P 01 : ARNAULD Antoine, Considérations
ARNAULD Antoine, Considérations sur ce qui s’est passé à l’Assemblée de la Faculté de Théologie de Paris tenue le 4 novembre 1655.
Voir GEF IV, p. 152 sq. Pascal s’est inspiré de cet opuscule d’ARNAULD Antoine, dont il se servira encore pour la Provinciale III, les Considérations sur ce qui s’est passé à l’Assemblée de la Faculté de Théologie de Paris tenue le 4 novembre 1655. Sur le sujet de la Seconde lettre de Monsieur Arnauld Docteur de Sorbonne, Paris, 1655, 34 p. in-4° (BN : Ld4.210).
« I. Quoique l’approbation si avantageuse et si générale, que la seconde lettre de Monsieur Arnauld a reçue de toutes les personnes non passionnées, dût faire espérer qu’elle apporterait la paix et le calme, et qu’elle persuaderait tout le monde de la sincérité de ses intentions et de la pureté de ses sentiments : néanmoins ce nouveau tumulte qu’on vient d’exciter dans la Faculté contre cet ouvrage, et qui a blessé ceux qui aiment véritablement le repos de l’Église et l’honneur de la Sorbonne, n’a pas surpris ceux qui ont une connaissance plus particulière de l’esprit et du génie des adversaires déclarés et irréconciliables de la doctrine de saint Augustin.
Ils ont bien jugé que l’estime même qu’on faisait de cette lettre, serait la première cause de l’aversion violente qu’ils en concevraient : qu’elle les irriterait autant qu’elle satisfaisait tous les autres ; et qu’ils s’efforceraient d’autant plus de la rendre suspecte, et s’il leur était possible, criminelle, qu’elle paraissait à tout le monde plus tempérée dans sa modération, et plus inébranlable dans sa doctrine.
Ils se souviennent de cette parole du Sauveur du monde que le disciple n’est pas plus que le Maître ; et ils ne s’étonnent pas qu’il soit arrivé à l’égard de cette lettre, dont l’Auteur a mis toute sa gloire à suivre les traces divines que nous a marquées le Saint Docteur de la grâce, ce qui est arrivé au rapport de saint Prosper à l’un des plus excellents ouvrages de ce même Père, qu’ainsi que par sa lecture ceux qui suivaient auparavant l’autorité sainte et apostolique de sa doctrine, en avaient été plus éclairés et plus instruits, de même ceux dont l’esprit était obscurci par les nuages de leur préoccupation, n’en avaient été que plus choqués et plus offensés. Mais ce qui a dû surprendre généralement tout le monde est que ceux qui d’ailleurs sont si adroits et si politiques, qui savent si bien déguiser leurs entreprises sous des prétextes favorables et des illusions spécieuses, n’ont pu néanmoins en celle-ci trouver aucune voie pour réussir dans leurs prétentions qui ne fût accompagnée de tant d’injustices, qu’ils ont fait voir clairement que ce qui les touche dans cette affaire n’est point le désir de rechercher la vérité, mais la passion d’opprimer ceux qui la défendent.
II. C’est dans ce dessein, que depuis un mois ils ont entrepris d’élever au (p. 4) Syndicat avec tant d’empressement celui d’entre les Docteurs dont ils étaient plus assurés qu’il suivrait aveuglément toutes les impressions qu’ils lui donneraient. Ce qui a paru clairement à toute la Faculté, en ce que nonobstant la contestation ordinaire entre les deux Maisons de Sorbonne et de Navarre, ceux de la Maison de Sorbonne qui se sont déclarés contre la doctrine de S. Augustin, ont préféré ce Docteur de Navarre à un de leur Maison plus considérable et plus ancien, qui ne s’était point montré contraire à leurs sentiments, mais qui étant sage et modéré ne leur donnait pas lieu de croire, qu’il fût un instrument propre pour leurs brouilleries, et leurs violences. Et cependant ils n’ont pu venir à bout de leur dessein, que par une voie, qui rend nulle cette élection, étant tout à fait contraire aux statuts de la Faculté, et aux Arrêts de la Cour ; ne l’ayant emporté au-dessus de ceux qui voulaient élire celui de la Maison de Sorbonne que par les voix surnuméraires des Religieux Mendiants, dont ils firent venir jusqu’à vingt six dans cette assemblée, au lieu qu’ils ne doivent être que deux de chaque ordre.
III. Ayant donc concerté ce dessein avec Monsieur Guyart leur nouveau Syndic, ils ont eu recours aux armes dont se servent tous ceux qui se défient de la justice de leur cause, et n’ont travaillé d’abord qu’à surprendre ceux qu’ils voulaient accabler par leur faction. Ils ont eu un soin tout particulier de tenir leur entreprise secrète, et ils ont fait courir des bruits qu’ils avaient d’autres pensées sur ce sujet, pour détourner toutes les apparences de leur résolution véritable, et pour effacer l’impression qu’en avaient pu donner quelques paroles de menace qui leur étaient échappées ; car, M. Guyart même qui n’avait point fait de scrupule d’engager quelques Docteurs à l’élire pour Syndic, en leur promettant positivement de ne rien faire dans la Faculté touchant des matières qui la pussent troubler, en a fait aussi peu de donner parole formelle quelques jours avant l’assemblée à quelques uns de ses amis qu’il savait être affectionnés à la doctrine de Saint Augustin qu’il ne parlerait point de cette affaire, pour les détourner par là d’y trouver comme en effet s’assurant sur cette promesse, ils ne s’y sont point trouvés. D’autre part ils ont eu soin d’y faire venir en foule tous ceux qu’ils ont engagés depuis longtemps dans leurs intérêts et dans leur parti, et ils se sont principalement fortifiés d’une troupe de Mendiants, dont on sait qu’ils disposent plus absolument que de tous les autres pour des raisons qui ne sont que trop connues. Car (comme nous avons déjà dit) au lieu que selon les anciens statuts de la Faculté, et les Arrêts du Parlement, il n’y en devrait avoir que deux de chaque Maison (ce qui ne regarde point les autres Religieux comme les Bénédictins et les Bernardins) ils en ont rassemblé dans celle-ci plus de trente dont il y en avait quinze ou vingt des seuls Cordeliers. C’est par là qu’ils ont cru venir à bout aisément de leur entreprise quelque injuste et quelque déraisonnable qu’elle pût être, étant assurés d’étouffer les meilleurs avis, qu’on pourrait opposer à leurs desseins, par cette pluralité tumultueuse de voix mendiées.
