P 01 - 1655. Lalane, Déf. de la constitution
DÉFENSE DE LA CONSTITUTION
du Pape Innocent X. & de la Foi de l’Église,
contre le P. Annat Jésuite.
1655
LALANE Noël, Défense de la Constitution du Pape Innocent X et de la foi de l’Eglise; 1e partie: 1654, 29 p. (BN: D.8333); 1e et 2e parties, 1655, 288 p.
Peut-être écrit en collaboration avec Desmares. Première partie, 1654, 29 p.; en 1655, 1e et 2e parties, 288 p. in 4°.
GERBERON, Histoire générale du jansénisme, II, p. 231.
ARNAULD Antoine, Œuvres, XIX, p. XXIX sq. La Défense de la constitution, contre les Cavilli du P. Annat. La seconde partie, la plus longue, n'est pas faite immédiatement, ni publiée tout de suite; voir p. XXXI. Les deux parties sortent fin octobre 1655. Doctrine sur la possibilité des commandements: c'est le premier, ou un des premiers livres où les augustiniens utilisent au moins partiellement le vocabulaire des scolastiques.
GEF, V, p. 111.
BAUDRY DE SAINT-GILLES D’ASSON Antoine, Journal d’un solitaire de Port-Royal, éd. Ernst et Lesaulnier, Paris, Nolin, 2008, p. 137 sq.
MISONO Keisuke, Ecrire contre le jansénisme au XVIIe siècle : Léonard de Marandé polémiste vulgarisateur, Thèse, Clermont-Ferrand, 2008, p. 398. Marandé écrit ses Considérations sur un libelle de Port-Royal en partie à l’occasion du texte de Lalane.
Voir les notices individuelles de Noël de Lalane, de François Annat, et du pape Innocent X.
CHAPITRE PREMIER.
De la nécessité que l’on a eue de faire cet Écrit contre le livre du
P. Annat.
Si jamais on a été obligé d’écrire c’est en cette occasion, & dans la nécessité qu’impose le P. Annat à tous ceux qui aiment l’Église, de la défendre des outrages qu’elle a reçus dans ce livre qu’il a publié depuis peu de jours sous ce titre faux & calomnieux, Les Chicaneries des Jansénistes. Car il y blesse tellement l’honneur du Saint Siège, & de toute la Religion Catholique, que par les fausses explications qu’il donne à la dernière Constitution du Pape, il lui fait condamner d’impiété, de blasphème & d’hérésie, selon les termes de la Censure, le langage du saint Esprit, les décisions des Papes & des Conciles, & la doctrine très-manifeste de S. Augustin &; de S. Thomas. Ainsi sous prétexte de donner autorité à cette Constitution : mais en effet pour établir le Molinisme dans toute l’Église, comme un article de notre créance ; il veut nous rendre déserteurs de la Foi de l’Évangile, de la Tradition ancienne, & de la doctrine des saints Pères. Il veut nous obliger de reconnaître une Église toute nouvelle du temps présent, opposée à l’ancienne du temps passé, & faire dépendre notre Foi de la vicissitude des Siècles.
Mais ce qui nous presse davantage de répondre à ce Provincial des Jésuites, & ce qui en doit faire approuver le dessein à tous ceux, qui ont une sincère affection pour l’Église & pour le Saint Siège, c’est la juste crainte que nous avons, que les hérétiques ne prennent le livre du P. Annat comme un fidèle interprète de la Constitution d’Innocent X. & ne croient qu’aucun Docteur Catholique ne s’opposant à ce livre toute l’Église consent à l’explication qu’il donne au Décret du Pape. Que si on les laisse dans cette créance, on leur donne sujet d’écrire & de publier partout, que le Saint Siège & toute l’Église Romaine a condamné d’hérésie, d’impiété & de blasphème, la Foi des Évangiles & des Apôtres, & la plus constante doctrine de S. Augustin, & qu’ainsi elle a renoncé à la tradition ancienne, & à la succession perpétuelle d’une même doctrine ; ce qui serait le plus horrible de tous les scandales, &; serait inévitable, si aucun Catholique n’avait pris auparavant la défense du Saint Siège, & n’avait montré, que tout ce que dit le P. Annat, n’est
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qu’une fausse explication qu’il donne de lui-même à la Constitution du Pape, qui est très éloigné d’avoir fait ce que ce Jésuite lui impute très-faussement, comme tous les Prélats sont très éloignés d’avoir reçu cette Constitution dans l’esprit & dans la pensée de ce nouvel Écrivain.
Que les Calvinistes donc ne bâtissent point sur les fondements que le P. Annat pose dans son livre : Qu’ils sachent, que le S. Siège a d’autres défenseurs que les Jésuites, & qu’en gardant le respect que nous devons à la Constitution du Souverain Pontife, nous la maintiendrons également contre tous ceux qui par leurs mauvaises gloses imputeront à Innocent X. d’avoir condamné d’hérésie & de blasphème, la Foi Catholique & l’ancienne doctrine de S. Augustin ; soit qu’ils le fassent pour décrier le Saint Siège comme font les hérétiques, ou que ce soit en se servant du respect qu’on doit au Saint Siège, pour lui imputer faussement leurs erreurs particulières, comme font les Molinistes.
Tous les disciples de S. Augustin reçoivent avec une profonde vénération la Constitution du Pape : mais ils ne croient pas que le P. Annat soit Pape, pour être obligés de recevoir avec les mêmes déférences, les fausses & erronées interprétations de ce Jésuite. Ils rejettent sincèrement les Propositions qui y sont condamnées ; & quoi qu’en veuillent faire croire leurs ennemis, ils ne les soutiennent point & ne les soutiendront jamais, sous prétexte de quelque sens, & de quelque explication que ce soit. Mais ils ne sont pas pour cela résolus de souffrir cet abus insupportable, que les Jésuites veulent faire de la condamnation de ces Propositions, en la faisant retomber sur la doctrine des Écritures, des Papes, des Conciles & du grand Docteur de la Grâce ; & ils espèrent que toutes les personnes intelligentes & équitables jugeront, qu’on ne saurait rendre un plus grand service au Saint Siège, que de le défendre de cette injurieuse prétention.
Comme l’intérêt de la vérité, surtout quand il s’agit de la Foi, doit être beaucoup plus cher que celui des personnes, c’est elle seule que j’ai dessein de défendre dans cet Écrit : Je n’entreprends point d’y répondre à aucun des faits que le P. Annat allègue dans son livre. Je ne veux point parler de Jansénius : Je n’examine point si les Propositions condamnées sont de lui ou si elles n’en sont pas : Je ne regarde point ce qu’il a tenu, ou ce qu’il n’a pas tenu : Je ne considère point non plus ce que les Docteurs de part & d’autre, ont fait, ou dit, ou écrit à Rome : Je traite de la doctrine en elle-même, dégagée de tous ces faits particuliers, & de toutes ces circonstances, & n’ai dessein que de montrer par les témoignages certains des Écritures, des Papes, des Conciles, des saints Pères, de S. Augustin & de S. Thomas, que le P. Annat selon la supposition même qu’il fait, détruit la Constitution du Pape par l’interprétation qu’il lui donne ; & qu’il impute très-faussement à Innocent X. d’avoir condamné d’hérésie & de blasphème la Foi Catholique.
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CHAPITRE SECOND.
Que selon le P. Annat, toute la dispute se réduit à savoir, si le
Pape a condamné d’hérésie & de blasphème cette doctrine, Que
la Grâce efficace par elle-même étant nécessaire à chaque action
de piété, on n’a pas sans elle le pouvoir prochain & accompli de
faire cette action de piété.
Je ne doute point que toute les personnes raisonnables ne soient surprises de la seule Proposition de la prétention du P. Annat. Car il n’y a point d’homme de bon sens, qui ne juge d’abord par la seule lumière naturelle, que si un secours est nécessaire pour faire une chose, on peut dire véritablement que celui à qui ce secours manque, ne peut faire cette chose : comme si un bateau m’est nécessaire pour passer une rivière, il est vrai de dire que je ne la puis passer sans bateau ; ou si je la puis passer à la nage, & sans l’aide d’un bateau, on ne peut dire absolument parlant, qu’un bateau me soit nécessaire pour la passer, mais seulement pour la passer avec plus de facilité. C’est pourquoi, comme la Religion Catholique nous enseigne, que la Foi en Jésus-Christ est nécessaire pour être sauvé, il n’y a personne qui n’avoue, qu’on peut dire véritablement des infidèles, que tant qu’ils demeurent infidèles, ils ne peuvent être sauvés : & comme l’Église nous assure encore, que le baptême est nécessaire aux enfants pour être délivrés du péché originel, il n’y a personne qui trouve mauvais qu’on dise de ces enfants, que ne recevant point le baptême, ils n’en peuvent être délivrés.
Il est donc clair par la même raison, que si cette grâce efficace de Jésus-Christ qui change le cœur, qui produit le vouloir même, comme dit S. Paul, & qui n’attend pas que nous voulions, comme remarque le Concile d’Orange, mais qui fait que nous voulons ; est nécessaire à chaque mouvement & à chaque action de piété, comme nous l’enseignent les Conciles, toute personne raisonnable conclura de là, que sans cette grâce efficace, on n’a pas le pouvoir prochain & accompli de faire cette action de piété, à laquelle elle est nécessaire ; c’est-à-dire que quoiqu’on ait d’ailleurs quelque puissance de la faire, cette puissance néanmoins n’est pas parfaite & accomplie, puisqu’il lui manque une chose qu’on suppose être nécessaire pour produire cette action.
C’est ce que l’on appelle pouvoir prochain & accompli ; & ce n’est que de cette sorte de pouvoir dont il s’agit, quand on demande si on peut dire d’un homme, en qui Dieu ne fait pas encore ce qu’il exprime par ces paroles du Prophète, faciam ut in praeceptis meis ambuletis & judicia mea custodiatis, qu’il ne peut observer comme il faut ses commandements, tant que Dieu ne lui fait pas cette grâce.
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Car d’ailleurs tout le monde avoue, qu’on peut dire de tous les hommes qui ont l’usage du libre arbitre, qu’ils peuvent accomplir les commandements de Dieu lors même qu’on les considère sans aucune grâce ; d’où vient que S. Augustin ne craint point d’attribuer à la nature le pouvoir de croire en Dieu & de l’aimer : Posse habere fidem, sicut posse habere charitatem, naturae est hominum. Mais il est certain en même temps, que ce pouvoir que nous avons par la nature, de croire & d’aimer Dieu, n’est qu’un pouvoir éloigné, & non prochain, parfait & accompli, puisqu’il nous est impossible de croire en Dieu d’une véritable Foi, & de l’aimer effectivement, que par une grâce efficace qui nous en donne tout ensemble le pouvoir & l’effet, per quam possibilitas ipsa simul cum effectu in sanctis provenit, comme dit le même Saint.
