrairement à la science, que l’on peut acquérir par soi-même). “Et c’est pourquoi ceux d’entre les philosophes païens qui ont eu quelque connaissance de Dieu, et de ses perfections infinies, n’ont pas néanmoins eu la foi: parce qu’encore qu’ils aient reçu quelque assistance particulière de Dieu pour avoir ces connaissances, comme le témoigne saint Paul, toutefois ils ne les ont eues que par la voie du raisonnement et du discours, et non point par une humble et volontaire soumission à l’autorité de Dieu. D’où vient aussi que leurs lumières ont été remplies de grandes ténèbres, et que dans les choses qu’ils paraissaient le mieux savoir, ils n’en ont parlé souvent qu’avec doute, ou avec erreur ; au lieu que la foi divine est toujours exempte de l’un et de l’autre, comme étant appuyée sur le témoignage infaillible de la vérité éternelle”. Donc il n’y a pas de foi si la révélation, fondement de la foi, ne vient à sa connaissance. Le Moyne est donc conduit à dire qu’il n’y a pas d’homme à qui Dieu ne se soit révélé, soit par voie ordinaire (les prédicateurs), soit par voie extraordinaire (les visions).

Dans la Seconde lettre à un duc et pair, Arnauld traite le problème avec plus de longueur : savoir si les Juifs, les athées, etc., avaient une grâce intérieure actuelle... Le mouvement chez Pascal est plus rapide, parce qu’il réduit le problème à une contradiction in adjecto : les épicuriens niant la providence, ils ne peuvent le prier.

Sur le problème de la vertu des païens

Le problème de la vertu des païens a été discuté tout au long du siècle. Si toute vertu vient de ce que l’âme rapporte à Dieu ses volontés, peut-on appeler vraiment vertueuses les actions des païens qui ne croyaient pas en Dieu ? Il remonte à saint Augustin, qui s’était interrogé sur les vertus des philosophes à Rome : voir saint Augustin, Cité de Dieu, I, Liv. V, Bibliothèque augustinienne, p. 705. Comparaison avec les vertus chrétiennes : p. 707. Et Liv. XIX, p. 165 : il n’y a pas de vraies vertus chez les païens; ce ne sont que des vices lorsqu’elles ne sont pas rapportées à Dieu. Voir p. 766, n. 23.

Saint THOMAS, Somme et In sentent, dist. XVIII, art. IV, ad IVe.

Saint THOMAS, In Ep. ad Rom. Comm., c. X, lect. III.

Saint THOMAS, Quaest. Disp. de veritate, q. XIV, art. 11.

GILSON Étienne, La philosophie du moyen âge, I, p. 18 et 21, Justin sur Socrate.

Le problème de la vertu des païens se pose au XVIIe siècle de manière beaucoup plus concrète que dans le cas des philosophes païens, avec les missions : voir WARWICK John, « La vertu des païens selon les missionnaires », in DEMERSON G. et G., DOMPNIER B., et REGOND A., Les jésuites parmi les hommes aux XVIe et XVIIe siècles, Clermont-Ferrand, Faculté des lettres, 1987, p.115-123. Rapport de la question du sauvage avec celle des philosophes de l’antiquité.

JANSÉNIUS Cornelius, Augustinus, seu doctrina S. Augustini de humanae sanitate, aegritudine, medicina adversus pelagianos et massilienses, De statu naturae lapsae, Liber quartus, Prosequitur argumentum de viribus liberi arbitrii post peccatum, Caput octavum, Utrum virtutes philosophorum verae virtutes, an vitia sint, et quare ?, t. II, Louvain, J. Zeger, 1640, col. 581 sq.

ARNAULD Antoine, Seconde apologie de M. Jansénius, III, XVIII, Œuvres, XVII, p. 321 sq. “Qui oserait dire que ceux-là aient agi par le mouvement de cet amour divin, que l’Ecritures nous témoigne avoir été dans une ignorance profonde du vrai Dieu : avoir été sans Dieu en ce monde, comme dit saint Paul, Sine Deo in hoc mundo? Peut-on aimer ce qu’on ne connaît point ; et n’est-ce pas de ces païens que le prophète roi dit: Répandez votre colère sur les nations qui ne vous connaissent point, et sur les royaumes qui n’adorent point votre nom? Il doit donc demeurer pour constant et pour assuré que toutes les actions de cette infinité de païens, qui ont vécu dans l’ignorance du vrai Dieu, n’ont pu procéder d’aucun mouvement de son amour, ni, par conséquent, être autres que des péchés (...)”: p. 321. Cas des rares hommes qui “par la considération des choses visibles”, se sont élevés “à la contemplation des invisibles”: “la connaissance qu’ils ont eue de Dieu n’a servi qu’à les rendre pires, et à les précipiter dans des désordres horribles; parce que l’ayant connu, ils ne l’ont pas glorifié, et ne lui ont pas rendu grâces”. On ne peut trouver d’amour de Dieu “dans ces ingrats et dans ces superbes, qui se sont égarés dans leurs pensées et qui ont mieux aimé servir à la créature que d’adorer le créateur”: p. 321-322.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 260 sq. Les vertus des païens. Références augustiniennes : p. 260 sq. Les païens, livrés à eux-mêmes, n’ont que des vertus apparentes, qui sont en général plutôt des vices : p. 261. Voir La cité de Dieu, XIX, 24-25 ; XIV, 9, n. 6. Actions bonnes, mais inutiles au salut : p. 262. Vertus décevantes : p. 262. Thèses pélagiennes sur le salut des anciens justes ; elles ont reparu au moment où Pascal écrit, sous la plume du P. Antoine Sirmond et de La Mothe Le Vayer, auteur du De la vertu des païens, 1641: p. 263. Voir le livre d’Arnauld, De la nécessité de la foi en Jésus-Christ, 1641 : p. 264.

SELLIER Philippe, Port-Royal et la littérature, II, p. 150. Saint Augustin et les vertus de l’homme sans la grâce. Le règne de la concupiscence preuve d’une déchéance mystérieuse de l’espèce humaine. Dans la corruption, les hommes n’ont que des vertus apparentes, qu’il faut même appeler des vices: p. 152. Ressemblance des vertus et des vices, de la constance et de l’entêtement : p. 153. Saint Augustin pense tout de même qu’il y a des degrés dans les vertus païennes et marque parfois sa préférence pour la grandeur des Romains et des Stoïciens : p. 153. Hommes qui vivent dans une certaine vertu, quoiqu’ils ne soient pas chrétiens : p. 154. Actions bonnes en elles-mêmes, mais inutiles pour le salut: p. 154. Les vertus des Romains purement apparentes, car elles cachent le désir de la gloire: p. 154. La Cité de Dieu contre le mythe du vieux Romain : p. 155.

ORCIBAL Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 255. “S’il y a quelque affection du cœur ou quelque œuvre de l’homme de bien qui ne soit pas charité, elle n’est pas bonne”. La vertu des païens est action ; celle des chrétiens est plutôt passion et souffrance : p. 260. Vertus monstrueuses mêlées du romain et du chrétien ; p. 260.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, p. 132 sq. Les vertus des païens sont des vices déguisés.

On n’est pas loin de La Rochefoucauld : voir LA ROCHEFOUCAULD, Maximes, première éd., Discours de La Chapelle-Bessé, éd. Truchet, p. 272 sq. Exemple de Lucrèce, de Sénèque, Socrate, Platon, Aristote. Leur vertu se réduit à savoir cacher leurs vices : p. 273-274. On fait mieux d’avouer ses faiblesses : p. 274.