IV. Aussi il est visible que cette entreprise se condamne et se détruit par la seule proposition qu’on en a faite, puisqu’on ne la pût faire sans combattre l’esprit et (5) les conclusions mêmes de la Faculté. Car comme la paix et l’union est ce qui est le plus nécessaire pour la conservation des plus grands corps, la Faculté de Paris a toujours eu un soin très particulier de l’entretenir parmi ceux qui la composent, étant bien raisonnable que celle, qui doit veiller sans cesse contre les divisions et les schismes qui peuvent s’élever dans l’Église, ne se divise pas elle-même contre elle-même, et qu’elle se procure la paix, qu’elle doit procurer aux autres. C’est pourquoi lorsqu’elle a vu que les Docteurs étaient partagés de sentiment sur des matières très importantes, comme sur les questions qui regardaient le Pape, elle a jugé avec beaucoup de sagesse que le meilleur moyen pour empêcher qu’il ne se formât des partialités dangereuses de cette diversité d’opinions, était de ne point remuer ces questions contestées, de laisser chacun dans son sentiment, et de ne point souffrir que par un dangereux schisme, qui ne pourrait aller qu’à la ruine de tout le corps, une partie de la Faculté entreprît de condamner l’autre. Et cette sage conduite a eu un succès si avantageux que toutes ces questions qui ont fait tant de bruit durant quelque temps, sont aujourd’hui aussi assoupies, que si elles n’avaient jamais été.
V. La Faculté a gardé encore la même modération dans les affaires présentes, et elle a témoigné par diverses conclusions qu’elle ne voulait point que le corps entier prît parti dans ces disputes : et ce qui est plus considérable, c’est qu’elle l’a fait à la sollicitation de ceux mêmes qui travaillent aujourd’hui à allumer dans elle un flambeau de division et de discorde. Car il y a quelques années que des Docteurs s’étant plaints à la Faculté d’un libelle de feu Me François Véron intitulé Le Bâillon des Jansénistes rempli d’extravagances, d’erreurs et de calomnies, M. Cornet alors Syndic ne trouva point d’autre moyen d’empêcher la censure de ce libelle, qu’en représentant qu’on ne le pouvait examiner sans s’engager à la discussion de plusieurs points, sur lesquels les esprits étant partagés, il ne se pouvait faire qu’on ne s’échauffât de part et d’autre, et que la paix de la Faculté n’en fût troublée, ce qu’il fallait éviter sur toute chose. Et son avis ayant été suivi, la conclusion fut qu’on n’examinerait point ce libelle pro bono pacis pour le bien de la paix, c’est le terme même de la conclusion, afin de ne se pas engager dans des controverses qui pourraient altérer les esprits et troubler le repos de la Faculté. Qui n’admirera donc la conduite de M. Cornet, et des autres Docteurs qui combattent avec lui la doctrine de Saint Augustin ? Ils voulaient alors qu’on évitât les moindres troubles ; et ce sont eux aujourd’hui qui forment les troubles. Ils ne voulaient pas qu’on flétrît un malheureux libelle, un bâillon fantastique plein d’extravagances et d’égarements ; et ils veulent qu’on flétrisse aujourd’hui une Lettre qui n’avance rien qui ne soit appuyé sur des fondements inébranlables, et qui a été aimée généralement de toutes les personnes non passionnées. Ils ne voulaient pas que la Faculté censurât M. François Véron, et ils veulent qu’elle censure aujourd’hui un de ses Docteurs, et un Docteur dont la vie et les ouvrages ne paraissent point avoir blessé encore en aucune sorte l’honneur qu’il a d’appartenir à un si célèbre Corps. Ainsi il est visible que ces personnes parlant alors pour la paix et allumant aujourd’hui la guerre entre (p. 6) leurs Confrères, suivent en effet dans leur conduite et dans leurs actions, cette maxime étrange que des ennemis de l’Église ont suivie autrefois au rapport de Saint Augustin : Quod volumus sanctum est. Tout ce que nous voulons est bon et saint, et ne l’est qu’autant que nous le voulons. La paix est bonne quand nos intérêts veulent la paix ; et la guerre est bonne quand nos intérêts veulent la guerre. La paix est bonne quand il nous plaît de mettre à couvert des impertinences et des erreurs ; et la guerre est bonne quand il nous plaît de noircir ou d’étouffer la doctrine formelle de Saint Augustin. La paix est bonne quand il nous plaît de soutenir contre un grand nombre de Docteurs de la Faculté un homme étranger, et un calomniateur public ; et la guerre est bonne quand il nous plaît de commettre les Docteurs contre les Docteurs, et d’armer la Faculté contre elle-même.
