P 13 : Notes Wendrock
Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis [...], avec les notes de Guillaume Wendrock, II, Nouvelle édition, 1700, 2 vol, p. 260-279.
Ludovici MONTALTII Litterae provinciales de morali et politica jesuitarum disciplina, a Willelmo Wendrockio [...], e gallica in latinam linguam translatae, Coloniae, N. Schouten, 1658, p. 350-357.
Note unique sur la treizième lettre de l’homicide.
§ I
Réfutation des chicaneries des Jésuites.
L’apologiste après avoir nié avec une hardiesse surprenante une chose connue de toute la France, c’est-à-dire le soufflet qu’un de ses confrères donna à Compiègne à un nommé M. Guille, comme le rapporte Montalte, il continue dans le reste de sa lettre à excuser par de vaines subtilités les excès dont Montalte a convaincu leurs auteurs.
Il commence par le passage de Victoria : Dites-moi, Monsieur, demande-t-il à Montalte, si ce n’est pas ce passage que vous avez donné à Lessius en votre septième Lettre. Je réponds pour Montalte qu’oui et qu’il a eu raison de le lui donner. Dites-moi, poursuit l’apologiste, si ce n’est pas ce même passage que vous restituez à Victoria dans la treizième. Oui j’avoue qu’il est de Victoria, mais je soutiens en même temps qu’il est aussi de Lessius. Dites-moi, ajoute l’apologiste, si ce n’est pas là une fausseté et une contradiction manifeste. Non ce n’est point une fausseté ni une contradiction, mais ce que vous dites est une pure chicanerie d’un homme qui ne sait où il en est. Enfin dites-moi, conclut l’apologiste, s’il suffit à celui qui est coupable d’une pareille falsification, de dire pour sa justification que ce n’est pas encore le sujet de la dispute. Oui sans doute cela suffit, s’il est vrai qu’en effet ce ne soit pas là le point de la question. Or il est certain que ce ne l’est pas. Car il ne s’agit pas en cet endroit de savoir de qui sont ces paroles, mais seulement de qui est cette opinion. Montalte dans sa septième lettre n’avait proprement rapporté ni les paroles de Lessius ni celles de Victoria, puisqu’ils ont écrit en latin, et que Montalte écrivait en français. Il avait seulement exprimé leur pensée par les termes que sa langue lui fournissait. Il ne s’agissait donc que de savoir, s’il s’était trompé en attribuant à Lessius ce qui avait été enseigné par Victoria. Or on a droit d’attribuer une opinion à celui qui l’approuve, puisque c’est l’approbation que nous lui donnons, qui nous la rend propre. Ainsi Lessius et Victoria ayant approuvé celle-ci, Montalte a pu l’appeler l’opinion de Lessius et de Victoria. Et c’est là tout ce qu’il prétend ici.
Mais, dit l’apologiste, non seulement les paroles, mais l’opinion même n’est pas de Lessius. Fort bien ; le voilà au point de la question. Voyons donc comment il prouve qu’elle n’est pas de Lessius. C’est, dit-il, qu’il en condamne la pratique. Il ne faut pas, dit Lessius, la permettre facilement dans la pratique.
Que nous importe ! Elle est donc au moins de Lessius dans la spéculative, puisqu’il l’approuve en cette manière. Or c’est uniquement ce que dit Montalte : et l’apologiste ne le convainc point de la lui avoir attribuée dans un autre sens. Ajoutez à cela que Victoria ne la permet pas non plus indifféremment dans la pratique. Ainsi Lessius ne la rejetant pas absolument, il ne s’éloigne point ou que très peu de Victoria : Il ne veut pas à la vérité qu’on la permette facilement dans la pratique. Il dit que la chose demande de grandes précautions. Mais Victoria conviendra volontiers de tout cela. Sur quoi donc l’apologiste fonde-t-il cette différence infinie qu’il met entre les sentiments de l’un et de l’autre, et tous les reproches outrageants qu’il fait sur ce sujet à Montalte ?