Pascal traite directement le problème de la vertu des païens à propos des Stoïciens dans la liasse Philosophes des Pensées. Voir Laf. 142, Sel. 175. “(Contre les philosophes qui ont Dieu sans J.-C.) Philosophes. Ils croient que Dieu est seul digne d’être aimé et d’être admiré, et ont désiré d’être aimés et admirés des hommes, et ils ne connaissent pas leur corruption. S’ils se sentent pleins de sentiments pour l’aimer et l’adorer, et qu’ils y trouvent leur joie principale, qu’ils s’estiment bons, à la bonne heure! Mais s’ils s’y trouvent répugnants s’(ils) n’(ont) aucune pente qu’à se vouloir établir dans l’estime des hommes, et que pour toute perfection, ils fassent seulement que, sans forcer les hommes, ils leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai que cette perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu et n’ont pas désiré uniquement que les hommes l’aimassent, que les hommes s’arrêtassent à eux. Ils ont voulu être l’objet du bonheur volontaire des hommes.”

FERREYROLLES Gérard, “Les païens dans la stratégie argumentative de Pascal”, Revue philosophique, n°1-2002, p. 21-40.

Pour la manière dont le problème est abordé dans les Provinciales, voir DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire..., p. 107. Originalité de la question des païens. Problème posé par les missionnaires, dont les jésuites constituent une grande part. Pascal applique aux païens le même procédé que Le Moyne a conçu en pensant aux croyants.

WENDROCK, Provinciales, tr. Joncoux, I, p. 384-385. Une mauvaise fin corrompt une bonne action.

NICOLE Pierre, Fratris Joannis Nicolai doctoris theologi parisiensis, et apud praedicatores primarii Regentis molinisticae theses, thomisticis notis expunctae, 4 avril 1656, 28 p. in-4° (BN: D 8958), § XVIII, p. 16.

MIEL Jan, Pascal and theology, The John Hopkins Press, Baltimore and London, 1969, p. 131 sq.

BUSSON Henri, La religion des classiques, (1660-1680), Presses Universitaires de France, Paris, 1948, p. 380 sq. Bossuet.

BUSSON Henri, La pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, Vrin, 1933, p. 402 sq.

Du côté des libertins, on voyait évidemment les choses tout autrement, et on défendait la réalité des vertus de philosophes comme Socrate.

PINTARD René, Le libertinage érudit..., p. 520 sq. La Mothe le Vayer développe dans la Vertu des païens un paradoxe amorcé dans Orasius Tubero (t. II, p. 206, et t. II, p. 383-384): l’idée de l’exception du principe la foi seule sauve pour ceux à qui la Bonne Nouvelle n’a pas été annoncée; innocence des ignorants: p. 521. Défense des philosophes dignes du salut: p. 521. Conséquence: l’évacuation de la Croix: p. 521-522.

Traité des trois imposteurs, éd. Retat, Presses de l’Université de Saint-Etienne, p. 67.

Le jésuite Garasse s’en prend violemment à cette thèse dans son grand ouvrage contre les libertins, la Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, livre 3, section 8, p. 250. Quatrième proposition des athéistes, Socrate, Hercule, Platon, etc. sont sauvez aussi bien que les chrétiens. Voir aussi section 9, Proposition cinquième. « Les théologiens doncques ne nient pas que cette faveur n’ait peu être faite à quelques anciens philosophes de la gentilité, lesquels Jésus-Christ, comme une bonne mère peut avoir appelés pour les former dans les entrailles de sa miséricorde, (...), les nourrissant et entretenant dans cette foi enveloppée comme dans la matrice. Et cette vérité étant supposée, les Pères de l’Église ont estimé, chacun suivant ses affections particulières, que cette grâce a été faite à celui qu’ils ont le plus aimé. S. Augustin estime, ou pour le moins désire avec passion, que Dieu ait fait cette grâce à (p. 260) deux des anciens païens, savoir à Épictète et à Virgile, à l’un pour la mortification de ses sens, dont il faisait état particulier, à l’autre pour sa rare modestie. S. Justin estime que cette grâce a été faite à Héraclite et à Socrate : il y en a qui sont pour Zénon, il y en a qui sont pour Platon : en somme le plus assuré de cette affaire, c’est qu’il n’y a rien d’assuré, et que ce sont lettres closes pour nous. »

GUION Béatrice, Pierre Nicole moraliste, Paris, Champion, 2002, p. 490 sq. Nicole sur son projet de thèse pour soutenir que « les païens n’avaient fait aucune bonne action », empêché par N. Cornet.

STIKER-MÉTRAL Charles-Olivier, Narcisse contrarié. L’amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris Champion, 2007, p. 102 sq. Sur le livre de La Mothe Le Vayer, justification théologique des vertus philosophiques. La réponse d’Arnauld dans le De la nécessité de la foi en Jésus-Christ pour être sauvé, qui n’a été publié qu’en 1701 : p. 105 sq. Sait Augustin n’a pas reconnu de véritable vertu dans les Romains : p. 106. Leurs maximes n’ont été que des leçons d’orgueil.

IV, 15. Oui, dit le bon Père, d’un ton résolu, nous le dirons, et plutôt que de dire qu’on pèche sans avoir la vue que l’on fait mal, et le désir de la vertu contraire, nous soutiendrons que tout le monde, et les Impies et les Infidèles ont ces inspirations et ces désirs, à chaque tentation. Car vous ne sauriez me montrer, au moins par l’Écriture, que cela ne soit pas.

Le jésuite se retranche derrière l’autorité de l’Écriture, mais d’une manière négative : comme elle ne dit rien sur le sujet considéré, on est libre de choisir sa doctrine. C’est une technique que Pascal critique dans les Ecrits sur la grâce, Discours sur la possibilité des commandements, 2, § 44, OC III, p. 730: “pour arrêter toute la vanité de leurs raisonnements, ne suffit-il pas de leur dire que, comme leur sentiment est fondé, non pas sur des décisions expresses qui les appuient, mais sur ce qu’il n’y en a pas pour les condamner, non pas sur des passages formels, mais sur le défaut de passages contraires, non sur une vérité solide et palpable, mais sur le néant, non sur des propositions, mais sur une supposition, il est au pouvoir de qui que ce soit d’en former une contraire sur une supposition contraire avec autant de raison et de fondement”. La technique du Discours diffère de celle de la IVe Provinciale en ce que Pascal se contente d’y montrer comment on peut construire une autre théorie à partir des mêmes règles, alors qu’ici, il apporte les texte contraires qui ruinent la doctrine du jésuite.

IV, 16. Je pris la parole à ce discours, pour lui dire : Et quoi! mon Père, faut-il recourir à l’Écriture pour montrer une chose si claire ! Ce n’est pas ici un point de foi, ni même de raisonnement. C’est une chose de fait. Nous le voyons, nous le savons, nous le sentons.

IV, 17. Mais mon Janséniste se tenant dans les termes que le Père avait prescrits, lui dit ainsi. Si vous voulez, mon Père, ne vous rendre qu’à l’Écriture, j’y consens : mais au moins ne lui résistez pas, et puisqu’il est écrit, que Dieu n’a pas révélé ses jugements aux Gentils, et qu’il les a laissés errer dans leurs voies, ne dites pas que Dieu a éclairé ceux que les livres sacrés nous assurent avoir été abandonnés dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort.

Provinciales, éd. Cognet, p. 63, n. 1. Pascal ne donne pas la référence et ne cite pas littéralement.

Dieu n’a pas révélé ses jugements...: Psaumes, CXLVII, 20. “Non fecit taliter omni nationi: et judicia sua non manifestavit eis”. Psaume mentionné dans Laf. 221.

Il les a laissés errer... : Actes, XIV, 15. Correspondance approximative.