VI. C’est dans cet esprit et dans cette légèreté qui est naturelle et inévitable à tous ceux qui ne se conduisent que par passion, que le même M. Cornet qui avait alors empêché que la Faculté ne censurât ce libelle pour ne point s’engager dans des disputes qui pourraient troubler sa paix, s’étant avisé depuis de forger sept ou huit propositions sur diverses matières ; qu’il présenta d’abord comme de lui-même sans les attribuer à aucun Auteur : soixante et dix Docteurs tous séculiers s’opposèrent à son entreprise, et le Parlement auquel ils s’étaient adressés selon la coutume perpétuelle en de semblables occasions, ayant approuvé la justice de leurs plaintes, il fut de nouveau conclu dans la Faculté, que pour le même bien de la paix on n’entrerait point dans la discussion de ces matières. Il est donc clair que cette nouvelle entreprise étant une manifeste infraction des conclusions de la Faculté et des Arrêts du Parlement, un vrai Syndic était obligé par le devoir de sa charge non seulement de n’en être pas lui-même l’auteur, mais même de s’y opposer de tout son pouvoir, si d’autres en avaient fait l’ouverture.
VII. La Constitution du Pape Innocent X. qui est survenue depuis, non seulement ne peut point servir d’excuse à ce nouveau trouble de la Faculté, mais est au contraire ce qui le condamne davantage. Car ce prétexte pourrait avoir lieu si l’on s’opposait à cette Constitution. Mais puisqu’elle est reçue généralement de tout le monde, et qu’un des principaux sujets de la lettre contre laquelle on s’élève aujourd’hui, est de faire voir que les Disciples de Saint Augustin condamnent très sincèrement les cinq propositions : n’est-ce pas vouloir renouveler de gaîté de cœur les querelles assoupies dans la Faculté que de la vouloir engager dans des disputes, ou que le Pape a terminées s’il s’agit simplement des cinq propositions, ou auxquelles le Pape n’a point jugé à propos de toucher s’il s’agit d’autres points de la grâce, et principalement de la nécessité de la grâce efficace par elle-même pour tous les mouvements de piété, qui est un point sur lequel le Pape n’a rien prononcé par l’aveu même du P. Annat. C’est pourquoi M. Guyart n’a pas pu faire voir plus clairement l’injustice de sa passion, que lorsqu’il n’a pu apporter d’autre raison de son entreprise, sinon que depuis un mois qu’il était dans sa charge il avait reçu des plaintes même de personnes considérables dans l’État, contre un (p. 7) livre intitulé seconde lettre de M. ARNAULD Antoine, qui soutenait de nouveau les erreurs condamnées par le Pape et par les Évêques. Car étant plus clair que le jour, que M. Arnauld ne travaille principalement dans sa lettre que pour réfuter les calomnies de ceux qui l’accusaient de soutenir les propositions que le Pape a condamnées, à qui est-ce qu’on pourra persuader qu’il les soutienne dans le même ouvrage qu’il n’a fait que pour déclarer à tout le monde qu’il les rejette et qu’il les condamne. Ces personnes peuvent avoir telle opinion qu’il leur plaira de ce Docteur, mais je ne sache personne qui l’ait encore accusé d’avoir perdu le sens, et qui le croie capable d’une si haute extravagance que d’établir comme Catholiques des propositions condamnées, (a)lors qu’il déclare formellement qu’il les condamne comme hérétiques.
VIII. Mais le mystère d’une accusation si insoutenable n’est pas difficile à découvrir. Toutes ces plaintes de personnes considérables dans l’État, se réduiront si on remonte jusqu’à leur source et à leur origine, à la plainte que le Père Annat aura faite, que Monsieur Arnauld n’a pas eu le même respect, pour les interprétations que lui P. Annat a données à la Constitution du Pape qu’à la Constitution du Pape même ; c’est-à-dire qu’il n’a pu se résoudre à prendre pour des erreurs, des impiétés, et des hérésies les sentiments les plus manifestes et les plus apostoliques de Saint Augustin et des plus grands Papes, en croyant sur la parole du P. Annat, que le Pape Innocent X. les a condamnés, quoiqu’il n’y en ait un seul mot dans sa Constitution. Voilà le seul et unique crime de Monsieur Arnauld. Quelque déférence qu’il ait témoignée pour la Constitution du Pape, il doit passer pour un violateur de cette même Constitution, parce que la recevant avec une soumission parfaite il n’a pu souffrir, que les disciples de Molina en abusent pour condamner les maximes les plus indubitables du Saint Docteur de la grâce ; parce qu’il n’a pas cru selon la prétention de ces mauvais interprètes que la Censure de cinq propositions individuelles et particulières, faite par le dernier Pape, fût l’anéantissement de tout ce que les anciens Papes ont établi de la grâce ; parce que le zèle que Dieu lui a donné pour le Saint Siège et pour les Vicaires de Jésus-Christ ne lui a pas permis de commettre les Papes contre les Papes, de ruiner leurs décisions anciennes et expresses, par la fausse interprétation qu’on donne aux nouvelles, et de former ainsi un schisme et une division dans le centre de l’unité même.