Mais ce qui suit est encore plus insupportable. Montalte avait dit dans sa septième lettre : Que plusieurs Jésuites enseignent que la loi de Dieu ne défend point de tuer pour de simples médisances. L’apologiste veut prouver qu’il ne justifie pas dans sa douzième lettre ce qu’il avait avancé, et pour cela il se sert d’une subtilité merveilleuse. Il distingue entre médisances et simples médisances. Il avoue qu’il y a, à la vérité quelques Jésuites qui enseignent qu’il est permis de tuer pour des calomnies atroces ; mais il nie qu’il y en ait aucun qui ait jamais permis de tuer pour de simples calomnies, prenant captieusement ces mots de simples calomnies pour de légères calomnies. Tous ceux qui savent la langue française se moqueront d’une chicane si frivole. Car dans l’usage de cette langue une simple calomnie n’est pas une calomnie légère, mais une calomnie qui demeure dans les bornes de la calomnie, et qui ne passe point jusqu’à la violence. Ainsi quelque atroce qu’elle puisse être, elle est toujours simple calomnie, tant qu’on n’en vient point aux mains et aux coups.
Au reste je crains fort que ce que l’apologiste ajoute, « Qu’il est à regretter que M. du Val se trouve engagé avec Bannez dans le parti de ceux qui permettent de tuer pour des calomnies atroces qui touchent à l’honneur et à la vie, quand on ne peut les repousser autrement, ne soit pas assez sincère ». Je n’examinerai point le sentiment de M. du Val que plusieurs cependant justifient de l’erreur qu’il lui impute. Je dis seulement que ce regret dont il témoigne être touché, tient plus de l’impudence que d’une vraie douleur, puisque rien n’est plus commun parmi les Jésuites que cette doctrine dont il veut faire croire que les Jésuites ne sont pas coupables. Et afin d’en convaincre tout le monde, il est bon d’insérer ici l’histoire du p. l’Ami qui m’a été envoyée de Louvain, et d’y ajouter de nouveaux traits tirés de Caramouel.
§ 2
Histoire du p. François L’Ami Jésuite écrite par un docteur de Louvain.
Le r. p. F. L’Ami de la société de Jésus natif de Cosanzo en Italie docteur en théologie et professeur dans leurs Collèges de l’Aquila, de Naples, de Grats, et de Vienne, et maintenant chancelier de l’université de Grats, a donné au public et fait imprimer à Douai en 1640 un cours de théologie scolastique suivant la méthode de la société. Il enseignait dans le traité du Droit et de la Justice disp. 36 sect. 7 num. 118 cette pernicieuse opinion : « Ainsi, dit-il, les ecclésiastiques et les religieux, en gardant la modération d’une juste défense, pourront au moins défendre cet honneur qui vient de la vertu et de la sagesse, en tuant même ceux qui le leur veulent ravir. Je dis plus, qu’ils semblent même être obligés au moins par la loi de la charité, à se défendre quelquefois de cette sorte, comme lorsque tout un ordre serait déshonoré, s’ils venaient à perdre leur réputation. D’où il s’ensuit qu’il sera permis à un ecclésiastique ou à un religieux de tuer un calomniateur, qui menace de publier de grands crimes de lui ou de son ordre, quand il n’y a que ce seul moyen de l’empêcher, comme il semble qu’il n’y en a point d’autre, si ce calomniateur est prêt d’en accuser cet ordre ou ce religieux publiquement et devant des personnes de considération.