Un exemple fera mieux entendre cette différence qu’il faut mettre entre plusieurs sortes de pouvoir, dont les uns sont plus éloignés, & les autres plus parfaits & plus accomplis. Il est vrai de dire d’un homme qui n’est pas aveugle, mais qui a les yeux si malades, qu’il ne les peut ouvrir sans être obligé aussitôt de les refermer, qu’il peut voir, & qu’il ne peut pas voir : On dit qu’il peut voir, en considérant la faculté de voir, qui n’est pas éteinte en lui ; & l’on dit qu’il ne peut pas voir, en considérant la maladie de ses yeux qui l’empêche de voir. Ainsi jusques à ce que les yeux de cet homme soient guéris, la puissance qu’il a de voir n’est qu’une puissance éloignée ; & il en aura une plus proche & plus parfaite lorsqu’il aura guéri sa vue. Néanmoins en suite même de cette guérison, s’il est dans les ténèbres, cette puissance de voir ne sera pas en lui toute parfaite & toute accomplie, & rien n’empêchera qu’on ne puisse dire encore de lui, qu’il ne peut pas voir, parce qu’outre la faculté de voir & la santé de ses yeux, il lui manque une chose qui est entièrement nécessaire pour voir, qui est la lumière, sans laquelle nul ne peut voir, quelque bons yeux qu’il ait d’ailleurs. Cette comparaison est d’autant plus propre, que c’est la même dont S. Augustin se sert pour expliquer le besoin qu’ont les justes mêmes du secours actuel de la grâce de Jésus-Christ à chaque bonne action, non seulement pour la faire, mais aussi pour pouvoir la faire. De même, dit ce saint Père, que l’œil du corps, quoiqu’il ait une santé très parfaite, ne peut voir sans le secours de la lumière ; ainsi l’homme, quoiqu’il soit très parfaitement justifié, ne peut pas bien vivre si Dieu ne l’aide, & ne le fortifie par la lumière éternelle de sa justice.
Il faut encore remarquer que, selon S. Augustin, tous les hommes qui ont l’usage du libre arbitre, ont la puissance de garder les commandements de Dieu, en ce qu’ils les gardent s’ils le veulent, Car, comme remarque ce Saint, on dit qu’une chose est dans notre puissance, lorsque nous la faisons si nous le voulons : Hoc quisque in potestate habere dicitur, quod si vult facit. C’est pourquoi le même Saint ayant dit en un endroit, que tous les hommes peuvent, s’ils veulent garder les commandements de Dieu, & se dégager de l’amour du monde, Il
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ajoute dans la revue de ses ouvrages ; mais il faut que leur volonté soit préparée par le Seigneur, & qu’elle soit fortifiée par un si grand don de la charité qu’ils le puissent. Nous voyons dans ces paroles un pouvoir sans grâce, qui ne consiste qu’en ce que nous pouvons si nous voulons, omnes possunt si velint : Un pouvoir par la Grâce, mais encore faible & infirme, marqué par ces termes : Sed praeparatur voluntas a Domino. Et enfin, un pouvoir prochain & accompli, lorsque nous avons une si grande grâce, & une charité si ardente, que nous pouvons garder le précepte, & qu’effectivement nous le gardons ; & tantum augetur munere charitatis, ut possint.
À cause de ce premier pouvoir que nous avons toujours à l’égard des Commandements de Dieu, on ne doit pas dire absolument que le commandement de Dieu nous est impossible ; parce que cette façon de parler, selon l’usage commun, semblerait marquer, qu’il y aurait des commandements de Dieu, que nous ne pourrions garder, encore que nous eussions une volonté pleine & parfaite de les garder ; comme lorsqu’on dit que quelqu’un ne peut jeûner ou donner l’aumône, on veut dire, que cela n’est pas en sa puissance, encore qu’il en eût la volonté. Or puisqu’il n’y a point de commandement de Dieu, qui ne puisse s’accomplir par l’amour de Dieu, qui n’est autre chose que la bonne volonté, nous les pouvons toujours accomplir, puisque nous le pouvons toujours, si nous le voulons.
Enfin, comme il y a des grâces qui ne donnent qu’une volonté faible ; & d’autres qui donnent une volonté aussi grande qu’elle doit être pour accomplir le précepte, & pour vaincre les obstacles de notre cupidité, quanta sufficit ut volendo faciamus : Il faut dire que les petites grâces donnent un pouvoir commencé d’accomplir le précepte, mais un pouvoir séparé de l’œuvre ; & que les grandes, qui sont les seules qu’on peut appeler efficaces, quand il s’agit de l’observation effective du commandement, donnent la possibilité prochaine & accomplie, qui est jointe avec la bonne œuvre, comme dit S. Augustin en termes exprès, que lorsque la volonté est guérie & secourue, la possibilité arrive aux Saints avec l’effet ; Sanata & adjuta hominis voluntate, possibilitas ipsa simul cum effectu in sanctis provenit.
Les préceptes sont donc possibles en quelque façon, à celui même qui ne les fait pas, lorsque par la Grâce il a quelque bonne volonté de les faire, quoique cette grâce soit peu forte, & que son infirmité soit trop grande pour les accomplir effectivement. Car si la nature, comme nous avons dit selon S. Augustin, donne le pouvoir de croire & d’aimer : Si la loi, la doctrine, & l’instruction ajoutent encore un nouveau pouvoir à celui de la nature, comme le même S. Augustin nous enseigne ; Et afin qu’ils sussent, dit ce Docteur, qu’ils sont aidés de la Grâce, non seulement pour pouvoir (car ils avaient déjà reçu le pouvoir par la doctrine) mais aussi pour faire : Et ut scirent quia non tantum in eo quod operari possint (hoc)
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enim et in doctrina jam receperant) sed etiam in eo quod operantur divinitus adjuventur : À plus forte raison la grâce actuelle & intérieure de Jésus-Christ, quoi qu’encore faible & insuffisante pour vaincre la cupidité, nondum idonea superare priorem vetustate roboratam, survenant à la nature & à la doctrine, donne le pouvoir d’accomplir les commandements de Dieu. Et c’est une des raisons pourquoi la première des Propositions de M. Cornet a été très justement condamnée, parce qu’il y est dit absolument qu’il y a des commandements impossibles aux justes, qui veulent & qui s’efforcent de les observer.
Mais quand il s’agit du pouvoir prochain & accompli, c’est-à-dire d’une puissance à laquelle il ne manque rien pour agir, il est difficile, comme j’ai déjà dit, qu’un homme d’esprit se persuade jamais, qu’une personne ait le pouvoir prochain & accompli de faire une action, & que néanmoins il lui manque quelque chose, de ce qui est nécessaire pour faire cette action. Et par conséquent il est manifeste que si la grâce efficace de Jésus-Christ est nécessaire pour accomplir ce qu’il nous commande, & pour vaincre les tentations qui nous détournent de l’obéissance que nous lui devons, comme l’Écriture & les Pères nous l’enseignent ; je ne vois pas qui pourra trouver mauvais que l’on parle ensuite comme ont parlé tous les Pères, en disant que sans cette grâce on ne peut accomplir ces commandements, ni vaincre ces tentations, l’entendant d’un pouvoir prochain & accompli, c’est-à-dire d’une puissance à laquelle il ne manque rien de ce qui lui est nécessaire pour agir.
Cependant c’est dans cette absurdité que le P. Annat veut jeter toute l’Église : Il avoue que les disciples de S. Augustin sont orthodoxes, & qu’on ne les peut accuser ni d’erreur ni d’hérésie, en ce qu’ils tiennent selon la doctrine de l’Écriture & des Pères, aussi bien que de toute l’école de S. Thomas, que la Grâce nécessaire pour faire le bien, est celle qui nous le fait faire avec une force aussi douce, qu’invincible. Mais il prétend qu’ils ont été déclarés hérétiques & impies par la Constitution du Pape, en ce qu’ils disent ensuite après la même Écriture, & les mêmes Pères, que celui à qui cette Grâce manque, n’a pas un pouvoir prochain & tout à fait accompli de faire le bien, pour lequel cette Grâce lui est nécessaire. Ce dérèglement de raison serait incroyable si on ne le voyait de ses propres yeux. C’est pourquoi avant que de passer outre, il est nécessaire de prouver par les propres paroles du P. Annat, que c’est à quoi il réduit ce qu’il prétend avoir été décidé par le Pape ; & le bel usage qu’il fait de la Constitution de sa Sainteté, en voulant qu’elle ait obligé tous ceux qui préfèrent la doctrine des Conciles & de tous les défenseurs de la Grâce aux vaines imaginations de Molina, à renoncer au sens commun, & à rejeter comme des impiétés, des hérésies, & des blasphèmes, le langage perpétuel du S. Esprit & de l’Église.
CHAPITRE TROISIÈME.
Prétention du P.Annat justifiée par ses propres paroles.
Le P. Annat demeure d’accord, que la grâce efficace par elle-même nécessaire à tout bon mouvement & à toute action de piété n’a pas été condamnée par la Constitution du Pape ; qu’il n’a point touché à cette question ; & qu’il l’a laissée au même état qu’elle était dans la Congrégation de Auxiliis, & pendant la dispute des Dominicains avec les Jésuites ; le Pape, dit ce Jésuite, nous a laissé (c’est-à-dire aux Thomistes & aux Jésuites) la liberté de disputer comme auparavant sur le point qui était en contestation entre nous ; Il n’a point voulu toucher, ajoute-t-il, à cette controverse que nous avons touchant la grâce efficace par elle-même : pontifex id in quo dissidemus disputationi nostrae reliquit. Et un peu après : Atque hoc est Pontificem attingere noluisse controversiam inter nos et thomistas disputatam de gratia per seipsam efficaci.
Or tout le monde demeure d’accord, que le point capital de la dispute entre les Jésuites & les Thomistes a toujours été & est encore de savoir, si la Grâce efficace par elle-même est nécessaire à toute action de piété, les Jésuites le niant parce qu’ils ont substitué leur grâce de Molina, soumise au libre arbitre, à la vraie grâce de Jésus-Christ, qui nous fait vouloir & nous fait agir, & les Thomistes la soutenant comme étant la vraie doctrine de S. Augustin & de S. Thomas, dont on ne se peut départir sans blesser la Foi de l’Église.
Il s’ensuit de cette confession du P. Annat, que la doctrine de la grâce efficace par elle-même nécessaire à toute action de piété, est saine & orthodoxe ; qu’on peut la tenir sans blesser la Constitution du Pape, & en demeurant Catholique.