Abandonnés dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort : GEF IV, p. 260, n. 2, renvoie à Psaumes LXXXVII, 7: “posuerunt me in lacu inferiori, in tenebris, et in umbra mortis”. Mais aussi Isaïe, IX, 2, selon l’édition Cognet, p. 63, n. 3; et Matth., IV, 6: “populus qui ambulabat in tenebris vidit lucem magnam, habitantibus in regione umbrae mortis, lex orta est eis.”

THIROUIN Laurent, « De la facilité des commandements », Quaderni leif, 13, 2015, p. 123-139. Définition de la grâce actuelle, considérée comme donnée à tous les hommes à chaque tentation, les péchés commis sans cette grâce ne pouvant pas être imputés : p. 124-125. Le jésuite soutient que tous les hommes, y compris les impies, reçoivent cette grâce. Réponse par les textes de l’Écriture : p. 126.

IV, 18. Ne vous suffit-il pas, pour entendre l’erreur de votre principe, de voir que S. Paul se dit le premier des pécheurs, pour un péché qu’il déclare avoir commis par ignorance et avec zèle?

I Timothée, I, 15: peccatores … quorum primus ego sum; et 13: ignorans feci in incredulitate; le mot zèle, selon Cognet, est sans doute un souvenir de Galates, I, 14: abundantius aemulator existens paternarum mearum traditionum.

IV, 19. Ne suffit-il pas de voir par l’Évangile que ceux qui crucifiaient J.-Christ avaient besoin du pardon qu’il demandait pour eux, quoiqu’ils ne connussent point la malice de leur action : et qu’ils ne l’eussent jamais faite selon S. Paul, s’ils en eussent eu la connaissance ?

La malice de leur action : référence à Luc, 23, 34, Pater, dimitte illis: non enim sciunt quid faciunt.

Provinciales, éd. Cognet, p. 64, n. 2. I Cor., 2, 8. Si enim cognovissent, nunquam Dominum gloriae crucifixissent.

PASCAL, Œuvres, I, éd. Le Guern, renvoie à saint BERNARD, Tractatus de baptismo, ch. IV. “Si l’ignorance ne peut être un péché, pourquoi condamner les meurtriers des apôtres ? Loin de penser mal faire en les faisant mourir, ils s’imaginaient même rendre service à Dieu. Enfin pourquoi Jésus-Christ prie-t-il pour ceux qui le crucifient, puisqu’ils ne savent pas ce qu’ils font, et par conséquent ne pèchent point ? C’est lui-même qui nous en donne l’assurance ; oserons-nous le soupçonner de mensonge quand même nous soupçonnerions l’Apôtre de vouloir peut-être excuser sa nation lorsqu’il dit que, si les Juifs avaient connu le Seigneur de gloire, ils ne l’auraient jamais crucifié. Tous ces passages ne montrent-ils pas dans quelle ignorance grossière celui qui ne sait pas qu’on peut pécher par ignorance ?” L’idée est la même, mais on ne voit pas bien pourquoi ce serait la source du passage de Pascal.

IV, 20. Ne suffit-il pas que Jésus-Christ nous avertisse, qu’il y aura des persécuteurs de l’Église qui croiront rendre service à Dieu en s’efforçant de la ruiner, pour nous faire entendre que ce péché, qui est le plus grand de tous selon l’Apôtre, peut être commis par ceux qui sont si éloignés de savoir qu’ils pèchent, qu’ils croiraient pécher en ne le faisant pas,? Et enfin ne suffit-il pas que J.-Christ lui-même nous ait appris qu’il y a deux sortes de pécheurs, dont les uns pèchent avec connaissance, et les autres sans connaissance ; et qu’ils seront tous châtiés, quoiqu’à la vérité différemment?

Voir SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 267, n. 57. A comparer avec De gratia et libero arbitio, 3, n. 5.

Des persécuteurs de l’Église qui croiront rendre service à Dieu en s’efforçant de la ruiner: Jean, 16, 2, Sed venit hora ut omnis qui interficit vos, arbitretur obsequium se praestare Deo.

Les uns pèchent avec connaissance, [et les autres sans connaissance,] et qu’ils seront tous châtiés, quoiqu’à la vérité différemment : allusion condensée à Luc, 12, 47-48. Selon Cognet, les mots entre crochets sont omis dans l’édition de 1659, mais ils sont indispensables au sens.

IV, 21. Le bon Père pressé par tant de témoignages de l’Écriture à laquelle il avait eu recours, commença à lâcher le pied; et laissant pécher les impies sans inspiration, il nous dit : Au moins vous ne nierez pas que les Justes ne pèchent jamais sans que Dieu leur donne... Vous reculez, lui dis-je en l’interrompant, vous reculez, mon Père, vous abandonnez le principe général, et voyant qu’il ne vaut plus rien à l’égard des pécheurs, vous voudriez entrer en composition, et le faire au moins subsister pour les justes. Mais cela étant, j’en vois l’usage bien raccourci, car il ne servira plus à guère de gens, et ce n’est quasi pas la peine de vous le disputer.

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire..., p. 107 sq.

IV, 22. Mais mon second, qui avait, à ce que je crois, étudié toute cette question le matin même, tant il était prêt sur tout, lui répondit. Voilà, mon Père, le dernier retranchement où se retirent ceux de votre parti qui ont voulu entrer en dispute : Mais vous y êtes aussi peu en assurance. L’exemple des justes ne vous est pas plus favorable. Qui doute qu’ils ne tombent souvent dans des péchés de surprise sans qu’ils s’en aperçoivent?

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire..., p. 108.

Le cas des justes

ARNAULD Antoine, Apologie pour les saints Pères, article XVIII, XIe exemple, Œuvres, XVIII, p. 896-901. Voir une reproduction partielle du texte dans GEF IV, p. 240-241.

IV, 22. N’apprenons-nous pas des Saints mêmes combien la concupiscence leur tend de pièges secrets, et combien il arrive ordinairement, que quelque sobres qu’ils soient, ils donnent à la volupté ce qu’ils pensent donner à la seule nécessité, comme S. Augustin le dit de soi-même dans ses Confessions ?

Confessions, X, 31. “ Hoc me docuisti, ut quemadmodum medicamenta sic alimenta sumpturus accedam. Sed dum ad quietem satietatis ex indigentiae molestia transeo, in ipso transitu mihi insidiatur laqueus concupiscentiae. Ipse enim transitus voluptas est, et non est alius, qua transeatur, quo transire cogit necessitas. Et cum salus sit causa edendi ac bibendi, adiungit se tamquam pedisequa periculosa iucunditas et plerumque praeire conatur, ut eius causa fiat, quod salutis causa me facere vel dico vel volo. Nec idem modus utriusque est: nam quod saluti satis est, delectationi parum est, et saepe incertum fit, utrum adhuc necessaria corporis cura subsidium petat an voluptaria cupiditatis fallacia ministerium suppetat. Ad hoc incertum hilarescit infelix anima et in eo praeparat excusationis patrocinium gaudens non apparere, quid satis sit moderationi valetudinis, ut obtentu salutis obumbret negotium voluptatis. His temptationibus quotidie conor resistere et invoco dexteram tuam et ad te refero aestus meos, quia consilium mihi de hac re nondum stat.” Voir la traduction d’Arnauld d’Andilly (1649), in Les Provinciales, éd. Cognet, p. 65, n. 1, ou dans l’édition de cette traduction par Philippe Sellier, Folio, 1993, p. 377.

Passage utilisé dans la Discours de la réformation de l’homme intérieur, traduit par Arnauld d’Andilly, 1644, p. 38; Cognet suggère que Pascal avait en main ce livre lors de sa première conversion, à Rouen.