Ensuite pour palier un peu cette doctrine erronée il ajoutait : « Mais parce que je n’ai point lu cette décision dans aucun autre auteur, je ne veux pas qu’on prenne ce que je viens de dire, comme si je m’étais voulu opposer au sentiment commun, ne l’ayant proposé que par forme de dispute, et remettant le tout au jugement du lecteur prudent. »
Quand on réimprima ce même ouvrage du p. L’Ami pour la seconde fois à Anvers en 1649 on ajouta dans la table cette remarque « s’il est permis de défendre son propre honneur contre ceux qui l’attaquent à num. 103 ad. 118. J’y propose une opinion qui paraissait nouvelle : mais je l’ai trouvée depuis presque dans les mêmes termes dans Pierre Navarre l. 2 de rest. c. 3 n. 371 et 372 et dans Sayrus qui l’enseigne aussi avec la même distinction dont je me sers lib. 6. thes. casuum consc. cap. 17 n. 22 et 23.
Mais le conseil souverain de Bradant à la requête du procureur général, ayant premièrement demandé et obtenu la censure de cette doctrine de M. l’archevêque de Malines et de la sacrée faculté de Louvain, fit défense de publier cette seconde édition que cette opinion n’en fut retranchée. Les protecteurs de cet ouvrage voyant cela, firent présenter au Conseil par l’imprimeur les paroles suivantes pour être mises à la place de celles que nous venons de rapporter. « C’est pourquoi les ecclésiastiques et les religieux en gardant la modération d’une juste défense, pourront au moins défendre cet honneur qui vient de la vertu et de la sagesse. Je dis plus qu’ils semblent même être obligés, au moins par la loi de la charité, à se défendre quelquefois de cette sorte, comme lorsque tout un ordre serait déshonoré, s’ils venaient à perdre leur réputation. Mais ils le doivent faire avec la modération que j’ai marquée au nombre 111 et dans les suivants, où j’ai traité amplement de cette matière. Je n’ai rien dit dans la première édition que ce que j’ai lu depuis dans Pierre Navarre de Tolède théologien d’une grande réputation l. 2 de rest. c. 3 n. 371 et seq.
On peut considérer (c’est la suite de cette prétendue correction[1]) deux sortes d’honneurs dont l’homme est capable, l’un qui vient d’un bien spirituel, soit des vertus intellectuelles, comme sont la sagesse, la prudence, la science etc., soit des vertus qui résident dans la volonté, comme sont toutes les vertus. Car l’homme est honoré et mérite de l’être, à cause de ces biens de l’âme, non seulement parmi les sages, mais aussi parmi ceux qui ne le sont pas. L’autre sorte d’honneur est celui qui vient des biens du corps, comme de la force, de la santé, de la beauté etc. On pourrait donc dire qu’il n’est pas permis indifféremment de tuer pour défendre toute sorte d’honneur, mais seulement pour celui du premier genre, qui est le véritable honneur ; et celui qui mérite par lui-même d’être désiré ; et ainsi il ne sera permis de tuer pour défendre l’honneur de la seconde espèce, que lorsqu’il est nécessaire ou utile pour acquérir d’autres biens : Excepté ce cas il ne serait pas permis de le faire… C’est de ce dernier honneur qu’il faut entendre Covarruvias 3 p. relat. de homic. §. 7. n. 4 lorsqu’il dit qu’il n’est pas permis de tuer pour défendre son honneur. Car s’il parlait de l’honneur qui naît même des biens de l’esprit, ou du second dans le cas où il est nécessaire pour acquérir d’autres biens, tous les casuistes conviennent qu’il est permis de le défendre en tuant celui qui l’attaque. Car c’est de cet honneur qu’il est écrit : Ayez soin de conserver votre réputation, et ailleurs : la bonne réputation vaut mieux que de grandes richesses. S’il est donc permis pour la défense des biens temporels de tuer celui qui nous les veut