P 07 : Notes Wendrock

 

Les Provinciales ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis [...], avec les notes de Guillaume Wendrock, I, Nouvelle édition, 1700, 2 vol, p. 368-392.

Ludovici MONTALTII Litterae provinciales de morali et politica jesuitarum disciplina, a Willelmo Wendrockio [...], e gallica in latinam linguam translatae, Coloniae, N. Schouten, 1658, p. 173-176.

 

Note unique sur la septième lettre

De la méthode de diriger l’intention selon les Jésuites.

Comme Montalte a répondu avec beaucoup d’exactitude dans sa treizième et quatorzième lettre, aux reproches que les jésuites lui font sur ce qu’il rapporte dans celle-ci de leur doctrine touchant l’homicide, il vaut mieux, s’il reste encore quelques chicanes à réfuter, en remettre l’examen aux Notes que je ferai sur ces lettres. Je n’ai donc à réfuter ici que la dissertation que leur apologiste fait fort inutilement, selon sa coutume, sur la direction d’intention dans sa vingt-quatrième imposture. Et cela est très facile : Car il n’est pas tant nécessaire de reprendre ce qu’il dit sur ce sujet, que de lui faire voir que cela est entièrement inutile pour la justification de ses confrères.

Il se fatigue à prouver que l’intention est extrêmement à considérer dans les actions. Qui en doute ? Il veut que la bonne intention soit capable de justifier en quelques rencontres des actions, qui sans cela seraient mauvaises. Et qui n’en tombe pas d’accord ? Mais il se trompe fort, s’il imagine que cela soit là ce que Montalte appelle la méthode de diriger l’intention, et dont il se raille si agréablement au commencement de cette lettre. C’est pourquoi pour lui épargner la peine de battre la campagne en vain, et de chercher des remèdes à des maux imaginaires, en négligeant ceux qui sont réels, je vais expliquer en peu de mots ce que c’est que la direction d’intention, selon les principes de la religion, et ce que c’est que la direction d’intention, selon les jésuites : en quelles occasions la direction chrétienne justifie une action, et en quel cas les jésuites prétendent faussement que la leur excuse de péché.

L’intention en général n’est autre chose que la fin que chacun se propose dans chaque action. Et par conséquent une mauvaise intention est une mauvaise fin, comme une bonne intention est une bonne fin. Or quelle est la bonne fin parmi les chrétiens, sinon Dieu même, dont saint Augustin dit si souvent : « On fait bien une bonne action, quand on l’a fait pour Dieu, c’est-à-dire quand on aime Dieu pour l’amour de lui-même, ce qu’on ne peut faire si lui-même ne nous donne cet amour. »

Cette intention est si nécessaire, dit encore s. Augustin [l. 3. in Jul. cap.4], que quand même on fait une chose qui ne paraît point mauvaise, on pèche certainement, si on ne la fait pour la fin pour laquelle on la doit faire. Et c’est par cette raison qu’il rejette comme fausses les vertus des philosophes : « Il semble dit-il, si on ne regarde que le devoir, que c’est être juste que de ne point prendre le bien d’autrui. Mais si on examine pourquoi on ne le prend pas, et qu’il se trouve que c’est par la crainte de dépenser davantage en procès, pourra-t-on dire qu’une action dont l’avarice est le motif, soit véritablement une action de justice ? Non sans doute. C’est pourquoi les vertus qui ont pour fin des plaisirs sensuels, des commodités, ou des intérêts temporels ne peuvent être de véritables vertus, non plus que celles qui n’ont point d’autre fin qu’elles-mêmes. »

Quand est-ce donc qu’elles sont de vraies vertus ? « Les vraies vertus, ajoute-t-il, n’ont point d’autre fin dans les hommes, que Dieu qui les donne aux hommes : elles n’ont point d’autre fin dans les Anges que Dieu qui les donne aux Anges. »

Il n’y a donc rien de plus saint que cette intention qui est réglée par la foi. Et non seulement elle est sainte, mais sans elle il n’y a rien de saint. Il ne suffit pas néanmoins pour faire une bonne action de se proposer une bonne fin, il faut encore que l’action soit bonne en elle-même, ou par rapport à son objet. Car comme une mauvaise fin corrompt une bonne action, une mauvaise action corrompt de même une bonne fin ; et elle est de plus une marque assurée que cette fin qui paraît bonne, ne l’est pas en effet, et qu’elle ne vient point du saint Esprit. Car Dieu ne peut inspirer à personne le désir de faire le mal. Le prétexte d’une bonne intention ne peut donc jamais excuser une action qui est mauvaise ; comme la bonté de l’action ne peut justifier une mauvaise intention. Il faut pour une bonne action que ces deux choses se rencontrent. Elle ne peut être bonne quand l’une des deux manque.

« Il est vrai dit excellemment saint Augustin [Contra mendax, cap.7], que la qualité de l’action est très différente selon le motif, la fin, et l’intention que l’on a en la faisant. Mais quand il y a certainement du péché dans une chose, il n’y a ni bon motif, ni bonne fin, ni bonne intention qui donne droit de la faire.

