P 16 : Notes Wendrock
Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis [...], avec les notes de Guillaume Wendrock, II, Nouvelle édition, 1700, 2 vol, p. 409-430.
Ludovici MONTALTII Litterae provinciales de morali et politica jesuitarum disciplina, a Willelmo Wendrockio [...], e gallica in latinam linguam translatae, Coloniae, N. Schouten, 1658, p. 441-450.
Note première sur la seizième lettre.
Obstination des Jésuites à soutenir les calomnies les plus horribles.
J’avais toujours cru connaître assez la hardiesse des Jésuites ; mais j’avouerai de bonne foi qu’ils m’ont trompé en cette occasion. Car après avoir vu comment Montalte les avait convaincus dans sa seizième lettre de calomnies horribles et manifestes, je m’étais imaginé que s’ils n’avaient pas assez de religion pour effacer leur crime par une rétractation publique, au moins ils ne l’augmenteraient pas en le soutenant opiniâtrement. J’avais été confirmé dans cette pensée par le silence qu’ils avaient gardé sur cette lettre, quoi qu’ils eussent répondu à la dix-septième. Mais je ne puis exprimer qu’elle fut ma surprise quand je vis la première fois la réponse qu’ils y ont faite. Je parcourais un jour, que je n’avais rien de meilleur à faire, les divers écrits qu’ils ont publiés, et qu’on a recueillis en un volume. Je ne pensais à rien moins qu’à celui-ci, lorsque j’aperçus tout d’un coup ce titre au haut d’une page ? Réponse à la seizième lettre. Je me mis incontinent à la lire toute entière. Mais si j’avais été frappé du titre, je le fus encore bien davantage de la pièce même. J’avoue que je me sentis saisi d’horreur, en voyant jusqu’où peut aller la passion, et je ne compris jamais mieux, quelle sera la fureur des damnés contre la vérité qui les punira. J’y vis un homme accablé par la force de la vérité, qui fait mille efforts inutiles pour se débarrasser, qui entre en fureur, et se laisse aller à des emportements qui découvrent également et la haine implacable qu’il a pour la vérité, et son impuissance contre elle. Car qu’oppose cet auteur furieux aux preuves de Montalte ? Affaiblit-il en aucune manière les témoignages qu’il apporte des livres de Messieurs de Port-Royal pour justifier l’intégrité de leur foi sur l’Eucharistie, si l’on peut appeler justifier une foi qui n’a jamais été atteinte du moindre soupçon ? Il avoue au contraire que ces témoignages renferment une confession claire et précise de la foi catholique. Oppose-t-il la moindre chose aux réponses par lesquelles Montalte réfute si solidement et met en poudre les indignes chicaneries des Jésuites sur les deux passages de M. Arnauld ? Il n’ose seulement pas en dire un mot.
Que fait-il donc ? Et comment s’acquitte-t-il de la promesse qu’il fait d’abord de nous apprendre quelles raisons ont eu plusieurs savants Théologiens de croire que le P. R. c’est-à-dire la secte des Jansénistes, est d’intelligence avec Genève, non seulement contre les Jésuites, mais encore contre l’Église, et même contre le très S. Sacrement, qui est le plus adorable de nos mystères.
Oubliant le dessein qu’il vient de se proposer, il commence par s’étendre beaucoup à prouver que les Jésuites sont l’objet de la haine des hérétiques, aussi bien que de celle des Jansénistes : comme si l’Église ne se plaignait pas principalement de cela même que les Jésuites éloignent par la conduite qu’ils tiennent, et par la corruption de leur doctrine les hérétiques qu’elle souhaiterait de ramener dans son sein : comme si elle ne gémissait pas de voir que les hérétiques jugent de sa morale par celle des Jésuites, et attribuent à tout le corps les erreurs particulières de cette Société.
Il passe ensuite au grand lieu commun des Jésuites, c’est-à-dire à leur calomnie sur les cinq propositions, comme à une ressource toujours prête. Mais Montalte la détruit de fond en comble dans la dix-septième et dix-huitième lettre, comme nous le verrons dans la suite.
Enfin après plusieurs autres calomnies qui n’ont aucun rapport à son sujet, il vient à celle dont il s’agit ici, et il accuse Port-Royal de vouloir abolir les mystères de l’Eucharistie et de l’Incarnation. Il commence ainsi : Je ne vous jugerai pas, dit-il, sur la déposition de M. Filleau, dont le nom et le mérite est néanmoins trop connu pour souffrir le moindre reproche, si ce n’est de la bouche des criminels. Vous ne le jugerez pas, dites-vous, insigne calomniateur. Mais Dieu vous jugera sur cette déposition. Il jugera le P. Meynier votre confrère qui a appuyé, et qui a répandu une si détestable imposture. Il jugera toute votre Société qui l’a soutenue, et il vous condamnera aux mêmes supplices que les médisants et les calomniateurs, si tous tant que vous êtes, vous ne vous convertissez.