enlever, à plus forte raison sera-t-il permis de tuer pour cet honneur qui, comme nous l’avons dit, n’est pas vain et frivole, mais solide et nécessaire dans le monde. Sayrus de l’ordre de S. Benoît homme très docte enseigne la même chose ; et Innocent IV in cap. Dilecto de sent. excom l. 6 approuve l’action du doyen d’Orléans. Il était permis, dit-il, à ce doyen, si le Bailli le voulait dépouiller injustement de ses biens, de repousser la force par la force. Et ce que nous venons de dire n’a pas seulement lieu à l’égard des laïques, mais aussi à l’égard des ecclésiastiques. Car ce principe, Il est permis de repousser la force par la force, a lieu aussi à l’égard des ecclésiastiques et leur donne le même droit de défendre leurs biens qu’aux laïques. Lessius, l. 2 cap. 9. num. 47 explique ce même cas et en improuve avec raison la pratique, comme je fais aussi, quoique du Val docteur de Sorbonne et professeur royal en théologie passe plus avant tract. de Char. quaest. 17. art. 1 où il dit que si quelqu’un devait infailliblement perdre la vie, sa réputation, ou sa fortune, ou si toute une famille devait être certainement ruinée par des crimes qu’un calomniateur imposerait devant des juges : come par exemple si quelqu’un était faussement accusé par de faux témoins de crime de lèse-majesté : cet homme dans ces circonstances pourrait tuer en cachette celui qui aurait formé cette calomnie contre lui, s’il ne s’en pouvait garantir autrement. Mais j’ai témoigné ci-dessus num. 111 que je croyais ce cas métaphysique, en ce qu’il suppose qu’il n’y ait aucun autre moyen d’échapper de ce danger. »
Voilà ce que les défenseurs du p. L’Ami présentèrent au Conseil de Brabant, comme une corrections de ce qu’il les avait voulu obliger de retrancher. Mais le Conseil voyant qu’outre la fausseté de quelques-unes de ces citations, ce changement qu’on avait fait tendait plutôt à confirmer de nouveau l’erreur qu’à la corriger, il ne crut pas devoir s’en contenter, et ordonna derechef qu’on ôtât cette opinion de ce livre. L’obéissance qu’on rendit à cette ordonnance ne fut encore qu’une illusion manifeste. Car on se contenta de retrancher ces paroles de la première édition : D’où il s’ensuit qu’il sera permis à un ecclésiastique ou à un religieux etc. Mais on laissa tout ce qu’il y avait auparavant dans cet article. Or comme ces paroles retranchées qui permettent expressément aux ecclésiastiques et aux religieux de tuer les calomniateurs, ne sont qu’une conclusion tirée des principes que le p. L’Ami établit auparavant, il est visible que ce malheureux dogme qui devrait être détruit puisque dans ses principes, a à peine reçu quelque légère atteinte, et qu’il renaîtra de nouveau avec autant de facilité qu’il y en a à tirer des principes qu’on a posés la conséquence naturelle qui se présente d’abord à l’esprit. Outre que les mauvaises conclusions ne pouvant être tirées que de mauvais principes, il s’ensuit que celui dont le p. L’Ami a tiré cette doctrine, et qu’il a laissé dans son livre, est aussi mauvais que la conclusion qu’il en a tirée. Il est contenu dans le num. 111 où il soutient qu’il est permis (à un laïque) de tuer celui qui le veut déshonorer par ses actions ou par ses discours, s’il n’y a point d’autre moyen d’éviter ce déshonneur, et qu’il est censé n’en avoir point d’autre, lorsque celui qui lui veut faire affront injustement, lui dit actuellement des paroles injurieuses. Il est évident que si on ne condamne cette doctrine dans les laïques aussi bien que dans les ecclésiastiques, il faut nécessairement, je ne dis pas seulement tolérer, mais même approuver une infinité de meurtres qui se commettent tous les jours dans les États.