Je dis de plus que cette doctrine de la grâce efficace par elle-même nécessaire à toute action de piété, est si certaine, qu’on ne peut la combattre sans combattre la vraie grâce de Jésus-Christ. Je dis que c’est cette Grâce que S. Augustin voulait obliger Pélage de confesser pour être Chrétien. Hanc debet Pelagius gratiam confiteri, si vult non solum vocari, verum etiam esse Christianus. Je dis que c’est cette Grâce dont la créance, selon le témoignage de S. Augustin, est indubitablement vraie, Prophétique, Apostolique, & Catholique : haec fides sine dubio vera, et Prophetica, et Apostolica, et Catholica fides est. Je dis que c’est le dogme capital que S. Augustin a établi au nom de l’Église dans ses ouvrages contre les hérésies des Pélagiens & des Semipélagiens.
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Je dis que c’est ce qui a été décidé par tant de jugements de la Congrégation de Auxiliis contre les erreurs de Molina, après avoir ouï contradictoirement les parties de vive voix & par écrit, & que c’est ce que le Pape Clément VII. a tenu comme la doctrine constante de S. Augustin, & partant comme celle de l’Église, comme il paraît par l’écrit de ce Pape, dont le 13. Article est : Haec Dei gratia efficax necessaria est ad singulos actus
Supposant donc la doctrine de la grâce efficace par elle-même nécessaire à chaque action de piété comme Catholique & orthodoxe, selon la propre confession du P. Annat, qui avoue que le Pape n’y a point touché par sa Constitution, & qu’on peut la tenir sûrement & demeurant Catholique ; voyons ce que ce Jésuite prétend que le Pape a condamné d’hérésie, d’impiété & de blasphème.
Il dit que le Pape a condamné comme hérétique & comme impie de dire que quelquefois quelques justes se trouvent dans l’impuissance, d’accomplir comme il faut quelques commandements de Dieu ; Et comme il étend son faux principe à ce qu’il prétend avoir été condamné dans toutes les cinq Propositions, & non seulement dans la 1, il n’en demeure pas aux justes, mais il souti(e)nt généralement Que sa Sainteté a établi comme un article de foi, Que celui qui ne garde pas quelque précepte, a la puissance prochaine & accomplie de le garder ; eum qui libere transgreditur praecepta habere proximam et expiditam potentiam ad ea servanda.
On ne peut pas dire de celui qui n’accomplit pas quelque précepte qu’il ait eu la grâce efficace pour l’accomplir, puisque cette grâce n’étant appelée efficace, que parce qu’elle ne manque jamais d’avoir son effet, s’il l’avait eue, il n’aurait pas manqué de l’accomplir. Supposant donc, comme le P. Annat confesse qu’on le peut faire sans être ni hérétique ni impie, que la grâce efficace soit nécessaire pour accomplir quelque commandement de Dieu que ce soit ; il s’ensuit, que si le Pape avait décidé comme un article de foi, ce qui est très-faux, que celui qui ne garde pas quelque précepte, a la puissance prochaine & accomplie de le garder, il aurait décidé comme un article de foi, que quoique la grâce efficace soit nécessaire pour garder un commandement, néanmoins celui à qui la grâce efficace manque, a la puissance prochaine & accomplie de le garder, & aurait condamné d’impiété & d’hérésie celui qui parle autrement, & qui reconnaît en ceux qui n’ont pas la grâce efficace, un défaut de puissance
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prochaine & accomplie d’observer les commandements.
Mais il est faux que le Pape ait rien fait de tel : C’est le P. Annat qui le dit & non pas le Pape, & qui le dit sans en avoir d’autre fondement, que les imaginations de son Molinisme. Et nous montrerons au contraire, que l’Écriture nous enseigne, que la Grâce qui fait faire donne le pouvoir de faire, & que par conséquent celui à qui Dieu ne la donne pas, n’a pas le pouvoir prochain & accompli de faire cette action : que les Papes & les Conciles ont décidé cette même vérité, & que c’est la doctrine constante de S. Augustin & de S. Thomas.
CHAPITRE QUATRIÈME.
Que ce que le P. Annat impute au Pape d’avoir condamné d’impiété,
d’hérésie, & de blasphème, est le langage du S. Esprit.
Je dis donc premièrement, que l’Écriture reconnaissant une impuissance de faire des actions de piété, en ceux à qui Dieu ne les fait pas faire par son Esprit & par la Grâce, on ne peut imputer au Pape, d’avoir condamné d’hérésie, d’impiété, & de blasphème, ceux qui disent, que sans la grâce efficace, nécessaire à tout mouvement de piété, on ne peut point avoir ces mouvements de piété, auxquels la grâce est nécessaire, sans vouloir qu’il ait condamné d’impiété, d’hérésie, & de blasphème, les paroles expresses du S. Esprit : ce qui serait le comble de l’impiété & du blasphème.
Première preuve de l’Écriture.
Se peut-il rien désirer de plus clair sur ce sujet, que ce que dit le Fils de Dieu dans l’Évangile : Nul ne peut venir à moi, si mon Père qui m’a envoyé ne l’attire : Nemo potest venire ad me, nisi Pater qui misit me, traxerit eum. À quoi Jésus-Christ ajoute aussitôt, pour nous expliquer en quoi consiste cet attrait du Père, sans lequel nul homme ne peut venir à Jésus-Christ ; Il est écrit dans les Prophètes : Ils seront tous enseignés de Dieu. Quiconque a ouï du Père, & a appris, vient à moi ; Omnis qui audivit a Patre, et didicit, venit ad me. Par où il nous marque, dit S. Augustin, non que tous généralement sont enseignés de Dieu pour venir à Jésus-Christ ; mais que tous ceux qui viennent à Jésus-Christ, n’y viennent point autrement, qu’étant enseignés de Dieu ; Recte dicimus, omnes Deus docet venire ad Christum, non quia omnes veniunt, sed quia nemo aliter venit. Car puisque tous ceux qui ont ouï parler le Père au fond de leur cœur, & qui ont été instruits par lui, viennent à Jésus-Christ, il est indubitable, que tous ceux qui ne viennent pas à Jésus-Christ n’ont point ouï cette parole, & n’ont point été instruits du Père, puisque s’ils l’avaient ouïe, & s’ils avaient
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été instruits dans cette école céleste, ils seraient venus. Si omnis qui audivit a Patre & didicit, venit ; profecto omnis qui non venit, non audivit a Patre nec didicit ; nam si audisset, & didicisset, veniret. Mais l’Évangéliste ajoute dans la fin du même Chapitre, que plusieurs de ses disciples l’ayant quitté sur la difficulté qu’ils avaient à croire ce qu’il leur avait dit de sa chair, qu’il devait donner à manger à ses fidèles, il répète cette même vérité, pour nous montrer, qu’il ne fallait pas s’étonner, s’il y en avait qui ne croyaient pas en lui. Il y en a, dit-il, d’entre vous, qui ne croient point. Et c’est pour cela que je vous ai dit, que nul ne peut venir à moi s’il ne lui a été donné de mon Père : Propterea dixi vobis, quia nemo potest venire ad me, nisi fuerit ei datum a Patre meo.
Ainsi le Fils de Dieu nous marque lui-même, que c’est la même chose, d’être attiré du Père trahi a Patre ; d’ouïr & d’apprendre du Père, audire ac discere a Patre, & de recevoir du Père le don de croire en Jésus-Christ, dari alicui a Patre ut veniat ad Christum ; Qui est aussi la conclusion que S. Augustin tire de ces paroles du Sauveur en les comparant ensemble : Ergo trahi a Patre ad Christum, & audire, & discere a Patre, ut veniat ad Christum ; nihil aliud est quam donum accipere a Patre quo credat in Christum. D’où il s’ensuit manifestement, que comme tous ceux qui ont ouï & qui ont appris du Père viennent à Jésus-Christ, selon la parole éternelle & immuable du même Sauveur : Omnis qui audivit a Patre & didicit venit ad me, tous ceux aussi qui sont attirés du Père viennent à Jésus-Christ ; Omnis qui trahitur venit : Tous ceux à qui il est donné de venir à Jésus-Christ, viennent à Jésus-Christ. Omnis cui datur ut veniat, venit ; puisqu’être attiré du Père & recevoir du Père le don de venir à Jésus-Christ est la même chose, que d’ouïr & d’apprendre du Père, selon l’explication qu’en donne le Sauveur même, & S. Augustin après lui. Et par conséquent contre le nouvel article de foi du P. Annat, on ne peut dire de ceux qui ayant ouï prêcher l’Évangile comme les Juifs, n’ont pas cru en Jésus-Christ, n’ayant pas été attirés du Père, & n’ayant pas reçu du Père le don de croire en Jésus-Christ ; qu’ils aient eu la puissance prochaine & accomplie de croire en Jésus-Christ, puisque ce serait démentir le Fils de Dieu même, qui nous assure que sans être attiré du Père, & sans recevoir du Père le don de croire en lui, non seulement on ne croit point en lui, mais même on n’y peut pas croire : Nemo potest venire ad me, nisi Pater qui misit me traxerit eum. Nemo potest venire ad me, nisi fuerit ei datum a Patre meo.
De plus, si nous considérons ces deux passages en particulier, il est indubitable, quant au premier, qu’on ne saurait rendre un véritable respect à la parole de Dieu, sans reconnaître que cet attrait du Père, sans lequel on ne saurait venir à Jésus-Christ, marque la véritable grâce efficace, qui se rendant maîtresse de la volonté de l’homme, lui fait vouloir ce qu’il ne voulait pas auparavant, afin de le faire croire en Jésus-Christ. Car, comme remarque
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excellemment S. Augustin : Le Sauveur ne dit pas seulement, que nul ne peut venir à lui si son Père ne l’y conduit, ce qui pourrait laisser croire, que cet homme y aurait déjà voulu venir ; mais il dit que nul n’y saurait venir si son Père ne l’y attire & l’entraîne. Or on ne pourrait pas dire, ajoute ce Père, de celui qui voudrait déjà venir à Jésus-Christ, qu’il est attiré & entraîné ; quoique d’ailleurs il soit vrai que nul ne vient à Jésus-Christ que celui qui y veut venir. Dieu donc attire & entraîne l’homme, en faisant qu’il veut venir à Jésus-Christ, lui qui sait tellement agir intérieurement dans le cœur des hommes, qu’il fait, non que les hommes croient, ne voulant pas croire, ce qui est impossible ; mais que changeant de volonté, ils veuillent croire, au lieu qu’ils ne le voulaient pas auparavant. Et ainsi puisque d’une part nul n’est attiré du Père pour venir à Jésus-Christ, que celui qui ex nolente sit volens, qui est la plus forte expression, dont on puisse marquer la vertu et l’efficace de la grâce victorieuse du libre arbitre ; & que de l’autre, nul ne peut venir à Jésus-Christ, s’il n’est attiré du Père, selon la parole de Jésus-Christ même ; il s’ensuit que si c’est un article de Foi, comme prétend le P. Annat, de croire que celui qui viole le commandement a toujours la puissance prochaine & accomplie de le garder, & que le nier soit une hérésie, une impiété, & un blasphème, c’est une hérésie, une impiété & un blasphème, d’ajouter foi à l’Évangile, de parler comme Jésus-Christ a parlé, & de croire ce qu’il nous a enseigné.