Je ne vous condamnerai pas même, ajoute-t-il, sur le refus que vous faites au P. Meynier, de vous servir de ces termes de présence locale, pour justifier votre créance sur le sujet de l’Eucharistie. Mais tous ceux qui auront lu la lettre précédente vous condamneront pour toutes les calomnies qui sont renfermées dans ces paroles. Car il est faux qu’on rejette les termes de présence locale, puisque Montalte avoue qu’il y a quelques auteurs catholiques qui s’en sont servis dans un bon sens. Néanmoins c’est avec raison qu’il se plaint de l’ignorance et de la malice du P. Meynier, qui ose accuser d’hérésie des théologiens catholiques, et qui ont expliqué leur foi dans les termes les plus clairs, par cette seule raison qu’ils ne se sont pas servis de celui de présence locale ; terme qui non seulement n’est point consacrée par aucun Père ni par aucun Concile, mais qui même ne s’y trouve en aucun endroit. C’est encore avec raison qu’il se plaint de la hardiesse du même Père qui a eu l’impudence de falsifier le Concile de Trente, pour faire croire que ses adversaires n’y sont pas conformes, et pour y insérer les termes de présence locale, et de localement en quatre ou cinq Canons où ils ne furent jamais.
Après ces préludes l’Apologiste entre ainsi en matière : Je laisse, dit-il, vos péchés d’omission, et je vous juge par vos œuvres : Je vous marque dans le seul livre de la Fréquente communion, qui est le principal sujet de cette dispute, cinq maximes contraires à l’honneur et à la révérence due au saint Sacrement, au moins pour la plus grande partie, que l’Église Romaine rejette, et que celle de Genève approuve.
Voyons donc qu’elles sont ces cinq maximes contre l’honneur et la révérence qui est due au S. Sacrement, et qui font tout le fondement de cette accusation atroce, qu’on nie la transsubstantiation et la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie. Nous avons déjà vu deux de ces maximes dans la lettre précédente où Montalte a tellement confondu les Jésuites sur ce point, qu’ils n’ont osé rien répliquer [En note : La 1re est que Dieu nous donne dans l’Eucharistie la même viande qu’aux saints dans le ciel, sans qu’il y ait d’autre différence sinon qu’ici il nous en ôte la vue et le goût sensible, réservant l’un et l’autre pour le ciel. La 2e qu’il faut qu’il n’y ait point d’autre différence entre la pureté de ceux qui reçoivent Jésus-Christ dans l’Eucharistie et celle des bienheureux qu’autant qu’il y a entre la foi et la claire vision de Dieu, de laquelle seule dépend la différente manière dont on le mange dans la terre et dans le ciel.]. L’Apologiste ajoute seulement ces trois autres que je prie tout le monde de remarquer comme une preuve d’un renversement de raison qui n’est pas concevable.
La première. Vous avez osé, dit-il, avancer en la page 25 de la Préface : Que S. Pierre et S. Paul sont les eux chefs de l’Église qui n’en font qu’un. Que conclut-il de là ? Donc vous niez que Jésus-Christ soit dans l’Eucharistie.
La seconde : Vous avez osé dire en la page 268 de ce livre que la pratique de l’Église la plus commune dans l’administration des Sacrements favorise l’impénitence générale de tout le monde. Donc vous niez la transsubstantiation.
La troisième : Vous avez osé dire, qu’il y a des âmes qui seraient ravies de témoigner à Dieu le regret qui leur reste de l’avoir offensé en différant leur communion jusqu’à la fin de leur vie. Donc vous niez que le corps de Jésus-Christ soit contenu dans l’Eucharistie sous les espèces du pain et du vin.
Je sais qu’une telle extravagance révoltera d’abord les lecteurs, et qu’une si grande absurdité leur paraîtra incroyable. Cependant je n’exagère rien ; je n’impose point. Qu’on lise et relise la réponse des Jésuites, on y verra page 489 [En note : édition de Liège de 1658.] que tout ce qu’ils prétendent avoir trouvé contre l’Eucharistie dans le livre de la Fréquente communion, se réduit précisément aux trois maximes que je viens de rapporter, et aux deux que Montalte a réfutées. C’est sur ses preuves qu’un Jésuite autorisé par toute la Société, laquelle adopte ses écrits et les répand sous son nom dans toute l’Europe, accuse publiquement et à la face de toute la terre, non seulement M. Arnauld, mais tout Port-Royal et une infinité de personnes pieuses et savantes de nier la transsubstantiation et la présence réelle. Qu’un particulier d’un grand corps fasse une pareille faute, il n’y a rien là qui me surprenne. Mais qu’un corps entier comme celui des Jésuites approuve de semblables excès, et extravague jusqu’à ce point, c’est ce qui n’est pas naturel, c’est ce qui est horrible et qui parait tout à fait incroyable.