Pendant qu’on examinait dans le Conseil de Brabant la doctrine que nous avons rapportée, on découvrit dans le même auteur une autre opinion qui n’est pas moins horrible. C’est dans le même livre et dans la même disp. 36. sect. 8. n. 130 où après avoir fait le dénombrement de quelques cas dans lesquels il dit qu’il est permis de défendre son bien même en tuant celui que le veut ravir, il y ajoute ceux qui suivent : « Non seulement, dit-il, il est permis de défendre ce que nous possédons actuellement, mais aussi les choses auxquelles nous avons un droit commencé, et que nous espérons de posséder un jour. C’est pourquoi il est permis tant à un héritier qu’à un légataire de se défendre (en tuant) contre celui qui l’empêche injustement ou d’entrer en possession de l’hérédité, ou de percevoir les legs qui lui ont été faits. Et de même celui qui a droit sur une chaire ou sur une prébende, peut user de la même défense contre ceux qui lui en empêchent injustement la possession. Néanmoins un créancier ne pourrait en faire de même contre son débiteur, de son autorité privée, et sans le faire venir en jugement, quand même il dirait qu’il ne le voudrait pas payer ; mais il le pourrait contre ceux qui empêcheraient que le débiteur ne le payât, quand il n’y a point d’autre moyen, et qu’il y a danger qu’à moins que d’en venir là, on ne perde sa dette par l’obstacle qu’il apportera au paiement ». Voilà ce qui a été retranché de la seconde édition du livre du p. L’Ami par l’ordre du Souverain Conseil de Brabant à la réquisition du procureur général, après qu’on eut produit la censure de Louvain contre ces propositions.
§ 3
Censures de la faculté de théologie de Louvain
contre la pernicieuse doctrine du p. L’Ami Jésuite.
L’An 1649 le sixième jour de Septembre fut convoquée sous le serment accoutumé à la requête de M. le procureur général une assemblée de la sacrée Faculté de théologie de Louvain pour donner son jugement sur une doctrine contenue dans le cinquième tome des cours de théologie scholastique du p. François L’Ami composés par lui selon la méthode de sa société et exprimée en ces termes « Il sera permis à un ecclésiastique ou à un religieux de tuer un calomniateur qui menace de publier de grands crimes de lui ou de son ordre, quand il n’y a que ce seul moyen de l’empêcher, comme il semble qu’il n’y en a point d’autre, si ce calomniateur est prêt d’en accuser cet ordre ou ce religieux devant des personnes de considération, si on ne le tue ». La faculté après une mesure délibération a jugé que cette doctrine est fausse en elle-même et pernicieuse à tout le genre humain, tant en soi que par les diverses conséquences qu’on en peut tirer. Ainsi l’une et l’autre puissance tant ecclésiastique que séculière doivent concourir ensemble pour l’abolir. La même faculté a permis de plus, qu’il fût délivré à M. le procureur général un acte de son jugement, signé par le Bedeau.
Autre censure.
L’An 1649 le huitième jour d’octobre fut convoquée sous le serment accoutumé, à la requête de M. le procureur général une assemblée de la sacrée Faculté de théologie de Louvain, pour donner son jugement sur deux articles de la doctrine de François L’Amy contenus dans le cinquième tome de son cours de théologie scolastique composé par lui selon la méthode de sa société en la disp. 36. sect. 8. num. 131. et 132. Le premier qui est au nomb. 131 est conçu en ces termes : « On conclut en ces termes en troisième lieu que non seulement il est permis de défendre ce que nous possédons actuellement, mais aussi les choses auxquelles nous avons un droit commencé, et que nous espérons de posséder un jour. C’est pourquoi il est permis tant à un héritier qu’à un légataire de se défendre contre celui qui l’empêche injustement ou d’entrer en possession de l’hérédité, ou de percevoir les legs qui lui ont été faits. Et celui de même qui a droit sur une chaire ou sur une prébende, peut user de la même défense contre ceux qui lui en empêchent injustement la possession. L’autre article est au nomb. 132. On conclut en quatrième lieu qu’un créancier ne peut user de cette défense contre son débiteur de son autorité privée, et sans le faire venir en jugement, quand même il dirait qu’il ne voudrait pas payer ; mais qu’il en peut user contre ceux qui empêcheraient que son débiteur ne le payât, quand il n’y a point d’autre moyen, et que par cet empêchement il y a danger de perdre sa dette. La Faculté après une mesure délibération a jugé que la doctrine contenue dans ces deux articles entendue d’une défense qui va à tuer comme toute la suite et le titre même de la section le marquent assez, est non seulement fausse, mais encore pernicieuse à l’État et à tout le genre humain, et qu’ainsi on la doit entièrement abolir. »
§ 4
Suite de l’histoire du p. L’Amy,
tirée de la Théologie fondamentale de Caramouel.