Le second passage n’est pas moins clair : Nul ne peut venir à moi dit Jésus-Christ, s’il ne lui a été donné de mon Père. Lors donc qu’on prêche l’Évangile, dit S. Augustin, les uns croient, & les autres ne croient pas : mais quant à ceux qui croient, le Prédicateur parlant au dehors, ils écoutent & sont instruits au dedans par le Père ; & quant à ceux qui ne croient pas, ils écoutent au dehors, mais ils ne sont point instruits au dedans ; c’est-à-dire qu’il est donné aux uns de croire, & qu’il n’est pas donné aux autres. Et S. Augustin confirme ensuite cette vérité par une preuve indubitable ; qui est que Jésus-Christ n’ayant avancé cette parole qu’ensuite de ce que quelques uns de ses disciples l’avaient quitté, ne voulant pas ajouter foi au mystère qu’il leur annonçait, son intention ne pouvait pas être de distinguer ceux qui entendaient prêcher l’Évangile, d’avec ceux qui n’avaient pas le bien de l’entendre ; mais ceux qui croyaient à l’Évangile, d’avec ceux qui n’y croyaient pas. D’où il est évident, que recevoir le don du Père pour croire en Jésus-Christ, n’est pas une chose commune à tous ceux qui entendent prêcher l’Évangile, soit qu’ils y croient, ou qu’ils n’y croient pas ; mais particulière à ceux qui y croient.
Il faut donc demander au P. Annat, si ceux à qui l’Évangile est prêché, n’ont pas d’obligation d’y ajouter foi. Que s’il ne le peut nier ; il lui faut demander si ces personnes, qui selon S. Augustin, ayant ouï prêcher l’Évangile, n’ont pas reçu du Père le don de croire en Jésus-Christ, ont eu la puissance prochaine & accomplie de croire en Jésus-Christ ? Il le doit dire, selon ce qu’il impute faussement au Pape, & néanmoins il
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ne le peut dire sans s’opposer directement au Fils de Dieu, & à S. Augustin, qui disent que ces personnes n’ont point reçu de Dieu cette puissance, illis non datum est, & que n’ayant point reçu ce don de Dieu, ils n’ont pu croire en Jésus-Christ ; Nemo potest venire ad me, nisi fuerit ei datum a Patre meo.
Seconde preuve.
On ne peut nier, que ces Juifs à qui Jésus-Christ reproche tant de fois leur impénitence & leur endurcissement, de ce qu’après avoir fait tant de miracles devant eux, ils n’avaient pas cru en lui, n’ayant été coupables dans leur incrédulité ; il faut donc, selon le P. Annat, qu’ils aient eu une puissance prochaine & accomplie, de croire en Jésus-Christ, parce que selon la fausse prétention de ce Jésuite, c’est un nouvel article de foi, que celui qui viole un précepte, a la puissance prochaine & accomplie de le garder, Eum qui libere transgreditur praecepta, habere proximam & expeditam potentiam ad ea servanda. Or l’Évangile nous témoigne tout le contraire. Il nous assure que ces Juifs ne pouvaient croire : Non poterant credere, parce que Dieu avait aveuglé leurs yeux, & endurci leur cœur, non en leur inspirant la malice, mais ne leur donnant point sa Grâce, comme dit souvent S. Augustin ; & par conséquent pour être Catholique, au jugement du P. Annat, il faut renoncer à l’ Évangile
Troisième preuve
Cette autre parole du Fils de Dieu dite à S. Pierre : Tu ne peux pas me suivre maintenant, mais tu me suivras après ; Non potes me sequi modo ; sequeris autem postea, serait aussi condamnée de blasphème, selon l’explication du P. Annat. Car on ne peut pas douter que S. Pierre n’eût alors une charité faible, & une petite Grâce, qui lui faisait désirer & promettre de mourir pour le Fils de Dieu, Animam meam pro te ponam ; mais il n’avait pas cette charité ardente, ces forces très-efficaces, gratiam vires efficacissimas praebentem, comme parle S. Augustin ; cette Grâce aussi grande qu’elle doit être, pour donner le pouvoir prochain d’accomplir le précepte, & pour le faire accomplir effectivement, quantium sufficit, dit le même Saint, ut volendo faciamus. Puisque donc le Fils de Dieu dit, que S. Pierre qui ne manquait pas de la Grâce qui fait vouloir faiblement, & qui n’avait pas celle qui fait vouloir fortement, ne pouvait pas : Non potes me sequi modo ; n’est-il pas vrai de dire, que celui qui n’a pas cette grande Grâce, ne peut pas ? Et puisqu’il est encore certain, que S. Pierre dans la tentation n’eut pas cette grande grâce efficace, nécessaire pour vaincre la tentation de la mort, & cette pleine charité, il est certain que dans la tentation même, il ne put pas ; & que les paroles du Fils de Dieu renferment tout le temps auquel S. Pierre
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n’avait pas ces forces très-efficaces d’une grande charité ; & par conséquent le temps de la grande tentation, qui était toute proche : Non potes me sequi modo ; sequeris autem postea.
Quatrième preuve
Enfin pour omettre beaucoup d’autres passages de l’Écriture, nous pouvons considérer ce que dit S. Paul dans la première épître aux Corinthiens, chap. 10 Dieu est fidèle : Il ne permettra point que vous soyez tentés au-delà de ce que vous pouvez, mais vous donnera aide dans la tentation, afin que vous la puissiez soutenir. Estius le plus estimé généralement de tous les nouveaux interprètes de S. Paul, remarque solidement, que la fidélité de Dieu regarde ses promesses ; & qu’on ne trouvera point dans l’ Écriture, que Dieu ait promis à tous les hommes généralement, de ne les point laisser tenter au-delà de leurs forces, mais seulement, qu’il secourrait ceux qui sont affligés, & qui sont tentés, lorsqu’ils mettraient leur confiance en lui, & qu’ils lui demanderaient son secours. Et parce qu’il n’y a que ses Élus qui prient comme il faut, avec persévérance, & jusques à la fin, & que les promesses de Dieu, dans la nouvelle alliance, regardent les Élus, ce même Docteur soutient, & le prouve par S. Augustin, le Pape Hormisdas, & S. Grégoire le Grand, que ces paroles de S. Paul se doivent entendre principalement des Élus, au nombre desquels S. Paul met tous les Chrétiens, parce que l’on ne peut pas discerner dans cette vie, qui sont ceux qui sont élus, & qui ne le sont pas. D’où vient aussi que la Glose interlinaire, & le Maître des Sentences, explique ces paroles en cette manière : Dieu est fidèle, c’est-à-dire véritable dans ses promesses, lequel a promis qu’il serait le Protecteur de ses Élus. Quoi qu’il en soit, il est certain que ce que nous demandons à Dieu dans l’Oraison du Seigneur, lorsque nous lui demandons qu’il ne nous laisse pas tomber dans la tentation, est qu’il ne permette pas que nous soyons tentés au-delà de ce que nous pouvons. Petendum a Deo, dit le Catéchisme Romain, ne nos tentari sinat, supra id quod possumus, sed faciat etiam cum tentatione proventum. Ce qui fait dire aussi à S. Augustin : Soyez humbles devant Dieu, afin qu’il ne permette pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces : Humilis esto Deo, ut non te permittat tentari ultra vires tuas : Et ailleurs ce même Saint expliquant cette parole de l’Oraison du Seigneur ; Ne nous laissez point tomber en tentation ; Dieu, dit-il y laisse tomber celui qu’il abandonne & prive de son secours, par un ordre très-caché : Deus induci patitur eum quem suo auxilio deserverit ordine occultissimo.
Puisque donc il y en a qui ne demandant point le secours de Dieu dans les tentations qui leur arrivent ; ou ne le demandant point comme il faut, ne reçoivent point de Dieu l’effet de cette promesse, mais sont tentés au-delà de ce qu’ils peuvent porter, comme il arriva à S. Pierre, qui n’eut pas une charité assez forte pour vaincre la
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tentation de la frayeur de la mort, il est indubitable que dans cet état, ils n’ont pas la puissance prochaine & accomplie de vaincre la tentation ; & qu’ainsi le P. Annat veut faire un article de foi de ce qui est visiblement contraire à la parole de Dieu.
De plus il est clair, que les fidèles dont parle S. Paul en ce lieu, sont ceux à qui Dieu donne la grâce de surmonter la tentation, & qui en effet la surmontent, comme il paraît par ces paroles, sed faciet cum tentatione proventum, έκβασιν, c’est-à-dire exitum, evasionem. D’où vient que S. Jérôme et S. Augustin lisent, exitum. Or cette Grâce, qui fait vaincre, donne, selon S. Paul, le pouvoir de vaincre :ut possitis sustinere. C’est pourquoi S. Augustin dit, que les fidèles dans l’Oraison du Seigneur demandent le secours de Dieu, pour pouvoir vaincre, & pour vaincre la tentation : Deprecamur adjutorium, ut in eo possimus vincere. Oramus ut peccatorum tentationem superare possimus. Donc selon S. Paul, la grâce efficace nécessaire pour vaincre les tentations, nous donne aussi le pouvoir prochain de les vaincre. Ce langage de S. Paul est-il impie ? Est-il hérétique ? Est-il rempli de blasphème ?
CHAPITRE CINQUIÈME.
Que selon la prétention du P. Annat, le Pape aurait condamné
d’impiété, d’hérésie, & de blasphème, les Décrets &
les sentiments des Papes.
Nous nous contenterons de rapporter les témoignages de quatre Papes des plus Saints, & des plus savants, qui aient gouverné l’Église Romaine depuis S. Pierre, pour faire voir l’injure que le P. Annat fait à Innocent X. en lui imputant d’avoir condamné d’impiété & d’hérésie ce qui a été soutenu comme Catholique par ses Saints prédécesseurs.