Concupiscence

La concupiscence, ou en termes techniques, la cupidité, cupiditas, ou libido, est l’instinct mauvais né du péché originel, qui détourne l’homme de Dieu et lui fait désirer le mal en l’asservissant à l’égoïsme. Voir Saint AUGUSTIN, Œuvres, t. 23, p. 690 sq. Note sur La concupiscence comme péché originel. Réalité psychologique de la concupiscence chez saint Augustin: p. 690 sq. Tendance innée, moralement mauvaise, des hommes actuels à se porter vers un plaisir indépendant de Dieu: p. 691. Naissance de la concupiscence : voir saint AUGUSTIN, La cité de Dieu, XIII, p. 283; Saint AUGUSTIN, De gratia Christi, Œuvres, t. 22, p. 744 sq., n. 24, note sur La concupiscence. Concupiscentia : p. 744. Libido : p. 744 sq.

Voir PASCAL, Ecrits sur la grâce, Traité de la prédestination, § 8, OC III, p. 793-794. “La concupiscence s’est donc élevée dans ses membres et a chatouillé et délecté sa volonté dans le mal, et les ténèbres ont rempli son esprit de telle sorte que sa volonté, auparavant indifférente pour le bien et le mal, sans délectation ni chatouillement ni dans l’un ni dans l’autre, mais suivant, sans aucun appétit prévenant de sa part, ce qu’il connaissait de plus convenable à sa félicité, se trouve maintenant charmée par la concupiscence qui s’est élevée dans ses membres. Et son esprit très fort, très juste, très éclairé, est obscurci et dans l’ignorance.”

Voir ARNAULD Antoine, Apologie de M. Jansénius, Livre I, ch. VII, p. 79, Œuvres, XVI, p. 112-113. “(...) Son âme (sc. l’âme de l’homme) qui était auparavant unie, et attachée à Dieu par une affection toute sainte, et un amour tout divin, s’est toute tournée vers les créatures, et s’y est attachée par l’ardeur et la violence de toutes ses passions. Son esprit qui était auparavant tout plein de lumière, s’est tout couvert d’obscurité et de ténèbres; et son corps qui suivait auparavant son esprit sans pensée et sans résistance /p. 113/ s’est révolté contre lui, et n’a plus recherché que ce qui contente les sens.”

Voir LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 61 sq. Sur l’usage des mots cupidité et concupiscence chez Arnauld, p. 62. La cupidité est l’amour de soi et des créatures, ou plus exactement de soi dans les créatures: p. 65, n. 13.

BOSSUET, Traité de la concupiscence, OC VII, composé en 1694 ; voir aussi Sermon de Pâques 1654, I, p. 509 : “ n’entendez par ce mot aucune passion particulière, mais plutôt toutes les passions assemblées, que l’Ecriture a coutume d’appeler d’un nom général la concupiscence et la chair. Mais définissons en un mot la concupiscence, et disons avec le grand Augustin : la concupiscence, c’est un attrait qui nous fait incliner à la créature au préjudice du Créateur, qui nous pousse aux choses sensibles au préjudice des biens éternels ”.

Saint Augustin ne limite pas la concupiscence à la libido carnalis; elle comprend les trois degrés de saint Jean, I Joh. II, 16, l’orgueil de la vie, puis la concupiscence des yeux ou désir de savoir par curiosité, et enfin la concupiscence de la chair: p. 292.

Voir JANSÉNIUS, Augustinus, p. 34 A, sur la diversité des formes et omniprésence de la concupiscence. Transformation de l’amour de Dieu en concupiscence chez Adam : p. 43 A.

Saint Augustin et les augustiniens distinguent trois formes de la concupiscence. La première est la concupiscence de la chair, la libido sentiendi. Voir Saint AUGUSTIN, De vera religione, XXXVIII, 70, p. 127, la tentation du plaisir; SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 171 sq. et 251. Voir La Genèse, tr. Sacy, I, p. 145. Part de la volupté dans le péché originel d’Eve.

ARNAULD D’ANDILLY Robert, Traduction d’un discours de la réformation de l’homme intérieur où sont établis les véritables fondements des vertus chrétiennes, selon la doctrine de saint Augustin, prononcé par Cornelius Jansénius Evêque d’Ipre, p. 29 sq. Des voluptés de la chair. “C’est là que la volupté règne comme dans son empire ; et tous ceux qui vivent selon la chair combattent sous ses enseignes, comme ceux qui vivent selon l’esprit lui résistent pour la dompter et pour la vaincre”: p. 30. “Ce mouvement si violent n’est rien qu’une passion générale, et un désir déréglé de ressentir, en quelque manière que ce soit, les plaisirs qu’il n’est pas permis d’aimer” : p. 31.

La deuxième est la concupiscence de la volonté, la libido dominandi, l’orgueil. Voir Saint AUGUSTIN, La cité de Dieu, Livre XIV, p; 411 et n. 534: Adam a commencé par mettre en soi sa propre complaisance: p. 535. Ce péché d’orgueil caché a préparé la voie du péché en acte: p. 415. “L’homme ne serait pas tombé au pouvoir du diable... s’il n’avait déjà commencé à se complaire en lui-même”.

Saint AUGUSTIN, De vera religione, XXXVIII, 71, p. 129. L’homme subit la tentation du pouvoir.

BOURZEIS, Lettre d’un abbé à un président, ch. VIII, p. 39 sq. L’orgueil ne se guérit jamais dans les plus grands saints de cette vie.

ARNAULD D’ANDILLY Robert, Traduction d’un discours de la réformation de l’homme intérieur où sont établis les véritables fondements des vertus chrétiennes, selon la doctrine de saint Augustin, prononcé par Cornelius Jansénius Evêque d’Ipre, p. 52 sq. “La raison de cela est qu’il y a un désir d’indépendance gravé dans le fonds de l’âme, et caché dans les replis les plus cachés de la volonté, par lequel elle se plaît à n’être qu’à soi, et à n’être point soumise à un autre, non pas même à Dieu. Si ous n’avons point cette inclination, nous n’aurions point de difficulté à accomplir ses commandements; et l’homme fût rejeté sans peine ce désir d’indépendance lorsqu’il le conçut la première fois. Etant visible qu’il n’a désiré autre chose dans son péché, sinon de n’être plus dominé de personne, puisque la seule défense de Dieu qui avait la domination sur lui, devait l’empêcher de commettre le crime qu’il a commis”: p. 54-55.

La dernière forme de la concupiscence est celle de l’esprit, la libido sciendi, ou, en termes familiers, la curiosité. Voir La Genèse, tr. Sacy, I, p. 145. Part de la curiosité dans le péché originel d’Eve.

Saint AUGUSTIN, De vera religione, XXXVIII, 71, p. 129. Tentation de la curiosité. La connaissance religieuse, remède de la curiosité : XLIX, 94 sq., p. 193.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, I, p. 159 sq. Attitude du chrétien par rapport à la science. La science pour elle-même et la science rapportée à Dieu : p. 160. L’usage de la science par l’amour-propre.