Nous venons de voir combien les Jésuites firent d’efforts auprès du Conseil de Brabant, pour défendre cette doctrine du p. L’Amy. Mais leur crédit n’ayant pu sauver des erreurs si énormes, on avait sujet de croire qu’après un jugement si solennel, ils ne continueraient pas de les défendre. Cependant ils ne firent jamais plus paraître que c’est par une résolution fixe et un dessein constant que la société défend par toute sorte de moyens la réputation de tous ses membres contre quiconque ose les attaquer.
Il ne s’était pas encore passé six mois depuis ces censures de la Faculté et ce jugement du Conseil de Brabant, que ces pères se persuadant qu’on avait outragé toute la société en la personne d’un de ses théologiens, commencèrent à faire du bruit par toute l’Europe. Ils tâchèrent d’engager tous les théologiens attachés à leur compagnie, ou infectés des maximes corrompues de la nouvelle morale, à défendre la cause du p. L’Amy, comme la cause commune des casuistes. Et quoique leurs intrigues soient ordinairement assez secrètes, celles-ci néanmoins sont devenues publiques par la vanité[2] de Caramouel. Car cet homme est tellement jaloux des louanges que dans la crainte d’en laisser périr une seule de toutes celles qui lui ont été données, il a pris la peine d’insérer dans sa théologie fondamentale la lettre obligeante et pleine de témoignages d’estime que le p. Zergol Jésuite de Grats lui écrivit sur ce sujet.
Entre les autres consultations, dit-il, je crois que celle qui s’est faite cette année par toute l’Europe, mérite bien d’être considérée comme une des plus célèbres. Afin de mieux faire connaitre de quoi il s’agit, j’insérerai ici les lettres pleines d’érudition que m’en écrivit le p. Zergol, et la réponse que je lui ai faite.
Lettre du Père Zergol.
« M. R. p. Un de mes amis (c’est le p. François l’Amy) ayant publié la doctrine que vous verrez dans cette Lettre, a le déplaisir de voir qu’elle a été très rigoureusement censurée par quelques théologiens (c’est la Faculté de Louvain) et qu’on lui défend de la faire imprimer. Il m’a prié de consulter sur ce sujet tous les docteurs les plus célèbres dans la science des cas de conscience que je connaitrais ; je me suis facilement rendu à la prière d’un si cher et si véritable ami, et pour le satisfaire, ma première pensée a été de m’approcher de la lumière du grand Caramouel. Car je suis entièrement persuadé ou que mon ami sera tellement éclairé par ce grand flambeau de beaux esprits, qu’il se consolera aisément, de son infortune, si Caramouel la trouve juste, ou que les ténèbres de ses adversaires étant dissipées, ils seront couverts de confusion et de honte d’avoir condamnée une doctrine dont ils verront Caramouel se déclarer le protecteur. Je recherche néanmoins encore les sentiments des autres savants, afin que s’il s’en trouve un nombre assez considérable qui juge qu’elle est exempte d’erreur et qu’elle mérite d’être imprimée, ce juge sévère qui n’a pu être fléchi par la force et par le poids des raisons, soit au moins éclairé par la multitude des savants. Il est vrai que si mon ami s’en fut entièrement rapporté à moi, je n’aurais point voulu d’autre juge que Caramouel, parce que je sais très certainement que les autres ne découvriront pas ce qu’il n’aura pu découvrir. C’est le sentiment que j’ai dans le cœur, et que je fais paraître librement devant tout le monde, toutes les fois qu’en ma présence on vient à parler de Caramouel, dont on ne parle jamais que pour le louer. Je prie Dieu, comme j’ai déjà fait, qu’il vous conserve longtemps pour le bien de son Église