S. Innocent Premier.
Ce savant Pape écrivant au Concile de Carthage contre l’hérésie des Pélagiens, a défini comme un article de foi, ce que le P. Annat prétend être une hérésie, savoir que sans la grâce efficace qui nous fait vaincre, nous ne pouvons vaincre les tentations. Voici ses paroles : Dieu donne des remèdes journaliers, sur lesquels si nous ne nous appuyons y mettant toute notre force & toute notre confiance, nous ne pourrons en aucune sorte, vaincre les tromperies, & les séductions du péché. Car il est nécessaire que nous soyons vaincus, lorsque nous ne sommes pas aidés de la grâce de celui, qui nous fait vaincre.
Que peut-on désirer de plus exprès ? Ce grand Saint parle en ce lieu de ceux, à qui les péchés ont été remis par le Baptême, c’est-à-dire, des justes, comme il paraît par ces paroles qui précèdent ce passage : Quamvis redemisset hominem a praeteritis ille peccatis. Il déclare,
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que si nous ne sommes assistés des remèdes journaliers de notre infirmité, sur lesquels nous devons mettre tout notre appui, & toute notre confiance ; non seulement nous ne vainquons pas, mais nous ne saurions vaincre en aucune sorte les tromperies du péché, auxquelles notre nature est sujette. Nullatenus humanos vincere poterimus errores. Et enfin pour ne laisser aucun doute, qu’il ne parle de la vraie grâce efficace de Jésus-Christ, il ajoute ; Que cette grâce, sans laquelle nous ne pouvons vaincre, est celle qui nous rend victorieux, quand Dieu nous la donne, & que ne l’ayant point, il est impossible que nous ne soyons vaincus : Necesse est enim ut quo auxiliante vincimus, eo iterum non adjuvante vincamur. Si cette doctrine est une hérésie, comme le prétend le P. Annat, c’est une hérésie que les Papes ont définie comme un point de notre créance, en répondant à des Conciles.
S. Célestin Premier.
Ce Pape écrivant aux Évêques de France, pour fermer la bouche aux Semipélagiens, qui décriaient la doctrine de S. Augustin après sa mort, parmi les Règles de la Foi, que chacun est obligé de suivre pour être Catholique, met celle-ci : Nul homme, étant même renouvelé par la grâce du baptême, n’est capable de surmonter les embûches du Diable, & de vaincre les désirs de la chair, s’il ne reçoit par un secours journalier de la grâce de Dieu, la persévérance dans la bonne vie. Ce Pape ne dit pas que l’homme régénéré a besoin de recevoir la persévérance en quelque rencontre seulement, & pour résister à quelque tentation, mais qu’il a besoin de la recevoir tous les jours par un secours journalier, pour résister aux tentations journalières, à mesure qu’elles se rencontrent. Et il ne dit pas aussi que sans ce secours on ne surmonte point les tentations ; mais qu’on n’est pas capable, & qu’on n’a pas la force & le pouvoir de les surmonter ; Neminem idoneum esse ad superandas diaboli insidias. Or il est certain que recevoir par un secours continuel de Dieu, la persévérance dans la bonne vie, sans quoi on n’est pas capable, comme dit ce Pape, de surmonter les tentations ; n’est point seulement recevoir de Dieu de pouvoir persévérer par une grâce suffisante, qui n’aurait d’effet qu’autant qu’il plairait à notre libre arbitre ; mais que c’est recevoir la persévérance même, par une grâce efficace, qui nous fait persévérer effectivement. Car comme quand les Conciles & les Pères disent, qu’un homme a reçu la Foi, qu’il a reçu la continence, qu’il a reçu l’humilité, la charité, la dévotion, ils n’entendent jamais qu’il a reçu le pouvoir de croire, encore qu’il ne croie pas ; le pouvoir d’être continent, encore qu’il ne soit pas continent ; le pouvoir d’être humble, encore qu’il ne soit pas humble, & ainsi des autres ; mais ils entendent qu’il a reçu la grâce de la foi même, de la continence, & de l’humilité, que n’ont point certainement reçue ceux qui ne croient pas, ceux qui ne sont point continents, & qui ne sont pas humbles : ce qui a fait dire à S. Prosper
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que c’est une chose très-visible & très-manifeste, que comme ceux qui ont la foi, l’ont reçue ; ceux qui ne l’ont pas ne l’ont point reçue. Quis non videat, fidem quam acceperunt qui habent, non accepisse qui non habent : Il est clair de même, que lorsque le Pape S. Célestin dit, que personne n’est capable de vaincre les tentations qui arrivent tous les jours, s’il ne reçoit tous les jours la persévérance dans la vie Chrétienne ; il n’entend point par la persévérance, une grâce suffisante, qui donne simplement le pouvoir de persévérer, encore qu’il se puisse faire que l’ayant on ne persévère pas ; mais il entend, comme tous les autres Pères, la persévérance même, ou la Grâce par laquelle le S. Esprit la forme en nos cœurs, & qui n’est jamais sans elle.
Enfin ce Pape confirmant cette vérité par le même passage de S. Innocent I. que nous venons de rapporter, détermine comme lui, Que nous ne saurions vaincre en aucune sorte cette Grâce, qui nous rend victorieux, quand Dieu nous la donne ; & laquelle n’ayant point, il est impossible que nous ne soyons vaincus. Et cela se voit encore par le titre de ce Décret, qui est ancien de plus de mille ans, étant cité par Cresconius, où l’impuissance qu’ont les justes de vaincre les tentations, n’étant point aidés de la Grâce qui les fait vaincre, est marquée en ces termes : Quod nisi gratia Dei continua juvemur, insidias diaboli superare non possumus.
S. Léon le Grand.
La pensée que le P. Annat veut faussement imputer au Pape, qui est que l’homme ne se trouve jamais sans avoir la puissance prochaine & accomplie, de faire le bien qu’il est obligé de faire, est tellement contraire aux premiers sentiments de la piété, que le grand S. Léon ne trouve rien de plus fort pour établir les fidèles dans le fondement solide de l’humilité Chrétienne, que la maxime opposée à cette fausse maxime, & la considération des secrets jugements de Dieu, qui nous peut abandonner à nous-mêmes, lorsque nous nous confions en nos propres forces, & retirant de nous l’assistance de sa Grâce, sans laquelle nous ne pouvons faire aucun bien, nous laisser dans la faiblesse de notre nature, qui étant seule ne peut faire que le mal. Voici donc comme parle ce savant Pape.
Après ce que le Sauveur dit à ses Disciples : Sans moi vous ne pouvez rien faire, on ne peut douter, que celui qui fait le bien, ne tienne de Dieu, & l’accomplissement de son action, & le commencement de la bonne volonté, qui le lui a fait entreprendre. C’est pourquoi l’Apôtre qui savait parfaitement ce qu’il fallait dire aux fidèles, pour les entretenir dans les sentiments d’une véritable piété, leur donne cet avis salutaire : Travaillez à votre salut avec crainte & tremblement, car c’est lui qui produit en vous la volonté & l’action, selon qu’il lui plaît. Et c’est le sujet qu’ont les Saints de craindre & de trembler, de peur que s’étant élevés à cause de leurs actions de piété, ils ne soient abandonnés du secours de la Grâce, & demeurent dans l’infirmité de la nature.
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Nous voyons donc par les paroles de ce grand Pape, que la même Grâce, sans laquelle nous ne saurions rien faire de bon, selon ce que Jésus-Christ a dit : sans moi vous ne sauriez rien faire, est celle qui nous le fait faire infailliblement, n’attendant pas que nous le fassions, si nous le voulons, mais nous le faisant vouloir, & nous le faisant faire, selon ce que dit S. Paul ; Que c’est Dieu qui produit en nous le vouloir & l’action, comme il lui plaît. D’où il s’ensuit, que Dieu ne formant pas dans tous les hommes, ni même toujours dans tous les justes, la volonté de faire le bien qu’ils sont obligés de faire : ce que le P. Annat veut faire passer pour un article de foi, Qu’on a toujours la puissance prochaine & accomplie de faire le bien qu’on est obligé de faire ; est très-faux, selon la parole de Dieu expliquée par S. Léon, qui nous enseigne, que ce que dit le Fils de Dieu, sine me nihil potestis facere, se doit entendre de la Grâce efficace qui nous le fait faire ; & de laquelle parle S. Paul, lorsqu’il dit : Deus est qui operatur in nobis velle & operari pro bona voluntate.
S. Grégoire le Grand.
Si les imaginations du P. Annat étaient véritables, on serait obligé de croire, à moins que d’être impie & hérétique, qu’il n’y a point de pécheurs qui n’aient la puissance prochaine & accomplie de se convertir, surtout lorsqu’ils sont obligés de se rendre aux avertissements qu’on leur donne pour les porter à quitter le vice : mais si c’est être hérétique, que de n’être pas du sentiment du P. Annat, le grand S. Grégoire a été hérétique, lorsqu’expliquant ces paroles de Job : Si Dieu détruit, nul n’édifie : Si Dieu tient une personne enfermée & prisonnière, nul ne la saurait faire sortir, il parle de cette sorte.
Dieu, dit-il, qui est Tout-puissant détruit le cœur de l’homme, lorsqu’il l’abandonne ; & il l’édifie, lorsqu’il le remplit. Car Dieu ne détruit pas l’âme en la combattant, mais en se retirant d’elle, parce qu’elle n’a besoin pour se perdre, que d’être laissée à elle-même. C’est pourquoi il arrive souvent, que le Prédicateur exhorte en vain au dehors, lorsque Dieu ne remplit point de sa Grâce le cœur de celui qui écoute, en punition de ses péchés : parce que la bouche qui parle est muette, si Dieu ne parle au dedans de l’âme, & n’inspire intérieurement les paroles que les oreilles du corps entendent. De là vient ce que le Prophète dit : Si le Seigneur ne bâtit une maison, en vain travaillent ceux qui l’édifient, & de là vient encore ce que dit le Sage : Considérez les œuvres de Dieu, & que nul ne peut corriger celui qu’il a méprisé. Et il ne faut pas s’étonner, si les pécheurs ne se rendent point aux remontrances des Prédicateurs, puisque Dieu même quelquefois, parlant par lui-même, trouve de la résistance dans les méchants : comme nous voyons que la parole de Dieu put bien avertir Caïn, mais qu’il ne put pas pour cela se convertir ; parce que Dieu avait déjà abandonné son cœur par une juste punition de sa malice, quoiqu’il lui parlât au dehors pour le détourner de commettre le crime qu’il méditait. Aussi l’Écriture ajoute fort
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à propos : Si Dieu tient une personne enfermée & prisonnière, nul ne la peut faire sortir. Car comme nul ne résiste à la miséricorde de Dieu, lorsqu’il appelle à lui par sa Grâce ; aussi nul ne se soustrait à sa justice, lorsqu’il abandonne. Ainsi Dieu tient enfermés ceux à qui il n’ouvre point ; comme il est dit de lui dans l’Écriture, qu’il endurcit le cœur des méchants par sa justice, lorsqu’il ne l’amollit point par sa Grâce.