Je suis persuadé néanmoins que cela n’est point arrivé sans une providence de Dieu toute particulière sur son Église. Les disputes qui durent depuis si longtemps entre les Jésuites et les défenseurs de saint Augustin touchant les mystères de la grâce, sont abstraites, difficiles et au-dessus de la portée de la plupart des gens. Il est facile de tromper les ignorants sur des matières si embarrassées. Dieu a voulu donner à son Église un signe clair et évident, par lequel mes plus simples des fidèles pussent reconnaître de quel côté était l’innocence et la vérité. Les Jésuites assurent que les disciples de saint Augustin soutiennent les cinq propositions : Les disciples de saint Augustin le nient et répondent qu’ils n’ont point d’autre doctrine que celle des thomistes sur la grâce efficace. Cette contradiction met nécessairement les simples dans le doute. Car il s’agit là d’une question qu’ils ne comprennent pas. Mais ces mêmes Jésuites assurent hardiment que les disciples de saint Augustin nient la transsubstantiation et le mystère de l’Eucharistie. Il n’y a rien là qui soit obscur et difficile. Il est clair que les Jésuites calomnient et mentent impudemment. Que les personnes simples jugent donc des choses obscures par celles qui sont évidentes, et lorsqu’ils voient les Jésuites convaincus si manifestement de calomnie et d’imposture, qu’ils apprennent de là à ne les pas croire quand ils accusent leurs adversaires de soutenir maintenant des propositions condamnées par les Papes, ou de les avoir soutenues autrefois.
Note seconde
Histoire du Chapelet secret du S. Sacrement.
Les Jésuites ont de certains lieux communs de calomnies, auxquels ils ont recours toutes les fois qu’ils se sentent pressés un peu fortement par leurs adversaires. Mais jamais cette adresse ne leur fut plus nécessaire que dans cette occasion. Ils avaient osé par un aveuglement horrible accuser de pieux ecclésiastiques et un monastère de saintes filles de nier la Transsubstantiation et le mystère de l’Incarnation. Ils ne pouvaient rien apporter pour justifier leur M. Filleau, ni leur P. Meynier, auteurs de cette imposture, ni la Société qui l’avait adoptée. Ils ont donc rappelé leurs anciennes fables. Ils ont eu recours à ces fonds inépuisables de calomnies qui ne leur manquent jamais. Tel est l’écrit qui a pour titre Le Chapelet secret du très S. Sacrement qui est devenu célèbre par toutes les disputes qui se sont élevées à son sujet. L’Apologiste emploie la plus grande partie de sa lettre en vaines déclamations contre cet écrit, et il feint par une absurdité tout à fait étrange, qu’une prière pour adorer continuellement Jésus-Christ Dieu-homme résidant dans le très saint Sacrement (car voilà ce que c’est que ce chapelet) n’a été composée que pour abolir la créance de l’Incarnation et de l’Eucharistie. Ainsi je crois faire plaisir aux lecteurs, qui pourraient être embarrassés sur un fait dont ils ne sont pas instruits, de faire ici succinctement l’histoire de toute cette dispute, que je tirerai de divers écrits imprimés qui ont paru sur ce sujet.
Vers l’année 1628 une Religieuse du Monastère de Port-Royal nommée la Sœur Agnès de saint Paul, écrivit par l’ordre du P. de Gondren Général de l’Oratoire quelques pensées pieuses qu’elle avait eues dans l’oraison, et auxquelles elle donna pour titre le Chapelet secret du très saint Sacrement. Cet écrit qui n’était que de trois ou quatre pages, fut envoyé à M. l’Évêque de Langres, alors Supérieur de cette maison qui l’approuva beaucoup. Cette bonne Religieuse n’avait pas dessein qu’il fût vu par d’autres. Mais je ne sais par quel hasard, il tomba depuis à son insu entre les mains d’autres personnes qui en firent l’usage que nous dirons bientôt.