Et saint Grégoire dans ses Morales [Mor. l.3. c. 10], « Il est écrit [Gen, c.4 juxt LXX], dit-il, Si vous offrez, et que vous ne discerniez pas bien votre offrande, vous péchez. Or on offre bien lorsqu’on agit avec une bonne intention, mais on ne discerne pas bien son offrande, lorsqu’on ne considère pas avec assez de discernement ce que l’on fait par un motif de piété. Car bien discerner ce que l’on offre, n’est autre chose que d’examiner tous ses bons desseins avec une soigneuse discrétion. Celui qui néglige de le faire, quoiqu’il agisse avec une intention droite, ne laisse pas quelquefois de pécher ; et ce qui paraît une action de vertu, devient un mal et un sujet de condamnation. »

Il est vrai cependant qu’il y a des actions qu’une bonne intention rend justes, et qui sans cela seraient condamnables. Mais il faut prendre garde comment cela arrive, et éviter l’erreur où les jésuites sont tombés.

Nous avons déjà remarqué après saint Thomas, que si l’on considère les actions en elles-mêmes, ou par rapport à leur objet, il y a de deux sortes d’actions mauvaises. Les unes sont mauvaises par elles-mêmes, ou par leur nature, comme parlent les théologiens, et elles ne peuvent jamais être rectifiées par aucune circonstances. Telles sont la calomnie, l’homicide, etc. Les autres ont à la vérité quelque chose de mauvais, et qui par lui-même est contre l’ordre : mais ce qu’il y a de déréglé peut être rectifié par certaines circonstances, qui rendent même ces sortes d’actions louables, lorsqu’elles s’y rencontrent. Telle est, pour me servir de l’exemple de saint Thomas, la pluralité des bénéfices dans un homme qui ne les retient que pour quelque grande utilité de l’Église.

On peut très justement mettre au nombre de ces actions, qui ont besoin de beaucoup de circonstances pour être rectifiées, la non résidence des évêques. On ne peut douter que ce ne soit un mal très considérable, à moins qu’une nécessité indispensable, ou une grande utilité de l’Église, n’obligent les évêques à s’absenter de leurs diocèses. C’est pourquoi saint Augustin [Epist. 139], disait à son peuple : « Vous savez, mes très chers frères, que je ne me suis jamais donné la liberté de m’absenter pour me soustraire au travail, et que quand cela est arrivé ça été par des nécessités inévitables, qui ont même obligé souvent mes saints frères et collègues à s’embarquer, et à passer la mer. »

On peut encore mettre au même rang des habillements somptueux des femmes, pourvu qu’ils n’aient rien de contraire à la pudeur, et à la modestie. Car quoique ces habillements soient en eux-mêmes un dérèglement, étant opposés à la simplicité et à l’humilité chrétiennes ; et que l’Apôtre les ait défendus par cette raison, ils deviennent néanmoins réglés et permis, quand il se rencontre de certaines circonstances, comme si un mari exige de sa femme qu’elle s’habile ainsi. Sur quoi saint Augustin écrit à Écidie qui avait beaucoup d’aversion par ces sortes d’habillements : « Que si le commandement de son mari la réduisait à la dure nécessité d’en porter, rien ne l’empêchait de conserver un cœur humble sous des habits superbes et magnifiques. »

Mais il faut remarquer ici avec soin que toutes ces choses qui tendant au mal, ne deviennent point permises par la seule direction d’intention, mais par ces circonstances qui les rendent bonnes, en y corrigeant ce qu’il y a de déréglé. C’est pourquoi saint Thomas dans l’endroit que nous avons cité, veut afin qu’on puisse licitement retenir plusieurs bénéfices, que ces deux choses se rencontrent ensemble, une intention droite, et des circonstances qui rectifient ce que la pluralité a par elle de contraire à l’ordre. Avec ces circonstances, dit-il, et une intention droite, la pluralité ne sera plus un péché.

De même, pour ne point sortir des exemples que j’ai cités, ce serait inutilement qu’un évêque qui quitte ses ouailles sans aucune nécessité, offrirait ses voyages à Dieu, et aurait soin de se proposer pour fin son repos, ou quelque avantage temporel, ce qui n’a rien de mauvais en soi-même. Inutilement Écidie aurait-elle résolu de conserver un cœur humble sous des habits superbes, si son mari ne l’eût contrainte à les porter.

Il est donc évident par ces exemples que la bonne intention n’excuse proprement, que lorsque deux préceptes, auxquels on ne peut obéir en même temps, concourent néanmoins ensemble : car alors on est contraint de préférer le plus essentiel. Il est ordonné aux évêques de paître leurs ouailles : mais il leur est aussi ordonné d’assister aux assemblées des évêques pour rétablir la discipline. Que faire dans ces rencontres ? Il faut que la plus grande nécessité l’emporte sur celle qui est moindre ; et dans ce cas la bonne intention de celui qui obéit à un précepte, l’excuse de ce qu’il n’obéit pas à l’autre. L’Apôtre défend les parures d’or aux femmes ; mais il leur commande aussi d’être soumises à leurs maris, comme à leur chef. Si donc un mari veut que sa femme porte de ces parures, et qu’elle ne puisse obtenir de lui ni par ses complaisances, ni par ses prières de n’en point porter, alors cette femme chrétienne en pourra porter, et conserver sous des habits somptueux les sentiments de la reine Esther, qui regardait avec horreur les ornements superbes de sa dignité.