Caïn n’était-il point obligé de se convertir, Dieu même l’avertissant de le faire ? Il fallait donc, selon le nouvel article de foi du P. Annat, qu’il eût une puissance prochaine & accomplie de se convertir. Et cependant ce grand Pape témoigne tout le contraire, & il nous déclare, que Dieu même parlant à Caïn, Caïn ne put pas se convertir ; parce qu’il ne lui parlait qu’au dehors, & ne lui parlait point au dedans. Caïn, & divina voce admoneri potuit, & mutari non potuit : quia exigente culpa malitiae, jam intus Deux cor reliquerat, cui foris ad testimonium verba faciebat. Et ce grand Saint conclut par cette maxime (laquelle le P. Annat a voulu faire condamner dans S. Augustin rapporté par M. D’Ypres, comme étant l’hérésie que le Pape a condamnée, en censurant la seconde Proposition,) Nemo obsistit largitati vocantis ; sicut nemo obviat justitiae relinquentis. Nul homme ne résiste à la miséricorde de Dieu, lorsqu’il appelle par sa Grâce ; comme nul ne se soustrait à sa justice, lorsqu’il abandonne.
CHAPITRE SIXIÈME.
Que selon la prétention du P. Annat, le Pape aurait condamné
d’impiété, d’hérésie, & de blasphème, les Définitions des
Saints Conciles d’Afrique, d’Orange, & de Trente.
Selon le P . Annat, le Pape n’aurait eu non plus d’égard au jugement des Saints Conciles, qu’à ceux de ses prédécesseurs, & il aurait également condamné les uns & les autres, d’impiété, d’hérésie, & de blasphème. Nous nous contenterons ici d’en rapporter trois des plus célèbres, & des plus illustres, qui aient traité de la Grâce.
Le Concile universel de toute l’Afrique
sous le Pape Zozime.
S. Prosper dans son livre contre l’Auteur des Conférences, rapporte en ces termes la Définition d’un Concile de Carthage composé de deux cent quatorze Évêques, confirmé par le Pape Zozime, & reçue de tout le monde. Selon vous, (dit-il à Cassien Chef des Semipélagiens, comme nous pouvons dire maintenant au P. Annat) deux cent quatorze Évêques se sont trompés, lorsque dans la Lettre
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qu’ils ont mise à la tête de leurs Canons, ils ont parlé de cette sorte au Bienheureux Zozime, Prélat du Siège Apostolique : Nous ordonnons, que la sentence, que le Siège du très-heureux Apôtre S. Pierre a prononcée, par la bouche du vénérable Pape Innocent, contre Pélage & Céleste, demeure ferme & inviolable, jusqu’à ce qu’il reconnaisse par une confession claire, que la Grâce, que Dieu nous a donnée par notre Seigneur Jésus-Christ, nous aide de telle sorte en toutes nos actions, non seulement pour connaître, mais aussi pour faire le bien, que sans elle nous ne pouvons ni penser ni dire ni quoi que ce soit, qui appartienne à la véritable piété Chrétienne.
S. Augustin, qui était un des plus considérables Évêques de ce Concile, savait bien, quelle était la Grâce qu’il fallait obliger Pélage & Céleste de confesser, afin de les tenir pour Catholiques ; & il déclare dans le livre de la Grâce de Jésus-Christ, où il démêle les équivoques, sous lesquelles cet hérétique se voulait cacher, que quelque Grâce qu’il avouât, il ne pouvait être reconnu pour Catholique, s’il n’avouait, que cette Grâce est telle qu’elle ne donne pas seulement le pouvoir de faire le bien ; (ce que Pélage appelait adjuvare possibilitatem) qui peut être en l’homme, encore que l’homme ne veuille pas le bien, & qu’il ne le fasse pas ; mais qu’elle donne la volonté même, & l’action (ce que S. Augustin appelle adjuvare voluntatem et actionem) ce qui ne peut être que lorsqu’effectivement l’homme veut le bien, & fait le bien. Consentiat nobis : Non solam possibilitatem in homine, etiamsi nec velit nec agat bene, sed ipsam quoque voluntatem et actionem ; id est, ut bene velimus, & bene agamus : quae non sunt in homine, nisi quando bene vult, & bene agit, divinitus adjuvari.
Il est donc indubitable, qu’un Concile, dont S. Augustin a été l’âme & l’esprit, selon S. Prosper, n’a pu demander à Pélage pour être reconnu Catholique, la confession d’une autre Grâce, que de cette Grâce efficace, qua non solum suadetur omne quod bonum est, verum & persuadetur : Dont le même Saint dit encore au même lieu : Hanc debet Pelagius gratiam confiteri, si vult, non solum vocari, verumetiam esse Christianus. Et cependant il déclare, que sans cette Grâce, nous ne pouvons ni penser, ni dire, ni faire quoi que ce soit, qui appartienne à la véritable piété : Ita ut sine illa nihil sanctae pietatis habere, cogitare, dicere, agere valeamus. Et par conséquent celui à qui elle manque, n’a pas la puissance prochaine & accomplie de faire le bien.
Les paroles de ces grands Évêques d’Afrique ont paru si expresses aux Consulteurs de la Congrégation de Auxiliis, & si fortes pour confirmer la nécessité de la Grâce efficace par elle-même, pour pouvoir faire tout ce qui regarde la piété Chrétienne, qu’ils en ont composé le septième chapitre de la Bulle qu’ils avaient dressée par le commandement de Paul V. contre les erreurs de Molina. Les secours de la Grâce efficace de Dieu, Auxilia gratiae Dei, et quidem efficacis, nous sont si nécessaires pour le salut, qu’il faut confesser que ce que les Saints Pères ont dit, & déclaré dans leurs définitions, se vérifie de cette Grâce ; De hac gratia verum esse ; savoir que la Grâce & le secours de Dieu nous est donné, & nous aide pour chaque action, de telle sorte, que sans cette Grâce nous ne pouvons ni penser, ni dire, ni faire quoi que ce soit, qui regarde la véritable piété ; & puisqu’il est certain que depuis la chute du péché, cette grâce est donnée à quelques uns, & n’est pas donnée à quelques autres, Dieu la donne aux uns par une miséricorde gratuite, & la refuse aux autres par un juste jugement : de sorte que si quelques uns ne l’ont point, la cause en est en eux-mêmes, & non point en Dieu. Et ainsi la Congrégation de Auxiliis n’a point douté, que ces paroles du Concile de Carthage ne s’entendissent de la grâce efficace par elle-même ; & en les employant pour en prouver la nécessité, elle a jugé que sans cette grâce efficace nous ne pouvons faire aucune action de la piété Chrétienne.
II. Concile d’Orange.
Le second Concile d’Orange établit en peu de paroles la même vérité Catholique, que le P. Annat condamne si hardiment. Les régénérés & les Saints doivent toujours implorer le secours de Dieu, afin qu’ils puissent parvenir à une fin heureuse, & persévérer dans l’exercice d’une bonne vie.
Tout est à remarquer dans cet excellent Canon 1. Que les plus grands Saints doivent implorer le secours de Dieu. 2. Qu’ils le doivent implorer toujours. 3. Qu’ils le doivent implorer, afin qu’ils puissent continuer dans l’exercice d’une bonne vie sans l’interruption d’aucun péché mortel. Et par conséquent qu’ils ne le peuvent sans ce secours.
Or ce secours de Dieu, que les plus grands Saints doivent implorer pour cet effet, est le secours de la grâce efficace, qui donne la persévérance même, comme nous l’avons déjà montré en expliquant la décision de S. Célestin. Et comme il se voit encore en ce que jamais Chrétien priant en Chrétien n’a demandé à Dieu une grâce purement suffisante, qui ne donnât que le pouvoir séparé de l’œuvre. Nous ne demandons point simplement à Dieu, dit S. Augustin qui parle dans tout ce Concile, de pouvoir ne point faire le mal ; mais de ne le point faire : Nous ne lui demandons point simplement de pouvoir faire le bien, mais de le faire : Et quand nous lui demandons la grâce de surmonter les tentations, qui nous feraient déchoir de la bonne vie, quelque grâce suffisante & Molinienne qu’il nous eût donnée pour cet effet, s’il nous laissait succomber à la tentation, nous ne croirions pas avoir été exaucés. Et par conséquent si les justes n’obtiennent de Dieu par leurs prières ce secours efficace de la grâce de Jésus-Christ, qui fait faire le bien, & qui fait qu’on ne fait point le mal, selon ces paroles de S. Paul : Oramus ad Deum, ut nihil mali faciatis ; sed quod bonum est faciatis ; qui est le secours qu’ils lui doivent toujours demander ; non seulement ils ne persévèrent pas dans la bonne vie, mais ils n’y peuvent pas même persévérer selon ce Concile.
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Le Concile Œcuménique de Trente.
Le Concile de Trente ne détruit pas moins fortement la fausse prétention du P. Annat ; puisqu’il déclare expressément que le juste qui n’a pas la grâce spéciale de persévérance, non seulement ne persévère pas dans la justice, mais n’y peut pas même persévérer. Si quis dixerit justificatum, vel sine speciali auxilio Dei in accepta justitia perseverare posse : vel cum eo non posse anathema sit. Ce secours est appelé spécial, parce qu’il n’est pas donné à tous, comme il paraît par le Chapitre XIII. de la même séance, auquel ce Canon a rapport, ou ce secours est appelé le don de la persévérance, munus perseverantiae, que personne ne se peut tenir assuré de recevoir de Dieu : au lieu que s’il était donné à tous, il n’y aurait personne qui ne s’en dût tenir assuré. Mais de plus, tout le monde avoue, que le don de persévérance est particulier aux élus, & qu’il est tel, comme dit saint Augustin, que comme sans lui les justes ne peuvent persévérer, ils persévèrent aussi infailliblement quand Dieu le leur donne. Non solum ut sine isto dono perseverantes esse non possint, verum etiam ut per hoc donum non nisi perseverantes sint. Et par conséquent sans le don de persévérance, qui est le secours spécial de Dieu, les justes n’ont point le pouvoir prochain & accompli de persévérer ; puisque le Concile dit, qu’ils ne peuvent persévérer sans ce secours.
CHAPITRE SEPTIÈME
Que selon la prétention du P. Annat, le Pape aurait condamné d’impiété,
d’hérésie, & de blasphème la doctrine très-manifeste
de saint Augustin.