Le Cardinal Bellarmin remarque très judicieusement, qu’il arrive d’ordinaire à ceux qui écrivent de la Théologie mystique, que leurs expressions sont critiquées par les uns et louées par les autres, parce que tous ne les prennent pas dans le même sens : c’est ce qu’il dit être arrivé à Taulere qui fut rejeté avec mépris comme suspect dans la foi par Jean Eckius, et défendu comme très orthodoxe par Louis de Blois, et à Jean Rusbrock qui fut condamné par Jean Gerson, et justifié par Denis le Chartreux. La même chose arriva au Chapelet secret. Car étant tombé entre les mains de feu M. l’Archevêque de Sens, qui n’était pas ami de M. l’Évêque de Langres, il donna un mauvais sens à la doctrine mystique de cet écrit et le fit condamner par huit Docteurs de Sorbonne : auxquels il cacha le nom de l’auteur, de peur qu’ils ne jugeassent de son écrit plutôt par la piété qui était connue de tout le monde, que par le sens que ses expressions présentaient d’abord à l’esprit. M. Hallier Docteur de Sorbonne assez connu, et quelques autres Censeurs s’en plaignirent depuis, et dirent ouvertement qu’on les avait surpris.
Dès que cette censure parut en public, M. l’Évêque de Langres chercha de son côté des Docteurs pour faire approuver ce même écrit. Il en trouva dans la Faculté de Paris et dans celle de Louvain. Les approbations des Docteurs de Paris n’ont point été imprimées. Il y en a deux des Docteurs de Louvain qui l’ont été, et qu’on a mises à la tête de la Défense du Chapelet secret ; l’une de Cornelius Jansénius, depuis Évêque d’Ipres, et l’autre de Libert Fromond. Elles sont si justes et si avantageuses à cet écrit qu’elles méritent bien que je les insère ici.
Approbation de Libert Fromont.
« Ces désirs d’une âme enivrée de l’amour de Dieu, et transformée en Jésus-Christ, ne semblent contenir rien de trop, si l’on entend bien le langage de l’amour, et que l’on considère quelles pensées doit avoir celle qui sortant heureusement d’elle-même nage dans l’abîme de la divinité. À Louvain le 16 Juillet 1633. »
Approbation de Jansénius.
« Comme l’amour agit avec liberté, il parle aussi avec liberté. Il ne craint point d’omettre des choses, dont l’expression semblerait nécessaire aux hommes, parce qu’il ne parle pas tant de la bouche que du cœur, et qu’étant assuré de la pureté de ses sentiments, il sait que Dieu qui l’aime, pénètre toutes ses pensées, et supplée, par la plénitude de sa connaissance à l’imperfection de ses discours et au bégaiement de sa langue. Ainsi il retranche tout ce qui peut arrêter l’ardeur de ses mouvements et l’empêcher de se répandre tout à la fois dans le sein de Dieu. Il ne se met point en peine d’examiner scrupuleusement ce que signifient les termes, lorsqu’il n’a point à craindre la calomnie ; et qu’il peut sans l’entremise des paroles se faire entendre de celui qu’il aime et dont il est mutuellement aimé. C’est ce que fait voir excellemment cette Défense ou paraphrase du Capelet secret, suivant laquelle on peut dire avec vérité que les désirs ardents de cette âme religieuse ne contiennent rien qui ne soit conforme à la foi catholique. À Louvain le 23 Juillet 1633. »
Les adversaires de ce Chapelet voyant que les Docteurs étaient ainsi partagés, et que les uns l’approuvaient pendant que les autres le condamnaient, ils n’osèrent le déférer à la Faculté de Paris. Ils crurent que la Cour de Rome leur serait plus favorable. Ils l’y envoyèrent dans l’espérance qu’il y serait censuré. Mais le Pape par un décret plein de sagesse ne le jugea digne d’aucune censure, et ordonna seulement qu’il serait supprimé, de peur qu’il ne fut un sujet de scandale aux simples et ignorants [En note : En effet ce Chapelet est un écrit si inintelligible et si peu important, que si on ne craignait de blesser le respect dû à ces grands hommes qui n’ont pas cru devoir le mépriser, on dirait qu’il ne méritait ni d’être attaqué, ni d’être défendu. Ce qu’on peut dire plus certainement, c’est que si M. l’Abbé de S. Cyran avait eu à le défendre, en ces temps-ci, ou M. Nicole à parler de cette Défense telle que nous l’avons, le premier aurait évité quelque expression trop favorable à la nouvelle spiritualité que l’on vient d’achever de proscrire ; et le second n’aurait jamais ainsi loué sans réserve un ouvrage dont on pourrait abuser : c’est ce que l’on sait de M. Nicole même.].