Il est facile en suivant ces principes, de faire voir maintenant quelles sont les erreurs des jésuites sur la direction d’intention.

Premièrement au lieu de cette intention qui se rapporte à Dieu, et qui seule est droite et sainte, ils permettent qu’on se propose des intentions criminelles, ou très éloignées de la fin véritable qui doit être le principe de toutes nos actions.

Ils soutiennent en second lieu, que des actions ou qui sont mauvaises en elles-mêmes, ou qui ne sont point rectifiées par aucune circonstance, deviennent bonnes par la seule direction d’intention, c’est à dire, par un tour d’esprit qui ne change rien dans les choses mêmes.

Car demandez aux jésuites, quelle est cette bonne intention qu’ils veulent qu’on ait en agissant. Ne vous attendez pas qu’ils répondent que c’est celle que la foi agissante par la charité porte et dirige vers Dieu : ils sont bien éloignés d’enseigner cette direction d’intention : ils la combattent au contraire, et prétendent qu’elle n’est pas de précepte. Quelle est donc, selon eux, la bonne intention ? Apprenez-le par les exemples que les illustres curés de Paris ont ramassés dans leur Factum nouvellement imprimé. J’ai déjà rapporté dans ces Notes beaucoup de choses tirées de leurs écrits sans les nommer : et j’y ai pris particulièrement les principes généraux de la Morale que j’ai expliquée. La bonne intention que doit avoir, selon Henriquez et Escobar [tr. 1. Exam. 7. Num. 48], un homme qui tue celui dont il a reçu un souffler, c’est de vouloir donner par là des marques de sa valeur, et s’acquérir l’estime des hommes. La bonne intention d’un homme de qualité, qui tue celui qui veut lui faire l’affront de lui arracher une pomme, doit être, selon Lessius [l. 2. c. 9. n. 68], de retenir la pomme, et de conserver son honneur qu’il fait consister dans la conversation de cette pomme. La bonne intention d’un homme de guerre qui accepte un duel, doit être, selon Hurtado, cité par Diana [part. 5. tr. 14. Resp. 99], d’empêcher qu’on ne dise de lui à l’armée que c’est une poule, et non un homme. L’intempérance vous excite-t-elle à boire et à manger sans nécessité ? Vous pouvez la satisfaire, pourvu que ce soit afin de donner lieu à l’appétit d’exercer ses fonctions. Avec cette intention Escobar [tr. 2. exam. 2, n. 102], assure qu’on ne commet pas même un péché véniel de gourmandise. Voulez-vous passer d’un bénéfice à un autre ? Suarez [tom. 3. de relig. l. 2. c. 17. n. 18], ne le désapprouve pas, pourvu que ce soit dans la vue d’en prendre un meilleur. Une femme souhaite de se parer magnifiquement ? Escobar le lui permet [tr. I. exam. 8. num. 5], pourvu qu’elle le fasse pour une fin qui ne soit pas mauvaise, par exemple, dit-il, pour satisfaire l’inclination naturelle qu’elle a au faste. Bauni enseigne [Somm. p. 710], qu’on peut donner l’absolution à des valets qui font des messages honteux, pourvu qu’ils le fassent avec une bonne intention ? C’est dit-il, qu’ils ne regardent en cela que leur utilité temporelle.

Voilà quelle est la bonne intention, selon les jésuites, et en même temps quelles sont les choses qu’ils veulent excuser par ces sortes d’intentions ; ou plutôt, voilà quels sont les prétextes criminels, par lesquels ils veulent justifier des crimes, que les meilleures intentions même ne pourraient pas excuser.

Que l’apologiste cesse donc d’abuser de notre patience. Qu’il cesse de nous fatiguer par ces vaines déclamations. Qu’il montre et que ces sortes d’intentions sont bonnes, et qu’elles justifient les crimes. Qu’il ne cherche plus à excuser la doctrine des jésuites par l’exemple de Judith qui fut poussée par un mouvement particulier de Dieu, à délivrer comme elle fit sa patrie, ou par celui de David qui en ordonnant qu’on fît mourir Joab et Semeï ne fit que punir deux coupables qui méritaient la mort. Ces exemples n’ont rien de commun avec la doctrine des jésuites, ni rien d’opposé au sentiment de Montalte. Car il ne condamne pas toute direction d’intention, mais seulement celle des jésuites, qui apprend, non à régler ses désirs, mais à se tromper, et à se réduire soi-même, et à couvrir avec des feuilles de figuier la honte de ses crimes.