Je sais bien que le P. Annat ne croit pas qu’il importât beaucoup que le Pape eût condamné d’impiété & d’hérésie la doctrine de S. Augustin. Il fait cette injure à Innocent X. & à S. Augustin, que de dire, que dans l’examen de ces Propositions, sa Sainteté n’a pas regardé ce Père, & n’a pas pensé, ni à établir, ni à condamner sa doctrine. Il a la hardiesse de supposer, que le saint Siège pourrait condamner d’hérésie, d’impiété, & de blasphème la doctrine de saint Augustin : ce que l’on ne peut avancer sans hérésie ; puisque S. Célestin a défini, il y a douze cents ans, qu’il n’y avait aucun soupçon de la moindre erreur dans les écrits de ce grand Saint contre les ennemis de la grâce. Mais je n’entreprends pas ici la défense de l’autorité de S. Augustin, contre le mépris qu’en fait le P. Annat. Quelque opinion qu’il en ait, je sais que hors sa Compagnie, qui depuis Molina, a livré une guerre immortelle à ce vainqueur de l’hérésie Pélagienne, il ne se trouvera guère de fidèles, qui n’ayant horreur de
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penser, que la propre doctrine de S. Augustin sur la grâce, eût été condamnée d’impiété, d’hérésie, & de blasphème par le saint Siège Apostolique, qui en a toujours été le gardien, & le protecteur. C’est toutefois ce que le P. Annat nous veut faire croire par l’interprétation qu’il donne à la Constitution, puisqu’il n’y a rien de si établi dans tous les ouvrages de S. Augustin, que cette maxime : Que la grâce efficace par elle-même, nécessaire à toute action de piété, nous donne le pouvoir prochain, & accompli d’aimer Dieu, & de garder comme il faut ses commandements ; & que sans cette grâce nous ne le pouvons, de cette puissance prochaine, & accomplie, à laquelle rien ne manque de ce qui est nécessaire pour agir.
I. S. Augustin ne dit-il pas en cent endroits, que celui qui n’a pas cette volonté pleine, grande, & forte, qui est l’effet d’une grande grâce efficace, ne peut satisfaire à ce que Dieu demande de lui, quoiqu’il en ait une volonté faible & petite : Qui vult facere Dei mandatum et non potest ; jam quidem habet voluntatem bonam, sed adhuc parvam & invalidam : poterit autem cum magnam habuerit & robustam. L’on peut donc par la grâce très-efficace, & qui donne une grande, & une forte volonté, ce que l’on ne peut sans elle. Ne dit-il pas que S. Pierre, n’ayant pas eu dans la tentation cette grande grâce, ne put faire ce qu’il voulait faiblement ? S. Pierre, dit-il, n’avait pas encore cette grande charité, lorsque l’appréhension de la mort, lui fit renoncer trois fois Jésus-Christ. Et néanmoins il ne manquait pas d’une charité petite & imparfaite, lorsqu’il disait à Jésus-Christ : je donnerai ma vie pour vous. Car il croyait qu’il pouvait faire, ce qu’il sentait qu’il voulait : putabat se posse quod se velle sentiebat. Ce saint ne dit-il pas encore, que S. Pierre suivit le Seigneur qui allait souffrir la mort, mais qu’alors il ne le put suivre en souffrant la mort ? Qu’il avait promis de mourir pour lui, & qu’il ne put même mourir avec lui ; parce qu’il avait plus entrepris que ses forces ne portaient, qu’il avait plus promis, qu’il ne pouvait accomplir.
Et enfin ne dit-il pas sur le même sujet de S. Pierre, ce que l’Église emploie dans ses prières publiques ; que cet Apôtre manqua d’une pleine & d’une grande charité, lorsqu’étant troublé par la demande d’une servante, il ne put rendre un vrai témoignage ; non potuit verum testimonium perhibere.
II. Tous les principes de la doctrine de S. Augustin confirment cette vérité. Les fidèles demandent à Dieu la possibilité ; c’est-à-dire, la puissance de vaincre les tentations par la grâce. Fideles orantes dicunt ; Ne nos inferas in tentationem, sed libera nos a malo : Si adest possibilitas, ut quid orant ? Donc la grâce que les justes demandent, qui n’est autre que l’efficace, & qui fait vaincre les tentations, donne la possibilité & la puissance de les vaincre. Ils demandent
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à Dieu la grâce, sans laquelle ils ne peuvent accomplir quelques commandements. Deus jubendo admonet, & facere quod possis, & petere quod non possis. Ils demandent le secours de Dieu afin qu’ils puissent vaincre : Deprecamur adjutorium, dicentes : Ne nos inferas in tentationem, ut in eo possimus vincere, ne abstrahamur illecti. Oramus ut peccatorum tentationem vincere possimus. Ils demandent le don de la puissance : Oret gemitu voluntatis, ut impetret donum facultatis. Ils demandent une grâce suffisante pour faire ; c’est-à-dire une grâce aussi grande qu’il faut qu’elle soit, pour l’accomplissement du précepte : Oret ut habeat tantam voluntatem quanta sufficit ad implenda mandata. Ab illo petendum est ut tantum velimus, quantum sufficit, ut volendo faciamus.
III. S. Augustin dit au livre de la Nature & de la Grâce, que lorsque les Saints sont guéris & secourus par la grâce, la possibilité leur arrive avec l’effet ; c’est-à-dire, que la même grâce qui leur donne de pouvoir faire le bien, leur donne en même temps de le faire. Sanata & adjuta hominis voluntate, possibilitas ipsa simul cum effectu, in sanctis provenit. Il dit au même livre, que les justes ne peuvent bien vivre sans un nouveau secours, qui n’est autre que l’efficace, puisque c’est celui, par lequel Dieu nous guérit, & fait que nous ne péchons point : Mala nostra non ad hoc solum supernus medicus sanat, ut illa jam non sint ; sed ut de caetero recte ambulare possimus ; quod quidem etiam sani non nisi illo adjuvante poterimus. Et un peu après, sicut oculus corporis etiam plenissime sanus, nisi candore lucis adjutus, non potest cernere, sic homo etiam perfectissime justificatus, nisi aeterna luce justitiae divinitus adjuvetur, recte non potest vivere. Sanat ergo Deus, non solum ut deleat quod peccavimus ; sed ut praestet etiam ne peccemus. Le même Saint dans la revue de ses ouvrages dit, que pour pouvoir retirer son cœur de l’amour du monde, & garder les commandements de Dieu, nous avons besoin de cette grande grâce, & de cette charité ardente, qui nous fasse tellement vouloir que nous le puissions : verum est omnes hoc posse si velint, sed praeparatur voluntas a Domino, & tantum augetur munere charitatis ut possint. Et dans la même revue de ses ouvrages ; il dit, que par cette grande grâce, qui donne de grandes forces à la volonté, nous faisons facilement l’œuvre de piété qui auparavant nous était & difficile & impossible. In potestate nostra non est, nisi quod nostram sequitur voluntatem, quae cum fortis & potens praeparatur a Domino, facile sit opus pietatis, etiam quod difficile atque impossibile fuit. L’on ne peut donc pas douter, que selon la doctrine de S. Augustin, la grâce efficace nécessaire pour faire le bien, & pour vaincre les tentations, ne donne aux fidèles & aux justes un pouvoir prochain & accompli de faire le bien, & de vaincre les tentations, lequel ils n’ont point sans elle.
IV. Ce que S. Augustin enseigne dans le Livre de la Correction & de la Grâce, de la distinction des deux états, l’un de la nature
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innocente, & l’autre de la nature corrompue, confirme très-évidemment cette vérité. Car ce Saint y enseigne comme une vérité Catholique, Saluberrime confitemur quod rectissime credimus, Que le secours donné à Adam était tel, qu’il pouvait ne s’en point servir lorsqu’il voulait, & s’en servir s’il voulait ; mais qu’il n’était pas tel, que ce fût ce secours qui le fit vouloir. Et il soutient qu’au contraire, le secours qui nous est donné par Jésus-Christ est tel, que sans lui nous ne voulons, ni ne pouvons, ou vouloir, ou faire ce à quoi il est nécessaire, soit pour commencer, soit pour persévérer dans le bien. Haec autem (gratia potentior qua etiam sit ut homo velit) tanto major est, ut parum sit homini per illam reparare perditam libertatem ; parum sit denique, non posse sine illa vel apprehendere bonum, vel permanere in bono si velit, nisi etiam efficiatur ut velit. Et un peu après, il dit, que cette Grâce de Dieu, tant pour recevoir le bien, que pour le garder avec persévérance, ne nous donne pas seulement de pouvoir ce que nous voulons ; mais encore de vouloir ce que nous pouvons. Est quippe in nobis per hanc Dei gratiam in bono recipiendo & perseveranter tenendo, non solum posse quod volumus, sed etiam velle quod possumus. Mais il ne se peut rien ajouter à ce qu’il dit dans le Chapitre XII. du même Livre.
Le premier homme, dit-il, qui dans le bien de sa création où il était juste & droit, avait reçu la grâce de pouvoir ne point pécher, de pouvoir ne point mourir, de pouvoir ne point abandonner ce bien, avait reçu un secours de la persévérance, non par lequel il persévérât, mais sans lequel il ne pouvait persévérer par son libre arbitre : Mais aujourd’hui Dieu ne donne pas seulement ce premier secours de persévérance aux Saints qui sont prédestinés par la grâce de Dieu pour le Royaume, mais le secours que Dieu leur donne est tel, qu’il leur donne la persévérance même : En sorte que non seulement ils ne puissent persévérer sans ce don ; mais que par ce don ils persévèrent infailliblement : Non solum ut sine isto dono perseverantes esse non possint, verum etiam ut per hoc donum non nisi perseverantes sint. Et un peu après : Dieu n’a pas voulu que ses Saints se glorifiassent en leurs propres forces, mais en lui, de la persévérance même, puisque non seulement il leur donne un secours, tel qu’il a donné au premier homme, sans lequel ils ne pourraient persévérer, quoiqu’ils le voulussent ; car ils ne persévéreront pas, s’ils ne le peuvent, & ne le veulent ; & à cause de cela la puissance & la volonté de persévérer, leur sont données par la libéralité de la grâce divine. Quoniam non perseverabunt nisi & possint & velint, perseverandi eis possibilitas, & voluntas divinae gratiae largitate donatur. Car le S. Esprit embrase tellement leur volonté, que ce qui est cause qu’ils peuvent, c’est qu’ils le veulent ainsi ; & que ce qui est cause qu’ils le veulent ainsi, c’est que Dieu opère en eux, qu’ils le veulent, étant certain que si dans la faiblesse de cette vie qui est si grande, on les laissait à leur volonté, en sorte qu’ils demeurassent, s’ils voulaient, dans le secours de la grâce de Dieu, sans lequel ils ne pourraient persévérer ; & que Dieu n’opérât point en eux de si grandes tentations ; & ils ne pourraient persévérer, parce que
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défaillant par leur faiblesse, ils ne voudraient pas demeurer fermes, ou la faiblesse de leur volonté ferait, qu’ils ne le voudraient pas assez fortement pour le pouvoir. Dieu donc a remédié à la faiblesse de la volonté humaine, lorsqu’il a fait qu’elle est poussée & entraînée par la grâce divine, qui se rend maîtresse d’elle, & victorieuse de son infirmité, par une force toute puissante, & qui n’est jamais arrêtée par aucun obstacle. L’on voit par ces paroles, que les justes quelquefois, à cause de leur infirmité & de leur faiblesse, ne veulent pas assez fortement pour pouvoir, non ita vellent infirmitate voluntatis ut possent. Ce qui montre, que la Grâce qui fait pleinement vouloir, est celle qui fait prochainement pouvoir, c’est-à-dire qui donne un pouvoir prochain & accompli ; & que sans cette Grâce les justes ne peuvent persévérer, quoiqu’ils le veuillent faiblement.