et pour l’honneur des belles lettres, et qu’il vous inspire une volonté efficace d’achever enfin ce livre des principales résolutions des cas de conscience, qui a été promis au monde depuis longtemps. Je ne doute point de la grandeur et de l’importance de cet ouvrage. Je sais qu’on a besoin de beaucoup de temps pour y travailler. Mais je sais aussi que l’esprit de Caramouel peut beaucoup abréger le temps, sans que la doctrine en soit traitée moins exactement. Vous voyez comment je me laisse emporter à ma hardiesse. J’ai peur que ce ne soit avec trop peu de respect et de retenue. Je me soumets de tout mon cœur à votre Révérence pour lui faire toutes les satisfactions qu’il lui plaira : Et je finis en la suppliant de me permettre de baiser cette main si illustre dans le monde. »
À Grats le 1 de Janvier 1650, c’est-à-dire quelques mois après la censure de Louvain qui fut conclue le 6 de Septembre 1649.
Caramouel qui n’est pas avare des louanges envers ceux qui lui en donnent, après avoir répondu aux compliments du p. Zergol propose et décide la question en cette manière.
« On demande dit-il, si la doctrine de Pierre Navarre, de Sayrus, et de François l’Ami touchant le pouvoir de tuer pour défendre son honneur, est digne de quelque censure. J’ajoute que c’est aussi celle de Gordon de rest. quest. 4 cap. 1 num. 7, de Sancius dans ses disputes choisies disp. 46 num. 8 et d’autres cités par eux. Et pour résoudre cette question je demande si l’on peut alléguer un seul théologien qui soit contraire en termes formels au p. l’Ami. Je demande encore si ce censeur qui condamne cette doctrine, oserait obliger son pénitent à suivre l’opinion contraire ; je dis obliger, et non pas conseiller. C’est pourquoi tout ce que nous sommes de doctes, nous concluons que la doctrine du p. l’Ami est la seule véritable qu’il y ait sur ce sujet, et que la doctrine contraire est entièrement improbable ». Jugez par-là du caractère de cet homme.
Il confirme ensuite sa décision par cette maxime digne du grand Caramouel. « Quand il s’agit, dit-il, d’une matière dont un auteur grave a traité exprès et à dessein, la résolution de cet auteur doit être estimée moralement certaine, c’est-à-dire plus sûre que quelque opinion probable que ce soit, jusqu’à ce que d’autres auteurs graves viennent aussi à la combattre expressément. Car alors elle cessera d’avoir la même certitude, et elle commencera à être plus probable, également probable, ou moins probable selon qu’elle aura plus ou moins d’adversaires. Enfin elle deviendra improbable, quand ils la rejetteront tous unanimement. »
Voilà qu’elle est l’autorité que s’attribuent ces docteurs aveugles, qui n’empêchera pas que je ne leur oppose encore ici cette maxime que l’ai prouvée ailleurs, et qui est sans doute beaucoup plus véritable que la leur : « Quand la décision d’un cas n’a point d’autres auteurs que Caramouel, Diana, ou quelque autre casuiste semblable, elle est moralement fausse. On peut même croire improbables plusieurs opinions qui sont unanimement approuvées par les nouveaux casuistes ».
Mais cessons de nous fâcher contre Caramouel. Remercions-le plutôt de ce qu’il nous a conservé cette lettre du p. Zergol. Car quelles lumières n’en peut-on point tirer pour mieux connaître quel est le génie de la société.
On y voit premièrement la fermeté ou plutôt l’obstination avec laquelle elle soutient les erreurs les plus odieuses de ses théologiens.
II. De quelle manière elle attire les autres théologiens dans son parti, et de quelles bassesses elle se sert quand elle n’a point d’autre moyen de les gagner.