ARNAULD D’ANDILLY Robert, Traduction d’un discours de la réformation de l’homme intérieur où sont établis les véritables fondements des vertus chrétiennes, selon la doctrine de saint Augustin, prononcé par Cornelius Jansénius Evêque d’Ipre, p. 42 sq. Différence entre la volupté et la curiosité: “la volupté charnelle n’a pour but que les choses agréables, au lieu que la curiosité se porte vers celles mêmes qui ne le sont pas, se plaisant à tenter, à éprouver, et à connaître tout ce qu’elle ignore”: p. 45. Elle “se glisse sous le voile de la santé, c’est-à-dire de la science” : p. 45. En vient le goût des spectacles, tragédies et comédies : p. 45-46. “De là est venue la recherche des secrets de la nature qui ne nous regardent point, qu’il est inutile de connaître, et que les hommes ne veulent savoir que pour les savoir seulement. De là est venue cette exécrable curiosité de l’art magique. De là viennent ces mouvements de tenter Dieu dans la Religion chrétienne, lesquels le Diable inspire aux hommes, portant même les personnes saintes à demander à Dieu des miracles, par le seul désir d’en voir, et non pas par l’utilité qui en doive naître”: p. 46. “Mais qui pourrait exprimer en combien de choses, quoique basses et méprisables, notre curiosité est continuellement tentée; et combien nous manquons souvent lorsque nos oreilles ou nos yeux sont surpris et frappés de la nouveauté de quelque objet, comme d’un lièvre qui court, d’une araignée qui prend des mouches dans ses toiles, et de plusieurs autres rencontres semblables; combien notre esprit en est touché et emporté avec violence. Je sais bien que ces choses sont petites; mais il s’y passe ce qui se passe dans les grandes; la curiosité avec laquelle on regarde une mouche, et celle avec laquelle on considère un éléphant, étant un effet et un symptôme de la même maladie”: p. 47-48.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 182 sq. et 251. Voir p. 190 sq. Le système des concupiscences.

ORCIBAL Jean, La spiritualité de Saint-Cyran, p. 83 sq. Le poids de la concupiscence: p. 238.

N’apprenons-nous pas des saints mêmes combien la concupiscence leur tend de pièges secrets: voir la même idée chez BOURZEIS Amable, Lettre d’un abbé à un président, p. 39 sq. La persistance de la cupidité chez les plus saints jusqu’à la fin de leur vie est un point essentiel de la spiritualité augustinienne. L’homme est par sa nature toujours en butte à la concupiscence, et même les saints ne lui échappent pas. La lutte de la charité contre la concupiscence ne s’arrête qu’à la mort, de sorte quela conversion est un processus continu, et en général toujours douloureux.

IV, 23. Combien est-il ordinaire de voir les plus zélés s’emporter dans la dispute à des mouvements d’aigreur pour leur propre intérêt, sans que leur conscience leur rende sur l’heure d’autre témoignage, sinon qu’ils agissent de la sorte pour le seul intérêt de la vérité, et sans qu’ils s’en aperçoivent quelquefois que longtemps après !

Il ne semble pas que ce passage sur ceux qui s’emportent pour leur intérêt propre en croyant suivre l’intérêt de la vérité soit tiré d’Arnauld. Mais on trouve dans la Logique de Port-Royal des passages sur la manière dont les hommes se montrent jaloux des idées qu’ils estiment leurs.

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, p. 108 sq. Sur la part d’ombre qui rend l’homme obscur à lui-même et empêche qu’il ne puisse avoir confiance en son propre jugement sur soi; rapprochement avec La Rochefoucauld.

Voir LA ROCHEFOUCAULD, Maximes, 2. “L’amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs.”

IV, 24. Mais que dira-t-on de ceux qui se portent avec ardeur à des choses effectivement mauvaises, parce qu’ils les croient effectivement bonnes : comme l’Histoire Ecclésiastique en donne des exemples : ce qui n’empêche pas, selon les Pères, qu’ils n’aient péché dans ces occasions ?

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire dans les Provinciales de Pascal, p. 108 sq.

IV, 25. Et sans cela, comment les Justes auraient-ils des péchés cachés ? comment serait-il véritable, que Dieu seul en connaît et la grandeur, et le nombre ? que personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine, et que les plus Saints doivent toujours demeurer dans la crainte et dans le tremblement quoiqu’ils ne se sentent coupables en aucune chose, comme S. Paul le dit de lui-même ?

Allusion au Psaume XVIII, 13, Ab occultis meis munda me Domine, cité par ARNAULD Antoine, Œuvres, XVIII, p. 897.

Que personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine: Ecclésiaste, IX, 1. « Omnia haec tractavi in corde meo ut curiose intellegerem sunt iusti atque sapientes et opera eorum in manu Dei et tamen nescit homo utrum amore an odio dignus sit ».

Les plus saints doivent toujours demeurer dans la crainte et dans le tremblement: Philippiens, II, 12. Voir Laf. 972, Sel. 803, sur le Opérez votre salut avec crainte.

Quoiqu’ils ne se sentent coupables en aucune chose: I Corinthiens, IV, 4: Nihil eim mihi conscius sum, sed non in hoc justificatus sum.

IV, 26. Concevez donc, mon Père, que les exemples et des justes et des pécheurs renversent également cette nécessité que vous supposez pour pécher, de connaître le mal et d’aimer la vertu contraire, puisque la passion que les impies ont pour les vices, témoigne assez qu’ils n’ont aucun désir pour la vertu : et que l’amour que les Justes ont pour la vertu, témoigne hautement, qu’ils n’ont pas toujours la connaissance des péchés qu’ils commettent chaque jour, selon l’Écriture.

Qu’ils n’ont pas toujours la connaissance des péchés qu’ils commettent chaque jour, selon l’Écriture: Proverbes XXIV, 16, indique Cognet; mais le rapport n’est pas très visible.

IV, 27. Et il est si véritable que les justes pèchent en cette sorte, qu’il est rare que les grands Saints pèchent autrement. Car comment pourrait-on concevoir que ces âmes si pures, qui fuient avec tant de soin et d’ardeur les moindres choses qui peuvent déplaire à Dieu aussitôt qu’elles s’en aperçoivent, et qui pèchent néanmoins plusieurs fois chaque jour, eussent à chaque fois, avant que de tomber, la connaissance de leur infirmité en cette occasion, celle du Médecin, le désir de leur santé, et celui de prier Dieu de les secourir, et que, malgré toutes ces inspirations ces âmes si zélées ne laissent pas de passer outre, et de commettre le péché.

Texte de 1659 : « Et il est si vrai que les justes pèchent en cette sorte ».

Texte de 1659 : « ces âmes si zélées ne laissassent pas de passer outre et de commettre le péché ».

IV, 28. Concluez donc, mon Père, que ni les pécheurs, ni même les plus justes, n’ont pas toujours ces connaissances, ces désirs, et toutes ces inspirations, toutes les fois qu’ils pèchent, c’est-à-dire pour user de vos termes, qu’ils n’ont pas toujours la grâce actuelle dans toutes les occasions où ils pèchent.

IV, 28. Et ne dites plus avec vos nouveaux auteurs qu’il est impossible qu’on pèche quand on ne connaît pas la justice ; mais dites plutôt avec S. Augustin, et les anciens Pères, qu’il est impossible qu’on ne pèche pas quand on ne connaît pas la justice : Necesse est ut peccet, a quo ignoratur justitia.

GEF IV, p. 242, n. 1.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 265 sq. Voir la note 54: la citation est tirée de l’Opus imperf., I, 106. Passage cité par Arnauld dans son Apologie pour les saints Pères, Œuvres, XVII, 917; par Sinnich dans la Trias, II, 3, 23, p. 181. Celui qui pèche par ignorance commet donc le mal volontairement: p. 266.

Saint AUGUSTIN, Opus imperfectum contra Julianum, I, § CVI, 45. Necesse est ut peccet, a quo ignoratur iustitia”.

Saint AUGUSTIN, De gratia et libero arbitrio, III, 5, t. 24, p. 103 et note p. 769. Doctrine de saint Augustin sur le péché d’ignorance.