IX. Que si ce procédé avait lieu, il n’y aurait point de Jésuite qui ne pût traiter tous les disciples de Saint Thomas d’excommuniés et d’hérétiques comme étant rebelles à l’autorité du Saint Concile de Trente. Car qui ne sait, que les défenseurs de Molina n’avaient autre chose à opposer aux savants Théologiens de l’Ordre de S. Dominique qui poursuivaient à Rome la condamnation de leurs erreurs, sinon ce que les Dominicains enseignaient contre eux après Saint Augustin et Saint Thomas de la puissance victorieuse de la Grâce de Jésus-Christ sur la volonté de l’homme, ruinait ce que le Concile de Trente enseigne, que le libre arbitre était mû et excité par la grâce peut (p. 8) ne pas consentir s’il veut ? Cependant qui aurait souffert une si téméraire prétention ? Et toute l’Église ne se serait-elle pas élevée contre ceux qui auraient voulu exciter un si grand scandale que de faire croire, que l’autorité de ses Conciles œcuméniques est rejetée dans ses Écoles, parce que des Théologiens ne suivent pas les interprétations et le sens que d’autres donnent à ses Canons, lors que tous s’accordent dans le respect qui est dû à ses Conciles ? Qui ne voit donc, qu’il en est de même en cette rencontre ; et que si les disciples de Molina prétendent, que les interprétations qu’ils donnent à la Constitution du Pape sont préférables à celles de leurs adversaires (quoiqu’à proprement parler leurs adversaires n’en donnent aucune, puisqu’ils demeurent d’accord, que les Propositions condamnées doivent être entendues sans glose, et selon le sens propre et naturel des termes auxquels elles sont conçues) c’est à eux à justifier leurs prétentions et leurs sentiments par de bonnes et solides raisons ; mais que c’est un attentat insupportable contre l’honneur du Saint Siège, et qui ne peut que scandaliser l’Église dans l’esprit des hérétiques, de vouloir faire croire, que des Docteurs Catholiques se révoltent contre le Pape et rejettent son autorité, lors même qu’ils déclarent plus hautement qu’ils s’y soumettent ; sous prétexte qu’ils ne s’estiment pas obligés d’avoir la même déférence pour des gloses et des conséquences qu’ils font voir clairement être très fausses, et que d’autres simples particuliers prétendent être véritables ; ce qui ne peut être au plus qu’une dispute d’École, et qui ne regarde en aucune sorte la Constitution du Pape en elle-même, et par conséquent ne peut donner aucun sujet, sans une manifeste injustice, de décrier les Théologiens de l’un ou de l’autre parti comme lui étant rebelles. Car on ne peut intenter cette accusation contre des Docteurs Catholiques qu’en deux cas : l’un s’ils témoignaient publiquement ne vouloir point recevoir cette Constitution du Pape : et l’autre s’ils soutenaient les propositions condamnées ou dans les mêmes termes, ou en des termes qui signifieraient clairement la même chose, et non seulement par des conséquences prétendues. Or peut-on accuser Monsieur Arnauld de l’un ou de l’autre sans la plus visible et la plus honteuse de toutes les impostures.
X. Aussi M. Guyart s’est bien gardé de marquer en particulier les points de la lettres, dans lesquels il prétendait, que M. Arnauld avait soutenu les erreurs condamnées par le Pape, ou aucun autre endroit qui contînt quelque chose digne de censure. Et ce procédé si peu équitable, est une des grandes nullités de son entreprise. Car c’est la coutume observée de tout temps dans la Faculté, que le Syndic n’y propose point de livres à censurer, sans marquer au moins en particulier quelques propositions tirées fidèlement du livre dont il s’agit, qui lui paraissent dignes de censure. Et cette célèbre compagnie a toujours cru, qu’elle ne pouvait agir d’une autre sorte sans blesser la justice et la charité. Car comme la seule proposition d’un livre pour être soumis à la censure en peut faire concevoir une opinion désavantageuse, et rendre un auteur suspect d’avoir enseigné une mauvaise doctrine, au moins dans l’esprit de ceux qui n’en peuvent pas juger par eux-mêmes : toutes les lois de l’équité non seulement Chrétienne, mais naturelle et civile demandent, qu’on ne fasse point (p. 9) ce tort, surtout à un Prêtre et à un Docteur, à qui la réputation est nécessaire pour pouvoir utilement servir l’Église, si l’on n’est auparavant assuré, qu’il y a des choses considérables à reprendre dans cet ouvrage, et qui méritent qu’on le mette entre les mains de personnes qui l’examinent comme suspect d’une mauvaise doctrine. Or comme c’est à la Faculté à juger s’il est à propos de donner des Examinateurs à un livre, dont le Syndic lui demande la censure : le Syndic est obligé de lui marquer au moins les principaux chefs, et les principales propositions qui lui semblent dignes d’être censurées ; parce qu’autrement elle n’en pourrait juger qu’à l’aveugle et sans connaissance de cause ; et qu’il dépendrait du caprice et de la passion d’un Syndic de l’engager à flétrir la réputation des auteurs les plus Catholiques au moins par la proposition d’une censure, qui les rendrait suspects dans l’esprit du peuple.