Pendant que cela se passait à Rome, la querelle s’échauffa à Paris. M. l’Abbé de S. Cyran aussi célèbre par la haine implacable que les Jésuites ont eue pour lui, que par sa piété et sa profonde érudition était alors dans cette ville. La retraite dans laquelle il vivait, et son application à l’étude avait empêché qu’il ne fût informé plutôt de cette contestation. Il y avait déjà quatre ou cinq ans que le Chapelet était fait, et il ne l’avait point encore vu. Il n’avait jamais vu non plus la Religieuse qui l’avait composé et ne lui avait jamais parlé. Mais un prélat qu’on avait enveloppé dans cette dispute voulut savoir son sentiment. Cet Abbé, examina le Chapelet. Il reconnut l’injustice de la censure des huit Docteurs qu’on avait imprimée. Il en fut indigné, et il prit la résolution de défendre l’innocence de l’auteur, quoiqu’il ne le connût point du tout. Il réfuta donc cette censure. Il répondit au libelle que le P. Binet Jésuite avait publié contre ce Chapelet. Il détruisit les accusations de ce Père, et éclaircit ce qu’il y avait d’obscur dans les paroles de cette Religieuse, avec tant de lumière et de netteté qu’il semblait avoir entièrement désarmé ceux qui l’avaient condamné. Cette défense du Chapelet, qui est une pièce admirable également remplie de science et de piété roule toute sur ce fondement solide. « Pour bien comprendre, dit-il, cette doctrine il faut supposer que la fille ayant dessein d’exalter Jésus-Christ par-dessus les créatures, elle le regarde toujours selon la divinité, et selon ce qu’il est non dans les rabaissements où il s’est réduit volontairement pour nous, mais dans son être propre et son éminence divine : Et qu’au contraire elle regarde les hommes, non dans la condition heureuse où il les avait mis par la première création, mais dans la misère et la bassesse où ils sont tombés par le péché : ce qu’elle fait pour donner gloire à Dieu dans sa propre grandeur, et dans celle du néant, et de l’indignité sur quoi il a versé tant de grâces et opéré tant de merveilles, et relever autant Jésus-Christ par lui-même, qu’il s’est humilié pour nous dans le S. Sacrement, lui rendant par sa charité comme le contre-échange de la sienne. »
C’est ainsi que cet illustre théologien interprète dans un sens catholique tout ce qui avait choqué ces huit Docteurs dans ce Chapelet. Son explication parut tellement hors d’atteinte à tout le monde, qu’un auteur qui entreprit de la réfuter par une mauvaise réponse qu’il intitula : Examen de la doctrine du Chapelet secret du très S. Sacrement, fut contraint d’avouer que le sens que M. de S. Cyran donnait aux expressions de cette fille, était catholique et très orthodoxe. Et il fut réduit à dire seulement que ce sens n’était point le sens naturel du chapelet, mais une glose et un sens forcé. M. de S. Cyran ruina par un second écrit toutes ces chicanes ; et il le fit avec tant de clarté, qu’on peut dire qu’il n’a pas laissé la moindre ombre de difficulté sur cette matière. Les livres qui ont été faits sur cette dispute sont très rares et j’ai eu beaucoup de peine à les trouver. Il n’y en a point néanmoins qui méritent davantage d’être réimprimés. Car encore que j’aie toujours admiré l’élévation d’esprit de cet illustre Abbé, jamais il ne m’a paru si grand que dans ces écrits par la manière dont il démêle toutes les difficultés de cette matière. Il n’est pas croyable avec quelle lumière il en dissipe les obscurités, avec quelle force il renverse son adversaire, avec quelle solidité il répond à toutes les objections.
J’ai cru que cette histoire ne serait pas inutile à mes compatriotes. Elle empêchera qu’ils ne soient trompés par les calomnies des Jésuites, et leur fera connaître la fausseté des trois impostures qu’ils avancent sur ce chapelet.
La première quand ils assurent tantôt que M. de S. Cyran en est auteur, et tantôt que ce fut par son conseil que la Religieuse le composa, au lieu qu’il est certain, comme je l’ai rapporté, que cela arriva quatre ou cinq ans avant qu’il eût jamais connu ni vu cette Religieuse, et qu’il eût seulement entendu parler de cet écrit.
La seconde, quand ils prétendent que cet écrit renferme des sens impies et blasphématoires, quoiqu’il ne sort pas moins certain que ces sens sont tout à fait éloignés des pensées qu’a eus cette fille, comme on l’a prouvé fort au long dans les deux livres dont j’ai parlé.