Dictionnaire de théologie catholique, article Probabilisme, p. 418 sq. Le problème de l’ignorance, p. 419. Pour les théologiens scolastiques, l’ignorance du droit naturel n’excuse pas: p. 420. Elle peut cacher une secrète complaisance pour le mal. En revanche, on peut penser que l’ignorance du droit positif excuse: p. 419 sq. Nicole: refus de l’ignorance invincible du droit naturel: p. 514. Mais il l’admet pour le droit positif humain ; voir p. 522 sur Sinnich.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 71, n. 20. Nombreuses références.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, La Morale, I, p. 48 sq. Ce qu’on fait contre la loi de Dieu est toujours mauvais et ne peut être excusé par cette raison qu’il est selon la conscience. Voir p. 50: distinguer entre ignorance du droit naturel et ignorance du droit positif. L’ignorance du droit naturel n’excuse pas de péché.

Discours sur la possibilité des commandements, D2, § 58, OC III, éd. J. Mesnard, p. 733.

WENDROCK, Provinciales, tr. Joncoux, I, éd. 1700, p. 60. Lorsque les théologiens soutiennent que l’ignorance du droit naturel n’excuse pas de péché, ils ne disent pas pour cela que cette ignorance soit un péché soit un péché si elle n’en fait pas commettre. L’ignorance invincible n’est pas un péché: p. 60-61. Voir II, p. 337, sur les réserves d’Escobar sur l’obligation une loi pénale oblige, et n’oblige pas en conscience ; elle n’oblige pas parce que dans le doute on doit suivre l’interprétation la plus favorable, et que la loi doit s’entendre de la moindre peine.

PIROT Georges, Apologie pour les casuistes, p. 42 sq. L’ignorance de la loi excuse de ne pas l’observer ; les jansénistes ont inventé une ignorance issue du péché originel d’Adam, qui n’excuse pas. Les jansénistes pensent que l’ignorance de la loi naturelle, du décalogue, est de cet ordre: p. 44. Cas des lois positives publiées : p. 45. Pirot étend l’argument de l’ignorance de la loi positive à l’ignorance de la loi naturelle. Discussion sur l’ignorance du fait selon Aristote dans la Provinciale IV, p. 57 sq.

HOBBES, Léviathan, éd. Tricot, p. 128. La loi oblige et lie, alors que le droit donne la liberté de faire quelque chose, ou de s’en abstenir. Droit et loi s’opposent comme liberté et contrainte. L’ignorance de la loi n’excuse personne ; mais seulement pour la loi de nature; quant à la loi civile, l’ignorance peut en excuser quelquefois: p. 314-315. Le manque de moyens de connaître la loi excuse entièrement car la loi dont on n’a aucun moyen de s’informer n’oblige pas. Mais le manque de diligence à s’enquérir de la loi ne sera pas considéré comme un manque de moyens : p. 322.

DUCHÊNE Roger, L’Imposture littéraire..., p. 106. Le péché d’ignorance selon le P. Bauny. On ne peut être responsable de toutes ses ignorances, mais on l’est de son information ; il ne peut y avoir de péché dans un acte commis par ignorance, mais il peut y avoir péché dans l’ignorance même : p. 106.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, Paris, Colin, 1970, p. 265 sq. Les péchés d’ignorance.

IV, 29. Le bon Père se trouvant aussi empêché de soutenir son opinion au regard des justes qu’au regard des pécheurs, ne perdit pas pourtant courage. Et après avoir un peu rêvé : Je m’en vas bien vous convaincre, nous dit-il. Et reprenant son P. Bauny à l’endroit même qu’il nous avait montré ; Voyez, voyez la raison sur laquelle il établit sa pensée. Je savais bien qu’il ne manquerait pas de bonnes preuves. Lisez ce qu’il cite d’Aristote ; et vous verrez qu’après une autorité si expresse, il faut brûler les livres de ce Prince des Philosophes, ou être de notre opinion. Écoutez donc les principes qu’établit le P. Bauny : Il dit premièrement qu’une action ne peut être imputée à blâme lorsqu’elle est involontaire. Je l’avoue, lui dit mon ami. Voilà la première fois, leur dis-je, que je vous ai vus d’accord. Tenez-vous-en là, mon Père, si vous m’en croyez. Ce ne serait rien faire, me dit-il. Car il faut savoir quelles sont les conditions nécessaires pour faire qu’une action soit volontaire. J’ai bien peur, répondis-je, que vous ne vous brouilliez là-dessus. Ne craignez point, dit-il, ceci est sûr. Aristote est pour moi. Écoutez bien ce que dit le P. Bauny ? Afin qu’une action soit volontaire, il faut qu’elle procède d’homme qui voie, qui sache, qui pénètre ce qu’il y a de bien et de mal en elle. Voluntarium est, dit-on communément avec le Philosophe, (vous savez bien que c’est Aristote, me dit-il en me serrant les doigts), quod fit a principio cognoscente singula, in quibus est actio : si bien que quand la volonté à la volée et sans discussion se porte à vouloir, ou abhorrer, faire ou laisser quelque chose avant que l’entendement ait pu voir s’il y a du mal à la vouloir ou à la fuir, la faire, ou la laisser, telle action n’est ni bonne ni mauvaise, d’autant qu’avant cette perquisition cette vue et réflexion de l’esprit dessus les qualités bonnes ou mauvaises de la chose à laquelle l’on s’occupe, l’action avec laquelle on la fait n’est volontaire.

Texte de 1659 : « Je savais bien qu’il ne manquait pas de bonnes preuves ».

Texte de 1659 : « cette vue et réflexion de l’esprit dessus les qualités bonnes ou mauvaises de la chose à laquelle on s’occupe ».

Texte cité in GEF IV, p. 246-247.

Le texte de Bauny, Somme des péchés, p. 906, cité in GEF IV, p. 244. Cognet donne la référence de l’éd. de Lyon, 1646, p. 594. Les différences avec la transcription de Pascal sont minimes. Selon Cognet, Provinciales, p. 69, n. 1. Pascal aurait été le premier et le seul à utiliser ce texte d’Aristote, qui serait donc un apport personnel. Mais l’éd. Le Guern I, p. 1166, indique que le texte de Bauny est signalé par la Théologie morale des jésuites d’Arnauld, p. 1-2, avec en marge la référence Bauny, Som. des péchés, p. 906, éd. 5.

ARISTOTE, Ethique, III, I, 14-17. Selon Cognet, Les Provinciales, p. 69, n. 1, Pascal aurait été le premier à utiliser ce passage d’Aristote. mais c’est plutôt une allusion qu’une citation littérale (sans doute à partir de l’édition de Turnèbe, Paris, 1555). La phrase qui suit le latin (“si bien que... n’est volontaire”) se retrouve dans la censure de la Faculté de Théologie, mais sans la citation d’Aristote (censure de 1641, voir GEF IV, p. 244).

VERNANT Jean-Pierre, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, p. 59 sq. La doctrine d’Aristote sur la responsabilité des actes. Souci d’enraciner les actes dans le for intérieur du sujet, cause responsable de ses actes. L’action dépend de l’homme lui-même ; mais autos n’a pas le sens d’un moi personnel (voir l’expression : l’animal a le pouvoir de se mouvoir soi-même); il se rapporte à l’être humain pris dans son tout, conçu comme l’ensemble des dispositions composant son être particulier (éthos). L’éthos propre à chaque genre d’homme repose sur une somme de dispositions (héxeis) qui se développent par la pratique et se fixent en habitudes : p. 60. Une fois le caractère formé, le sujet agit conformément à ces dispositions, et ne saurait agir autrement. Mais auparavant, il était maître (kurios) d’agir de façon variée. Mais à aucun moment Aristote ne veut fonder sur une analyse psychologique la capacité que posséderait le sujet de se décider, tant que ses dispositions ne sont pas fixées, d’une façon ou d’une autre. Mais il suffit, du point de vue moral, qu’il y ait lien intime et réciproque entre le caractère et l’individu : p. 61. Mais la causalité du sujet ne se rapporte pas à un pouvoir de volonté.