XI. Il n’y a donc qu’un esprit de cabale et de faction, qui puisse porter un Syndic à se dispenser de ce devoir indispensable de sa charge. Et il est visible que M. Guyart n’a commis cette faute essentielle que par la juste appréhension qu’il a eue, que s’il entreprenait de justifier sa plainte par la lecture de quelques endroits de la lettre, comme il y était obligé, il ne se trouvât plusieurs Docteurs qui le confondissent sur le champ, en ruinant tous les faux prétextes qu’il aurait pu prendre de ces endroits pour appuyer son injuste accusation. Et c’est par le mouvement de cette crainte, que non seulement en faisant sa proposition, il n’a point présenté selon la coutume aucune liste des erreurs prétendues de cette lettre, mais qu’étant pressé par des Docteurs de les spécifier en particulier, et d’en faire la lecture à l’assemblée, afin qu’on pût juger si sa réquisition était bien fondée, il refusa toujours de le faire, s’assurant qu’il obtiendrait par la conspiration et par la cabale ce qu’il ne pourrait obtenir par la raison seule, et ne considérant pas, que rien ne pouvait découvrir plus manifestement l’injustice de son entreprise, que de la commencer par le violement de toutes les formes, en refusant de produire les sujets de son accusation, parce qu’il les jugeait lui-même insuffisants et insoutenables.
XII. Ce que M. Guyart ajouta dans sa proposition que des personnes considérables dans l’État lui avaient fait des plaintes contre la lettre de M. ARNAULD Antoine, montre encore assez par quel esprit il agissait. Car si cette lettre traitait de matières qui regardassent les intérêts de l’État ; si elle avançait quelques maximes préjudiciables à l’autorité des Rois et à la sûreté de leurs personnes sacrées, comme ont fait tant de livres qui ont été censurés par la Sorbonne : et condamnés au feu par les Arrêts des Cours Souveraines, cette plainte prétendue de personnes considérables dans l’État aurait pu être alléguée avec raison dans une assemblée de Docteurs. Mais puisqu’il ne s’agit ici que de points (p. 10) de doctrine et de Théologie, qui n’ont nul rapport avec l’État, et que le faux prétexte qu’on prenait pour l’y mêler, qui est qu’on n’était pas soumis à la Constitution du Pape a été entièrement ruiné par cette lettre, quel dessein peuvent avoir ceux qui veulent faire entrer la considération des grands du monde dans une affaire qui est toute de l’Église, sinon de changer la Théologie en politique, d’attirer les ambitieux, d’intimider les faibles, et d’altérer par des respects humains le jugement de ceux qui n’auraient pas assez de force pour sacrifier l’intérêt du siècle aux intérêts de la vérité ?
XIII. Ce qui se passa ensuite de cette proposition de M. Guyart montre encore manifestement que c’était une conspiration toute formée, et que rien n’était capable de l’arrêter. Car aussitôt qu’il eut achevé de parler M. de S. Amour Docteur de la Maison de Sorbonne prit la parole ; et dit qu’il avait à représenter à l’Assemblée une chose de conséquence sur ce sujet, qui était que M. Arnauld avait si peu cru donner aucun lieu de lui imputer qu’il renouvelât et qu’il défendît par cette lettre les propositions condamnées par la Constitution d’Innocent X. qu’au contraire il l’avait écrite afin de témoigner sa soumission à cette Constitution, et se justifier des accusations qu’on faisait contre lui sur ce point par une multitude de libelles qui paraissaient tous les jours dont on aurait bien plus de sujet de se plaindre, comme étant la cause véritable des divisions et des disputes. Que M. Arnauld estimait avoir si pleinement ruiné les calomnies qu’on avait répandues contre lui, et contre la pureté de sa foi et de sa doctrine, qu’il avait envoyé cette lettre au Pape, avec une lettre Latine adressée à sa Sainteté, pour l’informer des accusations injustes dont on s’efforçait de le noircir, et pour l’assurer de son respect et de sa soumission pour le Saint Siège. Que l’une et l’autre de ces lettres avaient été présentées au Pape le 24. du mois de Septembre dernier. Que sa Sainteté les ayant entre les mains, avait témoigné estime de la piété et de l’érudition de l’Auteur, et que bien qu’elle fût chargée de beaucoup d’affaires, elle avait néanmoins fait espérer, qu’elle se ferait informer du contenu dans l’une et dans l’autre. Ce Docteur ajouta, qu’il avait entre les mains une copie de cette lettre Latine écrite au Pape par M. Arnauld et signée de sa main ; et l’ayant portée au Greffier, elle fut lue publiquement, et écoutée avec grande attention de tout le monde. M. le Doyen qui présidait à l’assemblée selon la coutume, prit ensuite la parole pour proposer les choses dont on aurait à délibérer. Et après avoir dit un mot de deux autres affaires, il ajouta : Qu’on avait entendu la plainte que M. le Syndic avait faite contre la lettre de M. ARNAULD Antoine, et ce que M. de Saint Amour avait représenté sur cette plainte, et qu’il semblait équitable d’attendre sur cette affaire le jugement du Pape. Les deux plus anciens Docteurs qui opinaient les premiers entrèrent encore dans cette pensée de Monsieur le Doyen si pleine d’équité et de sagesse, et furent d’avis comme lui, que puisque cette affaire avait été déjà portée à sa Sainteté, il était (p. 11) à propos qu’on attendît le jugement qu’elle en pourrait faire. Le troisième opinant très ancien Docteur, et Curé d’une Paroisse de Paris releva aussi cet avis avec beaucoup de force, et en fit voir l’importance par des considérations très solides, et il fut suivi après de beaucoup d’autres.