III. Quel jugement elle porte de Caramouel et l’approbation qu’elle donne à ses décisions impies.
IV. On voit enfin par ce que Carmouel ajoute au même endroit, qu’il n’y a point de dogme si horrible, pourvu qu’il plaise à quelque jésuite de le hasarder, qu’elle ne soit prête de défendre comme permis, par cette seule raison que ces auteurs l’ont avancé. Car ce casuiste rapporte dans la même dispute un cas effroyable qu’il nous assure que les Jésuites ne laissent pas de soutenir comme une conséquence de la doctrine du p. l’Ami. « Vous demandez, dit-il, si un religieux qui se laissant aller à la fragilité, aura abusé d’une femme de basse condition, laquelle se trouvant fort honorée de s’être abandonnée à un si grand personnage, s’en vante et le décrie, peut tuer cette femme ? Que puis-je répondre à cela sinon ce que j’ai oui dire au révérend père N. docteur en théologie et homme d’un grand esprit et d’un grand savoir. Il disait que l’Ami se fût bien passé de décider qu’il la pouvait tuer ; mais qu’ayant une fois fait imprimer cette décision, il était obligé de la soutenir et nous de la défendre. Et en effet cette doctrine est probable : et un religieux s’en pourrait servir et tuer la femme dont il a abusé, de peur qu’elle ne le diffamât. C’est ce que je vous laisse à examiner soigneusement. »
Il est vrai qu’il y a déjà quelques années que ces choses se sont passées. Mais on ne peut douter après ce qu’ils ont fait cette année en France, qu’ils ne soient toujours dans les mêmes principes. Car les curés de Paris ayant principalement attaqué cette doctrine du meurtre, les jésuites l’ont défendue fortement dans une lettre publique adressée aux évêques. Et pour lui donner plus d’autorité ils ont prétendu non seulement que c’était la doctrine de M. Duval et de Bannez, mais encore celle du cardinal de Richelieu, qui, disent-ils, approuve dans son Instruction du chrétien qu’on tue en cachette les calomniateurs. Ce n’est pas ici le lieu de parler des railleries que toutes les personnes d’esprit firent sur l’allégation d’un tel témoin. Achevons d’examiner les chicanes de l’apologiste.
§ 4
En quel sens Montalte condamne la distinction de spéculation et de pratique.
On a de la peine à s’empêcher de rire quand on lit les raisonnements puérils que l’apologiste fait sur la distinction de spéculation et de pratique. Il prouve sérieusement qu’un grand nombre de théologiens se sont servis de cette distinction : comme si quelqu’un avait jamais douté que ces termes fussent en effet très communs dans l’École, ou que Montalte eût attribué aux jésuites de les avoir inventés. Ce bon apologiste devrait cesser de divertir le public par ses chicanes ridicules. Il devrait mieux examiner ce que l’on reproche à ses confrères. Personne ne les reprend de se servir de cette distinction. Mais l’Université de Paris et Montalte se plaignent avec raison de ce qu’ils s’en servent pour excuser les meurtres. Car c’est une chose également absurde et criminelle de permettre les meurtres, même dans la spéculation, c’est-à-dire n’ayant égard qu’à la vérité et à la loi éternelle. Car par-là on détruit, autant que cela est dans le pouvoir des hommes, la loi éternelle et le commandement de Dieu : et ce principe supposé les hommes ne s’abstiendront plus du meurtre qu’à cause de certaines circonstances, qu’il ne leur sera pas difficile de changer quand ils le voudront.
Mais pourquoi m’étendre ici sur les conséquences dangereuses de cette distinction ? Montalte l’a fait avec une éloquence, à laquelle on ne peut rien ajouter.
Je ne relèverai point non plus ce que l’apologiste dit dans le reste de sa lettre touchant les opinions probables, parce que j’ai suffisamment expliqué toute cette matière dans mes notes sur la cinquième lettre.