JOUSLIN Olivier, Rien ne nous plaît que le combat. La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 129 sq.

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, I, Les vérités de la grâce, p. 124, et n. 146.

PIROT Georges, Apologie pour les casuistes, p. 57 sq. Discussions sur l’ignorance du fait chez Aristote.

Sur les différentes formes de l’ignorance, voir POINCARÉ, La science et l’hypothèse, p. 196-197.

premier degré: on ne veut pas se donner la peine de vérifier, alors qu’on en a tous les moyens,

deuxième degré: en physique, il faut connaître la situation initiale du système et sa loi de variation; on peut connaître la loi et non l’état initial;

troisième degré: on peut ignorer les conditions initiales et la loi de variation, auquel cas on ne peut plus rien affirmer du tout sur la probabilité d’un phénomène.

Si bien que, quand la volonté, à la volée et sans discussion, se porte à vouloir ou abhorrer, faire ou laisser quelque chose avant que l’entendement ait pu voir s’il y a du mal à la vouloir ou à la fuir, la faire ou la laisser, telle action n’est ni bonne ni mauvaise, d’autant qu’avant cette perquisition, cette vue et réflexion de l’esprit dessus les qualités bonnes ou mauvaises de la chose à laquelle on s’occupe, l’action avec laquelle on la fait n’est volontaire: selon Cognet, cette phrase se retrouve dans la censure de la faculté de théologie, mais sans la citation d’Aristote.

IV, 30. Et bien, me dit le Père, êtes-vous content? Il semble, repartis-je, qu’Aristote est de l’avis du P. Bauny, mais cela ne laisse pas de me surprendre. Quoi, mon Père, il ne suffit pas, pour agir volontairement, qu’on sache ce que l’on fait, et qu’on ne le fasse que parce qu’on le veut faire ? mais il faut de plus que l’on voie, que l’on sache et que l’on pénètre ce qu’il y a de bien et de mal dans cette action ? Si cela est, il n’y a guères d’actions volontaires dans la vie, car on ne pense guères à tout cela. Que de jurements dans le jeu, que d’excès dans les débauches, que d’emportements dans le Carnaval qui ne sont point volontaires, et par conséquent ni bons, ni mauvais, pour n’être point accompagnés de ces réflexions d’esprit sur les qualités bonnes ou mauvaises de ce que l’on fait!

Content : satisfait (sans nuance de jubilation).

L’édition de 1659 donne Carneval, forme venue de l’italien carnaval. Mais l’impression originale donne Carnaval.

Le jeu

Sur la réalité des jeux, voir l’article Jeu du Dictionnaire du grand siècle de F. Bluche (dir.), Paris Fayard, 1990, p. 792-793.

PONTAS, Dictionnaire des cas de conscience ou décisions, par ordre alphabétique, des plus considérables difficultés touchant la morale et la discipline ecclésiastique, publié par l’abbé Migne, 1847, t. 1, p. 1213 sq. Jeu.

THIROUIN Laurent, Le hasard et les règles, p.28 sq. Voir p.35, sur les reproches formulés par J. Dusaulx, De la passion du jeu, p. XXII, sur la résolution de Sorbonne sur le jeu du 25 juin 1697.

COUMET Ernest, “La théorie du hasard est-elle née par hasard?”, p. 577 sq. Selon les théologiens et les juristes, le jeu est une convention illicite, car l’argent gagné l’est sans cause légitime. Le profit du jeu est condamnable au même titre que l’usure.

Saint FRANCOIS DE SALES, Introduction à la vie dévote, III, ch. XXXII. Sur les jeux défendus.

SAINTE-BEUVE Jacques de, Résolution de plusieurs cas de conscience..., t. 3, p. 712, cas 234, “Du jeu”. Voir THIROUIN Laurent, Le hasard et les règles, p. 37.

Provinciale IV, § 30. « Que de jurements dans le jeu, que d’excès dans les débauches, que d’emportements dans le Carnaval qui ne sont point volontaires, et par conséquent ni bons, ni mauvais, pour n’être point accompagnés de ces réflexions d’esprit sur les qualités bonnes ou mauvaises de ce que l’on fait! »

OC II, p.1308. Le jeu est, selon Pascal, une “loi volontaire”, c’est-à-dire arbitraire ; autrement dit, ceux qui ont contracté sont maîtres de l’annuler ou de la transformer. Une telle convention doit théoriquement être égale pour tous les partenaires. Voir DOMAT, Traité des lois, ch. IV, p.XX, sur les engagements volontaires.

Voir dans le Traité du triangle arithmétique, l’Usage du triangle arithmétique pour déterminer les partis qu’on doit faire entre deux joueurs qui jouent en plusieurs parties, OC II, éd. J. Mesnard, p. 1308 sq.

IV, 30. Mais est-il possible, mon Père, qu’Aristote ait eu cette pensée? Car j’avais ouï dire que c’était un habile homme. Je m’en vas vous en éclaircir, me dit mon Janséniste. Et ayant demandé au Père la Morale d’Aristote, il l’ouvrit au commencement du 3. livre, d’où le P. Bauny a pris les paroles qu’il en rapporte, et dit à ce bon Père : Je vous pardonne d’avoir cru sur la foi du P. Bauny, qu’Aristote ait été de ce sentiment. Vous auriez changé d’avis, si vous l’aviez lu vous-même. Il est bien vrai qu’il enseigne qu’afin qu’une action soit volontaire il faut connaître les particularités de cette action, singula in quibus est actio. Mais qu’entend-il par là, sinon les circonstances particulières de l’action ; ainsi que les exemples qu’il en donne le justifient clairement, n’en rapportant point d’autres que de ceux où l’on ignore quelqu’une de ces circonstances ; comme d’une personne qui, voulant montrer une machine, en décoche un dard qui blesse quelqu’un; et de Mérope, qui tua son fils en pensant tuer son ennemi, et autres semblables ?

J’avais ouï dire que c’était un habile homme : dans quelle mesure cette formule reflète-t-elle la pensée de Pascal ? Les travaux que Pascal a poursuivis sur le vide l’ont conduit à prendre des positions directement antiaristotéliciennes, notamment contre la méthode d’autorité en usage dans l’enseignement scolastique des Universités. La conclusion des Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air s’achève sur une péroraison particulièrement vigoureuse ; voir surtout OC II, p. 1101. Faut-il pour autant en conclure que Pascal est systématiquement antiaristotélicien ? Ce n’est pas évident : les principes qu’il énonce dans L’esprit géométrique sur la définition nominale sont, dans une large mesure, inspirés d’Aristote. La Préface au traité du vide affirme à l’égard des anciens des opinions très nuancées. En tout cas, quoiqu’il le cite peu, Pascal connaît fort bien son Aristote.

ARISTOTE, Ethique, III, I, 14-17, mentionné ci-dessus. Selon Cognet, la traduction est de Pascal.

Mérope: voir la note de l’éd. Le Guern, I, p. 1167; d’après la version de la légende développée par Euripide dans la tragédie perdue Cresphontès, Mérope n’aurait pas tué son fils Aepytos; c’est au moment où elle allait le tuer, croyant tuer le meurtrier de son fils, qu’elle est détrompée.

Aristote mentionne la Mérope de Chresphonte, dans la Poétique, 1454 a, éd. Hardy, coll. Budé, p. 49 sq.