XIV. Qui n’aurait cru, que des personnes qui parlent tant de soumission et de défense au Saint Siège, et qui ont coloré jusques ici toutes leurs violences contre les disciples de Saint Augustin par cette noire imposture qu’ils ont tâché de répandre partout, qu’ils n’avaient aucun respect pour le Pape, et qu’ils ne reconnaissaient point son autorité ; qui n’aurait cru, dis-je, que ces personnes se seraient rendues à des témoignages si visibles et si convaincants de la sincère et religieuse révérence qu’a M. Arnauld envers le Saint Siège, et se seraient portés avec joie à suivre l’avis de leurs anciens ? Mais comme ils n’agissaient que par un dessein concerté entre eux et par une résolution formée de flétrir cette lettre, et d’en noircir l’auteur, autant qu’il serait en leur pouvoir, ils se sont mis fort peu en peine de choisir le parti le plus équitable et le plus respectueux envers le chef de l’Église, pourvu qu’ils contentassent leur passion, et qu’ils trouvassent quelque voie pour parvenir à la fin qu’ils se proposent il y a si longtemps, d’établir leurs opinions fausses et nouvelles touchant la grâce, sur la ruine et la condamnation des anciennes et Apostoliques. Et cette conduite nous fait voir que lors que ces personnes font tant de montre de leur zèle prétendu pour le Saint Siège, ce n’est qu’une illusion et un fantôme dont ils repaissent l’esprit des simples, et dont ils se servent pour rendre odieux ceux qui le respectent beaucoup plus sincèrement, que ces prétendus zélés, qui l’honorant par leurs paroles lorsque leur intérêt s’accorde avec cet honneur, le méprisent par leurs actions, lorsque ce mépris leur est utile.
XV. C’est cette même passion qui les a portés encore à violer toutes les règles de l’équité naturelle. Car M. Arnauld ayant fait la lettre dont il s’agit pour montrer combien était scandaleuse et contraire à la discipline Ecclésiastique la conduite d’un des Prêtres de l’Église de Saint Sulpice envers un Seigneur de grande condition, et toute la Communauté des Ecclésiastiques de cette Église s’étant publiquement engagée à soutenir cette action, qui a scandalisé toute la Cour et tout Paris : il s’est trouvé néanmoins quatre Docteurs de cette même Communauté de Saint Sulpice, qui ont donné leurs suffrages, et se sont déclarés contre Monsieur Arnauld dans cette assemblée. Et au lieu que dans la justice séculière, les juges qui sont tant soit peu intéressés dans une affaire, ou trouvent fort bon qu’on les récuse, ou se récusent eux-mêmes quelque vertu et quelque intégrité qu’ils aient d’ailleurs, croyant que les dispensateurs de la justice publique doivent prévenir tous les soupçons qu’elle pût être altéré par le (p. 12) mélange d’aucun intérêt humain ; ici au contraire les Docteurs d’une Communauté portent leurs suffrages dans une contestation émue contre leur Communauté, et sont juges et parties dans la même cause.
XVI. Il n’est pas encore moins étrange, que les Docteurs qui ont été consultés par les Ecclésiastiques de Saint Sulpice aient opiné sur cette affaire, et principalement celui d’entre eux dont M. Arnauld a dit dans sa seconde lettre : Quant au dernier qui a témoigné approuver cette conduite, on ne doit pas s’en étonner, parce qu’on sait avec combien peu de respect, et de retenue il a parlé de S. Augustin en diverses rencontres : Et de plus lorsqu’il voudra prendre la peine de signer l’avis qu’il a donné à ces Ecclésiastiques, et d’en mettre les raisons par écrit, on espère qu’il se trouvera quelque Théologien assez charitable pour lui faire voir, qu’il ne saurait rien produire des Saints Pères de l’Église, ni même des Casuistes qui sont ses plus grands oracles, pour appuyer un sentiment si irrégulier et si contraire à la discipline de l’Église. Qui ne voit qu’après s’être engagé de la sorte dans cette affaire, il ne pouvait plus être considéré que comme partie ? C’était à lui à justifier son avis, et à faire voir qu’on lui reprochait à tort, qu’il favorisait le violement de la discipline Ecclésiastique, et non pas à prononcer dans sa propre cause, et à se rendre le juge de celui contre lequel il avait besoin de se défendre ?
XVII. Mais Dieu qui se plaît à confondre la malignité par elle-même, et à frapper d’aveuglement ceux qui s’abandonnent à leurs passions, a permis que ces personnes ont agi avec tant d’emportement dans cette entreprise, qu’ils n’ont pas eu soin d’y conserver au moins les dernières ombres, et les plus légères apparences de la justice. Pour prouver clairement ce que je dis, il ne faut que rapporter les noms de ceux qu’ils ont choisis pour être les Examinateurs de cette lettre.
Le premier est M. Cornet qui ayant porté autrefois la robe de Jésuite n’en a pas encore quitté l’esprit, fabricateur des cinq propositions, le conducteur et le chef de tous les ennemis de la doctrine de S. Augustin.
Le second M. Chappelas ancien Jésuite comme lui qui a fait autrefois tout son possible pour étouffer les sentiments du Saint Docteur de la Grâce en travaillant quoiqu’en vain à faire censurer le livre, De la Grâce victorieuse.
Le troisième M. le Moine ennemi déclaré de M. Arnauld en public et en particulier, contre lequel a été faite l’Apologie des Saints Pères que lui-même attribue à ce Docteur, et dans laquelle il est accusé et convaincu par des démonstrations claires et sans réplique, de nouveautés pernicieuses, et d’opinions erronées et hérétiques, comme est près de l’en convaincre encore en personne, s’il ose soutenir ses sentiments dans une conférence réglée.