La troisième enfin quand ils attribuent par la plus grande injustice du monde ces sens impies, qu’ils s’imaginent trouver dans le Chapelet, à ceux qui le défendent : car enfin quel qu’ait été le sens de la Religieuse qui l’a composé, il est tout à fait déraisonnable d’attribuer ces sens impies à ceux qui les détestent à la face de toute la terre, et qui nient seulement qu’ils soient renfermés dans un écrit qu’ils croient devoir interpréter d’une manière plus favorable.
Note III
Récit abrégé des miracles faits par la Sainte Épine dans le Monastère
des Religieuses de Port-Royal de Paris.
Il n’y a rien de plus éloquent dans toute cette lettre de Montalte que cet endroit : « Cruels et lâches persécuteurs, faut-il donc que les cloîtres les plus retirés ne soient pas des asiles contre vos calomnies. Pendant que ces saintes Vierges adorent nuit et jour Jésus-Christ au S. Sacrement, selon leur institution, vous ne cessez jour et nuit de publier qu’elles ne croient pas qu’il soit ni dans l’Eucharistie ni même à la droite de son Père, et vous les retranchez publiquement de l’Église, pendant qu’elles prient dans le secret pour vous et pour toute l’Église. Vous calomniez celles qui n’ont point d’oreilles pour vous entendre, ni de bouche pour vous répondre. Mais Jésus-Christ en qui elles sont cachées, pour ne paraître qu’un jour avec lui, vous écoute et répond pour elles. On entend aujourd’hui cette voix sainte et terrible, qui étonne la nature et qui console l’Église. Et je crains mes Pères que ceux qui endurcissent leurs cœurs et qui refusent avec opiniâtreté de l’ouïr quand il parle en Dieu, ne soient forcés de l’ouïr avec effroi quand il leur parlera en juge. »
Pour faire comprendre toute la beauté et la force de ces paroles, à ceux de ma nation qui ne sont pas instruits de ce qui s’est passé en France, il est nécessaire d’expliquer ici ce que c’est que cette voix sainte et terrible qui étonne la nature et qui console l’Église. C’est ce que je vais faire en peu de mots en rapportant les miracles éclatants qu’il a plu à Dieu d’opérer depuis quelques années en faveur d’un monastère innocent et opprimé cruellement par les calomnies des Jésuites. Mon dessein est aussi d’en rendre la vérité tellement publique par l’impression qui se fera de ces Notes, que les Jésuites qui sont répandus partout, et qui sèment leurs calomnies partout, trouvent aussi partout des personnes qui soient en état de s’opposer à leurs impostures.
Il y a longtemps que les Jésuites persécutent par toutes sortes de moyens le monastère de Port-Royal. Leur haine contre cette maison vient de différentes causes, mais les principales sont que la Mère Angélique et la Mère Agnès, sœurs de M. Arnauld, l’ont gouverné longtemps ; que quatre autres de ses sœurs, sa mère et six de ses nièces filles du célèbre M. d’Andilly son frère, y ont pris le voile ; enfin que M. Arnauld lui-même y a exercé longtemps les fonctions de prêtre et de confesseur, ayant trouvé dans ce lieu une retraite très propre à ses études. Les Jésuites ne cessaient donc depuis plusieurs années de chercher de nouveaux moyens pour perdre une maison qu’ils avaient tant de raisons de haïr. Peu s’en fallut qu’ils ne vinssent à bout de leur dessein en 1656 par la tempête qu’ils excitèrent alors contre ce monastère. Comme la cupidité et la haine ne connaissent point de bornes, tous les maux qu’ils lui avaient déjà fait souffrir, ne servaient qu’à animer davantage leur passion. Leur principal dessein était d’en faire sortir un grand nombre de pensionnaires qu’on y élevait, parmi lesquelles il y en avait plusieurs d’une naissance distinguée.
On voyait donc l’orage s’augmenter de jour en jour : on n’entendait que menaces d’une ruine prochaine. Les Religieuses en cet état près de se voir enlever par la malignité de leurs ennemis leurs chères élèves, et n’ayant aucune espérance du côté des hommes, ne perdent point la ferme confiance qu’elles avaient en Dieu. Elles ne furent point confondues dans leur attente. Dieu qui se plaît quelquefois à secourir d’une manière tout extraordinaire ses serviteurs accablés sous l’injustice des hommes, donna à cette maison affligée une marque admirable de sa protection.