Selon Théâtre du XVIIe siècle, éd. J. Truchet, I, p. 1434, la pièce perdue d’Euripide s’appellerait Téléphonte. Le sujet aurait été repris plusieurs fois par des dramaturges italiens, et au XVIIe siècle par des français, parmi lesquels Richelieu en 1641 et Gilbert en 1642.

La pièce de Voltaire Mérope date de 1743 ; voir Œuvres choisies, éd. L. Flandrin, Paris, Hatier, 1930, p. 36 ;voir la pièce dans Théâtre du XVIIe siècle, éd. J. Truchet, I, p. 813 sq.

Selon Le Guern, éd. I, p. 1167, Pascal suit le texte d’Aristote, Ethique à Nicomaque, III, ch. I, 17. Voir l’éd. Tricot, p. 1211. Toutefois Aristote ne cite pas à cet endroit le Cresphontès d’Euripide, mais une autre tragédie perdue, Alcméon, où c’est le fils Alcméon qui tue sa mère Eryphile pour échapper aux malédictions de son père Amphiaraüs.

IV, 31. Vous voyez donc par là quelle est l’ignorance qui rend les actions involontaires ; et que ce n’est que celle des circonstances particulières qui est appelée par les Théologiens, comme vous le savez fort bien, mon Père, l’ignorance du fait. Mais, quant à celle du droit, c’est-à-dire, quant à l’ignorance du bien et du mal qui est en l’action, de laquelle seule il s’agit ici, voyons si Aristote est de l’avis du P. Bauny. Voici les paroles de ce philosophe. Tous les méchants ignorent ce qu’ils doivent faire, et ce qu’ils doivent fuir. Et c’est cela même qui les rend méchants et vicieux. C’est pourquoi on ne peut pas dire, que son action soit involontaire. Car cette ignorance dans le choix du bien et du mal ne fait pas qu’une action soit involontaire, mais seulement qu’elle est vicieuse. L’on doit dire la même chose de celui qui ignore en général les règles de son devoir, puisque cette ignorance rend les hommes dignes de blâme, et non d’excuse. Et ainsi l’ignorance qui rend les actions involontaires et excusables est seulement celle qui regarde le fait en particulier, et ses circonstances singulières. Car alors on pardonne à un homme, et on l’excuse, et on le considère comme ayant agi contre son gré.

Texte de 1659 : « C’est pourquoi on ne peut pas dire que, parce qu’un homme ignore ce qu’il est à propos qu’il fasse pour satisfaire à son devoir, son action soit involontaire ».

LAPORTE Jean, La doctrine de Port-Royal, La morale, II, p. 21. Principe des jésuites.

DOMAT Jean, Les lois civiles, I, p. 492 sq. L’ignorance de fait et l’ignorance de droit. Erreur de fait: p. 493. L’ignorance de droit ne peut s’entendre que du droit positif, et non naturel, que personne ne peut ignorer: p. 493. Une erreur de fait peur annuler une convention : p. 494. Cas où l’erreur de fait n’est pas le seule cause de la convention : p. 495. L’ignorance des faits est présumée : p. 495. Chacun est présumé savoir ce qui est de son fait: p. 495. Erreur causée par un dol: p. 495. Nul n’est censé ignorer les lois; on y est assujetti quoiqu’on les ignore: p. 497. L’ignorance des coutumes est une ignorance de droit, quoique les dispositions des coutumes soient considérées comme des faits: p. 497. Elles ont force de loi. Cas où l’ignorance du droit en sert de rien: p. 498.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 266 sq.

IV, 32. Après cela, mon Père, direz-vous encore qu’Aristote soit de votre opinion? Et qui ne s’étonnera de voir qu’un Philosophe Païen ait été plus éclairé que vos Docteurs en une matière aussi importante à toute la Morale, et à la conduite même des âmes, qu’est la connaissance des conditions qui rendent les actions volontaires ou involontaires, et qui ensuite les excusent ou ne les excusent pas de péché?

FERREYROLLES Gérard, “Les païens dans la stratégie argumentative de Pascal”, in Pascal. Religion, Philosophie, Psychanalyse, Revue philosophique de la France et de l’étranger, n° 1, janv.-mars 2002, p. 21-40. Voir p. 25-26.

IV, 32. N’espérez donc plus rien, mon père, de ce Prince des Philosophes, et ne résistez plus au Prince des Théologiens, qui décide ainsi ce point, au l. I de ses Rétr. c. 15. Ceux qui pèchent par ignorance, ne font leur action que parce qu’ils la veulent faire, quoiqu’ils pèchent sans qu’ils veuillent pécher. Et ainsi ce péché même d’ignorance ne peut être commis que par la volonté de celui qui le commet, mais par une volonté qui se porte à l’action, et non au péché, ce qui n’empêche pas néanmoins que l’action ne soit péché, parce qu’il suffit pour cela qu’on ait fait ce qu’on était obligé de ne point faire.

Citation de Rétractations, I, 15, n. 3. Voir Contra Jul., VI, 16, n. 49. Celui qui pèche par ignorance commet le mal volontairement.

SELLIER Philippe, Pascal et saint Augustin, p. 266 sq. Voir ARNAULD Antoine, Seconde lettre, Œuvres XIX, p. 519.

IV, 33. Le Père me parut surpris, et plus encore du passage d’Aristote, que de celui de S. Augustin. Mais comme il pensait à ce qu’il devait dire, on vint l’avertir que Madame la Maréchale de... et Madame la Marquise de... le demandaient. Et ainsi en nous quittant à la hâte : J’en parlerai, dit-il, à nos Pères. Ils y trouveront bien quelque réponse. Nous en avons ici de bien subtils. Nous l’entendîmes bien ; et quand je fus seul avec mon ami, je lui témoignai d’être étonné du renversement que cette doctrine apportait dans la Morale. A quoi il me répondit : Qu’il était bien étonné de mon étonnement. Ne savez-vous donc pas encore que leurs excès sont beaucoup plus grands dans la Morale que dans la doctrine? Il m’en donna d’étranges exemples, et remit le reste à une autre fois ; J’espère que ce que j’en apprendrai, sera le sujet de notre premier entretien. Je suis etc.

Texte de 1659 : « leurs excès sont beaucoup plus grands dans la Morale que dans les autres matières ».

Voir la note de l’éd. Cognet, p. 71, n. 1, sur l’importance de ce final, qui montre qu’à la date où Pascal écrit, Port-Royal est décidé à passer à la contre-attaque et à transporter la controverse sur le plan de la morale. Selon le P. Rapin, Mémoires, II, p. 363, la manœuvre aurait été conseillée par le chevalier de Méré; le P. Daniel reprend cette assertion dans les Entretiens, p. 18. Cosimo Brunetti avait écrit le 1er février à Arnauld pour lui faire part d’un entretien avec Hilarion Rancati du 27 janvier, au cours duquel le consulteur du Saint-Office lui aurait fait remarquer qu’il valait mieux attaquer les jésuites sur leur morale que de se battre sur les cinq propositions. Voir HERMANT, Mémoires, III, p. 48, et le Journal de Saint-Gilles, p. 140.

On vint l’avertir que Madame la Maréchale de... et Madame la Marquise de... le demandaient : n’oublions pas que nous sommes rive droite...

JOUSLIN Olivier, Rien ne nous plaît que le combat. La campagne des Provinciales de Pascal. Étude d’un dialogue polémique, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 121. Sur ce passage, qui souligne la différence entre conversation mondaine et la discussion théologique.

Nous en avons ici de bien subtils : ce n’est pas une clause de style. Les meilleures plumes des jésuites se réunissent pour travailler en équipe à la maison professe. Ce sont d’ailleurs eux qui vont prendre en charge la réponse aux Provinciales : le P. Nouët, le P. Annat, etc. Le P. Morel, en revanche, est un provincial...