Le quatrième est M. de Breda qui déclame partout où il se trouve contre les disciples de Saint Augustin qu’il appelle Jansénistes, qui dit (p. 13) qu’à l’avenir on n’en recevra plus aucun en Sorbonne, et qu’on sait même avoir sollicité quelques personnes pour le succès de cette affaire.
Le cinquième est M. Bail, qui a publié plusieurs écrits pour la défense des nouveautés de Molina, et entre autres un livre intitulé De Beneficio Crucis rempli d’erreurs et de faussetés.
Le sixième est le P. Nicolaï, Jacobin qui a fait imprimer depuis peu une Préface très injurieuse contre les disciples de Saint Augustin, qu’il a mise à la tête d’un livre composé par un Religieux de son Ordre, et à qui on a reproché, quoiqu’avec beaucoup de modération dans la réfutation du livre de M. Habert, laquelle lui-même et quelques autres ont attribuée à celui dont il veut être le juge, d’avoir trahi l’honneur de son Ordre en approuvant un livre qui renverse la doctrine de la Grâce que tous les disciples de Saint Thomas ont si glorieusement soutenue. Et l’engagement de ce Religieux contre M. Arnauld est tellement connu de tout le monde, que lui-même dans l’assemblée se crut obligé de le reconnaître, et d’avouer qu’étant partie, il ne devait pas être juge. Ne faut-il donc pas que l’aveuglement des conducteurs de cette intrigue ait été étrange, puisqu’après cet aveu public, ils n’ont pas laissé de vouloir que ce Religieux fût le principal des juges dans une affaire, où il se confessait être partie ?
XVIII. Après avoir vu les noms de ces juges, il n’est pas besoin d’attendre leur examen, pour savoir quel doit être leur jugement. Ils l’ont écrit et l’ont gravé il y a longtemps en des caractères visibles à tout le monde, dans toute la suite de leurs actions et de leurs paroles, dans les livres où ils ont déclaré leurs sentiments, dans les suffrages qu’ils ont donnés dans les assemblées, et dans les écrits qu’ils ont publiés dans les écoles. Que s’ils avaient choisi au moins deux personnes équitables entre ces six examinateurs, ils n’auraient guère été moins assurés du succès de leur conspiration, puisqu’ils en auraient toujours eu quatre contre deux, et ils l’auraient rendue un peu moins suspecte et moins odieuse. Mais il est clair qu’ils n’en ont pas voulu mettre un seul, qui ne fût entièrement dévoué à eux, et qu’ils ont eu peur que qui que ce soit les pût éclairer, voulant être tous d’accord pour travailler ensemble à noircir et à défigurer une lettre qui est en soi hors de prise à toutes leurs atteintes ; à obscurcir ce qui est très clair, à envenimer ce qui est de soi très favorable et très innocent ; à dissimuler tout ce qui justifie celui qu’ils accusent ; à tirer d’une maxime indubitable et qu’on n’oserait attaquer, des conséquences très fausses, pour condamner ensuite un auteur, non sur ce qu’il a écrit en effet, mais sur ce que lui imposent ses ennemis déclarés, et enfin à lui attribuer des intentions chimériques d’une erreur qui n’est qu’en idée, lorsqu’on ne peut nier que ses sentiments ne soient très catholiques et très orthodoxes. Il n’y a point de livres, je dis sans excepter les plus divins et les plus autorisés, que l’on ne puisse aisément condamner par des censures de cette sorte ; et ce sont là les armes de ténèbres, par lesquelles les hérétiques combattent et (p. 14) flétrissent tous les jours ce qu’il y a de plus saint et de plus inviolable dans la doctrine sacrée de l’Église. (...)
XXII. Mais il est encore très considérable que ce qui a donné avec ce sujet une si grande réputation aux Censures de la Faculté de Paris, c’est que les points de doctrine sur lesquels elles ont été faites, y ont été examinés sans aucune précipitation, et dans tout le temps qui a paru nécessaire, avec une indifférence pleine d’équité, avec une maturité pleine de sagesse, avec une suffisance pleine de lumière, et qu’ainsi après une longue discussion de toutes choses, ces censures ont été conclues par un consentement ou unanime, ou presque unanime de tous ses Docteurs. Car il faudrait avoir bien mauvaise opinion du sens commun de tous les hommes, et du jugement de tous les sages, pour s’imaginer que la Faculté étant divisée comme elle est dans cette affaire, quand bien (même) cette conspiration contre les disciples de S. Augustin aurait prévalu de quelques voix dans une assemblée, on prît la censure qu’ils pourraient faire pour une censure légitime ; surtout en voyant clairement qu’on y aurait violé toutes les formes, qu’on n’aurait agi que par passion, qu’on aurait choisi pour examinateurs d’un livre les ennemis publics et déclarés de son auteur, et qu’y ayant d’un côté plus de soixante Docteurs séculiers qui ont appelé comme d’abus de cette illégitime procédure, et qui peuvent égaler le nombre de leurs adversaires, ils n’auraient cédé dans la pluralité des suffrages, que parce qu’on les aurait accablés par une foule de Docteurs réguliers, qui outre le nombre réglé par les statuts et par les Arrêts, qui n’est au plus que de huit, n’ont point de voix légitime dans les assemblées. Il est certes difficile de se persuader que les personnes équitables et judicieuses tiennent plus de soixante Docteurs de Sorbonne, qui sont pour le moins aussi estimables en vertu, en suffisance et en désintéressement que leurs adversaires, pour des protecteurs de l’erreur et de l’hérésie, parce qu’ils auraient été surpassés en nombre par les voix de cinq ou de six Carmes, et de neuf ou dix Cordeliers qui auraient opiné du bonnet, en disant simplement qu’ils sont de l’avis de Messieurs les Examinateurs, sans s’être mis en peine de savoir de quoi il s’agit. (...)