Elles avaient parmi leurs pensionnaires une jeune demoiselle nommée Marguerite Périer, qui depuis trois ans et demi était dangereusement malade d’une aegilops ou fistule lacrymale. Les plus fameux chirurgiens de Paris avaient inutilement employé tout leur art pour la guérir : La malignité du mal l’emportait sur l’habileté des médecins. La matière sanieuse avait déjà carié l’os du nez, et le pus qui sortait de son œil s’était percé un passage au travers du palais : en sorte qu’une partie découlait sur le visage, et l’autre partie se déchargeait dans la gorge. Cette fille était devenue par là si affreuse qu’elle faisait horreur à tout le monde, et l’infection de son mal était si grande que les moins délicats avaient bien de la peine à la supporter. Les chirurgiens étaient donc près d’y appliquer les derniers remèdes, et on était résolu d’y mettre le feu. On avait déjà mandé son père pour être présent à ce triste spectacle, lorsque Dieu par un prodige surprenant délivra tout d’un coup cette jeune fille de cette maladie, et toute sa famille de la crainte où elle était de la perdre.
Il y a à Paris un excellent prêtre nommé M. de la Poterie, également illustre par sa naissance et par sa piété. La vénération singulière qu’il a pour les reliques des Saints, l’a porté en amasser un si grand nombre des plus approuvées dans sa chapelle, qu’il n’y a point de particulier dans toute l’Europe qui en ait autant que lui. Il avait eu depuis peu une épine de la couronne de notre Seigneur. Plusieurs monastères de filles de Paris avaient obtenu de lui qu’il la leur envoyât pour l’honorer et lui rendre leurs respects. Les religieuses de Port-Royal l’ayant appris, et étant touchées des mêmes sentiments de piété, le prièrent de leur faire la même grâce : ce qu’il leur accorda. Elles reçurent cette précieuse relique le vendredi 24 Mars de l’année 1656. Elles l’exposèrent aussitôt à la vénération de toute leur maison, et les religieuses allèrent toutes la baiser chacune en son rang. Mademoiselle Périer s’étant approchée à son tour, la religieuse qui en avait soin jeta par hasard les yeux sur elle, et l’ayant trouvée plus horrible et plus défigurée qu’à l’ordinaire, elle se sentit touchée de compassion, et lui dit de faire toucher son œil à la sainte Épine. Cette fille obéit sans songer à autre chose qu’à faire ce qu’on lui disait. Mais ce qui paraît incroyable, dans ce moment même elle fut entièrement guérie. Le trou que cet ulcère avait fait à son palais, fut aussitôt refermé : l’os qui était carié, fut rétabli en son premier état : enfin il ne resta pas la moindre marque d’un mal qui était si affreux. On fit venir peu de temps après les médecins et les chirurgiens qui l’avaient vue pendant sa maladie. À peine croyaient-ils ce qu’ils voyaient, à peine pouvaient-ils reconnaître la malade d’avec les autres pensionnaires : tant la guérison était parfaite et entière !
Les médecins et les chirurgiens touchés d’une si grande merveille que les religieuses tenaient secrète, se crurent obligés de la divulguer. Le bruit s’en répandit aussitôt dans tout Paris, et on vit tout le monde accourir en foule à ce Monastère pour y honorer cette sainte épine. J’étais pour lors à Paris, et comme je m’appliquais quelquefois aux mathématiques pour me délasser d’autres études plus sérieuses, j’avais fait une grande liaison avec M. Pascal, dont tous les mathématiciens de l’Europe connaissent l’habileté en ce genre de science. Il était oncle de cette demoiselle et témoin irréprochable de ce miracle. J’allai comme les autres à Port-Royal, et je demandai à voir cette fille ; étant bien aise, si je m’en étais rapporté pour sa maladie au témoignage de M. Pascal, qui était un homme digne de toute créance, et à celui des médecins et des chirurgiens, de ne m’en rapporter qu’à moi-même pour sa guérison. Enfin pour ne laisser aucun lieu au doute, l’autorité de l’Église acheva de confirmer ce miracle. Il fut examiné avec toute l’exactitude possible par les Grands Vicaires de M. l’Archevêque de Paris assistés de plusieurs docteurs de Sorbonne. Ils déclarèrent par leur sentence du 22 Octobre 1656 de l’avis de ces docteurs, que cette guérison était très certainement surnaturelle, et un miracle de la toute-puissance de Dieu.