XXIV. Et pour faire voir qu’il ne faut pas toujours s’arrêter au seul nombre des Théologiens qui approuvent ou qui condamnent une doctrine, (a)lors qu’il y en a aussi un nombre considérable qui soutiennent le contraire ; mais qu’il est souvent nécessaire de peser sans préoccupation les raisons des uns et des autres, nous n’avons qu’à rapporter ce que dit excellemment sur ce sujet le savant Gerson Chancelier de l’Université de Paris, et l’un des plus grands personnages qu’elle ait donnés à l’Église.
[…] (p. 32)
Quand la violence serait assez grande pour ôter à plus de soixante Docteurs de Sorbonne la voix naturelle et légitime de se plaindre de tant d’injustices si manifestes et si honteuses ; quand les ennemis déclarés de M. ARNAULD Antoine, qu’on sait être liés avec ceux, qui depuis quinze ans ne travaillent qu’à le perdre, et qui ont demandé publiquement par des libelles imprimés son exil, son sang, et sa vie, auraient eu le front de vouloir être ses juges ; quand ils auraient trouvé moyen de donner quelque cours à leurs impostures contre sa lettre par une censure illégitime, et combattue par tant de Docteurs, la vérité en pourrait peut-être souffrir quelque obscurcissement dans l’esprit des simples : mais elle en paraîtrait encore plus forte et plus invincible aux personnes ou intelligentes en ces matières, ou seulement modérées, et judicieuses. Car elles ne manqueraient pas de considérer : Qu’une cause doit être bien mauvaise, et bien désespérée, lorsqu’on a besoin pour la soutenir de violer les premières règles de l’humanité et de la justice, en voulant que la réputation et l’innocence d’un Docteur de Sorbonne dépendent du jugement qu’en auront porté ses ennemis déclarés : Que ce serait bien se jouer de la crédulité des hommes de prétendre qu’on doive tenir pour le sentiment de toute la Sorbonne, ce qu’on sait être contredit par plus de 60 Docteurs de Sorbonne, sous prétexte que leurs adversaires s’appuyant sur une troupe de Religieux mendiants, les auraient surpassés de quelques voix : Que quand les Théologiens d’un même corps sont si visiblement partagés, le seul nom de leur corps, qui n’a de soi-même aucune autorité sur les consciences, ne peut guère faire d’impression sur les esprits lorsqu’un des deux partis le veut alléguer au préjudice de l’autre : Qu’il est permis alors, selon l’avis de Gerson, de ne pas tant s’arrêter au nombre, qu’on ne pèse aussi la qualité des Théologiens : Qu’en cette rencontre on pourrait avoir d’un côté un peu plus de voix, sans qu’il y ait sujet de s’en étonner, parce qu’il est aisé d’attirer les hommes par des considérations humaines, mais que de l’autre on voit un nombre fort grand en soi, et d’autant plus considérable que ceux qui le composent n’ayant pu regarder dans cette cause aucun intérêt temporel, n’ont pu être touchés que de celui de la vérité et de la justice : Qu’il est bien étrange que ceux qui soutiennent que deux Théologiens ou deux Casuistes suffisent pour rendre une opinion probable, laquelle on peut tenir en toute sûreté de conscience, quoiqu’elle soit combattue par beaucoup d’autres, prétendissent en même temps que plus de soixante Docteurs de Sorbonne ne suffisent pas pour rendre au moins probable ce qu’ils croient et qu’ils montrent si clairement être la doctrine de saint Augustin ; et pour (p. 33) assurer la conscience de ceux qui les suivent autant au moins que pourrait faire l’autorité de deux Casuistes : Qu’après tant de livres si solides et si convaincants toutes les personnes raisonnables sont peu disposées à faire beaucoup de cas d’une censure, qui ne serait que doctrinale et non juridique, quand elle aurait été faite selon toutes les formes, et qui ne saurait être qu’illégitime étant accompagnée de tant de nullités essentielles ; et qu’enfin ceux qui ont recours à des voies si irrégulières, et si peu dignes de gens d’honneur, montrent bien, qu’il est plus aisé d’avoir dix Cordeliers en réserve pour faire nombre dans une assemblée, que de se justifier par de bons livres des erreurs et des hérésies dont ils ont été convaincus par écrit, et dont leurs adversaires s’offrent encore de les convaincre de vive voix, toutes les fois qu’ils entreprendront de soutenir leurs nouveautés dans une conférence réglée.
Voilà sans doute quelles seraient les pensées de toutes les personnes d’esprit et de suffisance, si la faction pouvait faire réussir en quelque manière le dessein qu’elle a formé de ravir à un Docteur de Sorbonne la réputation de Catholique qui lui doit être plus chère que sa propre vie. Mais il faut espérer, que Dieu, dont la providence veille sur l’innocence de ses serviteurs, continuera à la protéger comme il a fait jusqu’à cette heure, et que s’il permet que la vérité soit attaquée et presque opprimée durant un moment, ce ne sera que pour la rendre victorieuse d’une manière plus illustre, et pour couronner par leurs travaux mêmes ceux qui souffriront pour sa défense. »