Tout le monde jugea aussitôt que Dieu avait voulu faire connaître par ce prodige, l’injustice des calomnies que les Jésuites répandaient contre ce monastère. Car il n’était pas vraisemblable que Dieu choisît particulièrement pour répandre ses bénédictions, un lieu où les Jésuites publiaient qu’on jetait les fondements d’une nouvelle hérésie. Ainsi malgré ces Pères, la violence de la tempête qui était prête à tomber sur cette maison, se calma un peu. Tout Paris alla en foule, et il va encore, à ce que j’entends dire, tous les vendredis en dévotion à ce monastère qui est situé à l’extrémité d’un des faubourgs de la ville. Les Jésuites firent tous leurs efforts pour détourner le peuple de cette dévotion ; ils ne gagnèrent rien : Elle augmenta de jour en jour, Dieu faisant connaître combien elle lui était agréable par de nouveaux miracles et de nouvelles guérisons qu’il y opérait. Le savant auteur qui a fait un excellent écrit sur ce miracle en rapporte plusieurs. Et depuis que je suis sorti de cette ville, j’ai appris qu’il s’en est fait encore beaucoup d’autres. Et j’en apprends tous les jours de nouveaux, entre lesquels il y en a deux surtout qui sont remarquables : dont l’un après un soigneux examen fut déclaré authentique le 14 Décembre 1656 par l’église de Sens, et l’autre par celle de Paris le 29 Août 1657.
Mais ce qu’il faut encore plus remarquer c’est que ces derniers miracles sont arrivés depuis la dispute qui s’était élevée au sujet des miracles précédents, depuis la constitution d’Alexandre VII et enfin depuis que plusieurs auteurs avaient publié hautement par toute la France que la foi des religieuses de Port-Royal était justifiée par ces miracles et les calomnies des Jésuites détruites par l’autorité de Dieu même. Car voilà quels furent d’abord les sentiments de presque toute la France, et particulièrement de tout Paris. En vain les Jésuites s’efforcèrent de persuader que Dieu permettait quelquefois que les hérétiques fissent des miracles. Les seules lumières de la piété chrétienne imprimées dans le cœur de tous les fidèles, ne permettaient pas de croire que Dieu voulût récompenser par des guérisons miraculeuses la piété des peuples qui venaient visiter cette église, si leur dévotion était aussi aveugle et aussi pernicieuse que les Jésuites le voulaient faire croire ; et ce qui est encore plus considérable, que Dieu même autorisât par de nouveaux et de continuels miracles des personnes, qui, selon eux, en abusaient publiquement pour donner du crédit à leurs erreurs.
Les Jésuites trouvèrent encore en cela bien moins de créance parmi les plus habiles théologiens qui soutinrent tous comme un sentiment constant et indubitable que « Dieu ne fait jamais des œuvres miraculeuses qui sont visiblement au-delà de toutes les forces de la nature et qui ne peuvent être attribuées qu’à un coup extraordinaire de sa puissance infinie, en des temps et en des circonstances qui puissent porter les hommes, qui en jugent raisonnablement, à entrer, ou à se confirmer dans l’erreur » [En note : Rép. A un écrit sur le sujet des miracles faits à P. R. de l’an 1656, p. 9.]. C’est pourquoi ils furent indignés de voir que les Jésuites s’abandonnaient tellement à leurs inimitiés particulières contre une maison qu’ils haïssaient, que pour la priver de l’avantage qu’elle pouvait tirer des miracles que Dieu y opérait, ils ôtaient à l’Église même un de ses plus glorieux caractères, et prenaient en cela le parti du schisme et de l’hérésie.
Voilà ce que j’ai cru devoir rapporter ici pour la consolation des gens de bien, touchant les miracles singuliers dont Dieu a voulu honorer de nos jours son Église et ce monastère. En quoi je n’avance rien dont je n’aie eu soin de m’informer avec la dernière exactitude. Je n’ai pas jugé que je dusse taire de si grandes choses pour ne point blesser la fausse délicatesse de certaines gens que le seul nom de miracle choque. Je veux bien les avertir ici qu’au lieu de blâmer la crédulité des autres, ils devraient quitter eux-mêmes cet éloignement qu’ils ont à croire les miracles les plus certains : éloignement qui vient plutôt d’une vaine ostentation d’esprit fort, que de la solidité de leur jugement. Car recevoir aveuglément tous les récits fabuleux de miracles, et rejeter avec opiniâtreté ceux qui sont confirmés par des témoins sûrs et dignes de foi, ce sont à la vérité deux défauts opposés, mais qui sont également grands. L’un est une preuve de légèreté et l’autre une marque d’impiété. J’ai tâché d’éviter le premier, et je ne me suis pas rendu imprudemment à de simples bruits. C’est aux lecteurs à éviter le dernier et à prendre garde de douter de la toute-puissance de Dieu, de s’imaginer que son bras soit raccourci dans ces derniers temps, et de vouloir mesurer sa force toute divine sur la faiblesse de l’homme.