L’on voit encore en ce lieu, que la Grâce qui est donnée à la volonté pour vouloir, & pour tellement vouloir qu’elle puisse demeurer ferme dans le bien, est celle qui la meut indéclinablement, & invinciblement : Quoniam justi perseverare non possent, quia deficientes infirmitate nec vellent, aut non ita vellent infirmitate voluntatis, ut possent ; subventum est infirmitati voluntatis humanae, ut divina gratia indeclinabiliter, & insuperabiliter ageretur.
V. Enfin puisque selon S. Augustin, la grâce efficace est un principe intérieur, nécessaire à la puissance pour faire ; & que l’on ne peut pas prochainement faire sans ce qui est nécessaire à la puissance pour faire ; puisque cette grâce aide & guérit l’infirmité de la volonté comme nous venons de le voir ; puisque cette grâce donne une vertu & des forces très-efficaces, ille facit ut faciamus, praebendo vires efficacissimas voluntati ; on ne peut pas dire, que sans cette grâce on ait le pouvoir prochain & accompli de faire le bien. Et puisque selon S. Augustin, toute grâce de Jésus-Christ, en tant qu’elle est distinguée de la doctrine & de la loi, soit pour commencer, soit pour persévérer, soit pour prier, soit pour faire, soit pour vouloir faiblement, soit pour vouloir fortement, n’est rien autre chose que l’inspiration de la charité ou petite ou grande, inspiratio charitatis per Spiritum Sanctum ; comme ce Saint le montre en plusieurs endroits : ce qui lui a fait dire aussi, que la grâce nous donne toujours quelque amour, encore qu’elle ne produise en nos cœurs que le gémissement & la prière : Sine suo fructu admoneretur homo quaerere Dei donum, nisi prius acciperet aliquid dilectionis, ut addi sibi quaereret, unde quod jubebatur impleret ; comment peut-on dire, que la charité commencée, qui par exemple ne donnera que la complaisance dans le bien, qui n’excitera dans nos cœurs que les premiers désirs de la piété Chrétienne, qui ne formera qu’une volonté faible, qui n’est aucunement proportionnée à l’accomplissement des devoirs d’une charité parfaite, & qui ne donne point encore à la volonté les grandes forces, dont on a besoin pour l’accomplissement de ces devoirs ; donne néanmoins la vertu tout entière, & le pouvoir entier, accompli & parfait, d’observer le précepte
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d’aimer Dieu de tout son cœur, & plus que toutes choses ; & de vaincre une grande tentation, qui surpasse de beaucoup les forces de ce faible amour, comme la charité inspirée par la Grâce, selon qu’elle est plus faible ou plus forte, aide plus ou moins notre infirmité, ainsi elle donne plus ou moins de puissance de faire le bien, de vaincre les grandes tentations, & d’accomplir les préceptes de la charité. il n’y a rien de plus établi dans S. Augustin, ni de plus évident par soi-même, que cette doctrine ; & par conséquent on ne peut faire une plus grande injure au Pape, que de prétendre, comme fait le P. Annat, que ce soit ce qui a été condamné par sa Constitution, comme impie, comme hérétique, & comme blasphématoire.
CHAPITRE HUITIÈME.
Que selon la prétention du P. Annat, le Pape aurait aussi condamné
d’impiété, d’hérésie, & de blasphème, la Doctrine de
S. Thomas, & de ses disciples.
Le disciple n’est pas au-dessus du Maître : Si selon le P. Annat la doctrine de S. Augustin est impie, hérétique, & blasphématoire ; il ne faut pas s’étonner, que celle de S. Thomas qui lui est toute conforme, soit exposée à la même condamnation. Ce chef de l’école fait un article exprès dans sa somme, où il demande ; si l’homme peut se préparer à la grâce par lui-même, sans un secours de la grâce qui lui vienne de dehors. Et il conclut qu’il ne le peut, si Dieu par un secours gratuit, ne le meut, & ne lui inspire la bonne volonté, par laquelle il se prépare à la grâce. Non potest homo per seipsum praeparari ad divinae gratiae lumen suscipiendum, sed gratuito Dei interius moventis, bonumque propositum inspirantis auxilio indiget. Et s’étant objecté : Que Dieu ne commande rien à l’homme qui lui soit impossible, & que cependant il lui est commandé de se convertir à Dieu, ce qui n’est autre chose, que se préparer à la grâce ; il répond : Que la conversion de l’homme à Dieu se fait par le libre arbitre, c’est-à-dire par le mouvement de sa volonté, & que selon cela, il est commandé à l’homme de se convertir à Dieu ; mais que le libre arbitre ne se peut convertir à Dieu, si Dieu ne le convertit à lui, selon ce qui est dit dans le Prophète Jérémie : Convertissez-moi, & je serai converti, parce que vous êtes mon Dieu. Et dans les Lamentations du même Prophète : Convertissez-nous à vous Seigneur, & nous serons convertis.
Nous voyons donc, que ce Saint nous enseigne en termes exprès que le libre arbitre ne peut se convertir à Dieu, ni par conséquent se préparer à la grâce, si Dieu même ne le convertit à lui. Liberum arbitrium ad Deum converti non potest, nisi Deo ipsum ad se convertente ; & il ne se peut pas faire que Dieu le convertisse à lui, & qu’il ne se convertisse pas à Dieu, ce qui enferme une contradiction manifeste, & ce qui est même directement opposé à l’oracle de l’Écriture,
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que ce saint allègue : Converte nos Domine ad te, & convertemur. Et par conséquent il est vrai d’une part, selon ce Saint, qu’il n’est pas impossible à l’homme de se convertir à Dieu, parce qu’il le peut s’il le veut ; ce qui fait que Dieu a droit de le lui commander ; & il est vrai de l’autre, que nul ne le peut effectivement, que lorsque Dieu produit par une grâce actuelle & efficace, la conversion même dans le cœur de l’homme.
Le même Saint fait un autre article, où il demande, si celui qui a déjà reçu la grâce habituelle, peut par lui-même faire le bien, & éviter le péché sans la grâce habituelle. Et il répond, qu’il ne le peut sans un nouveau secours de Dieu qui le meuve, qui le dirige, & qui le protège, quoiqu’il n’ait pas besoin pour cela d’une autre grâce habituelle. Non potest homo, licet jam gratiam consecutus, per seipsum operari bonum, & vitare peccatum, absque novo auxilio Dei ipsum moventis, dirigentis, & protegentis, quamvis alia habitualis gratia ad hoc ei necessaria non sit. Ce saint-Docteur fonde sa conclusion sur l’autorité de S. Augustin dont il rapporte ce passage dans le Livre, De la Nature & de la Grâce. Comme l’œil sain ne peut voir sans le secours de la lumière, ainsi l’homme quoique parfaitement justifié ne peut bien vivre sans le secours continuel de la grâce de Dieu. Or il est indubitable dans la doctrine de S. Thomas, que le secours par lequel Dieu meut la volonté, est une grâce efficace, qui ne manque jamais d’avoir son effet, selon ces belles paroles de ce Saint : Deus immutabiliter movet voluntatem propter efficaciam virtutis moventis quae deficere non potest. Et par conséquent selon ce saint, le secours efficace de la grâce nécessaire au juste pour faire le bien, & pour éviter le péché, lui en donne le pouvoir, & il ne le peut sans ce secours.
Cette doctrine de S. Thomas, savoir que sans la grâce efficace par elle-même, nécessaire pour surmonter les tentations, nous ne les pouvons surmonter ; j’entends d’une puissance prochaine, & tout à fait accomplie, a toujours été suivie dans toute l’École de S. Thomas par ses anciens disciples, & il ne s’en trouve aucun jusqu’à ce dernier siècle, qui ait parlé autrement, & qui ait dit, que la grâce efficace, nécessaire pour agir, détermine seulement à l’action, sans donner aucun pouvoir, & que la grâce qui ne donne qu’une faible volonté, & outre laquelle une autre plus forte est nécessaire pour agir, donne néanmoins le pouvoir prochain & accompli pour agir. Ils ont tous dit, comme S. Augustin, & S. Thomas, que la grâce efficace fait vaincre la tentation, & qu’elle donne aussi le pouvoir, la vertu, & les forces de la vaincre. C’est le sentiment de Capreolus, de Deza, de Seville, d’Herveus, de Paludanus, de Cajetan, de François de Ferrare & autres.
Je sais bien que quelques nouveaux Thomistes depuis Alvarez, ont un peu changé ce langage, & qu’ils ont dit que la grâce suffisante, donne seule le pouvoir prochain & accompli, & que la grâce efficace nécessaire pour agir, détermine seulement à agir sans donner aucun pouvoir.
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Mais nous ferons voir dans la seconde partie de cet ouvrage, que ce que dit en cela Alvarez, & ceux qui le suivent, est directement opposé à ce que prétend le P. Annat ; & que s’ils se sont servis de quelques termes semblables aux siens, ils les ont pris en un sens si différent du sien, que c’est la plus grande de toutes les illusions, de fonder son prétendu article de foi, sur la convenance qu’il suppose faussement être en ce point, entre les Thomistes & les Jésuites. Car ce Jésuite entend par cette puissance prochaine & accomplie d’observer le commandement, qu’il dit ne manquer jamais à celui qui le viole, une puissance tellement prochaine, & tellement accomplie qu’il n’y ait plus rien de requis avant l’action, afin que cet homme agisse effectivement selon ce que Dieu lui commande. Et Alvarez au contraire condamne cette doctrine comme Pélagienne ou Semipélagienne. Et s’il appelle la puissance qu’a celui qui n’observe pas le commandement une puissance prochaine & accomplie, ce n’est que parce qu’il suppose, que la volonté de cet homme en qualité de puissance, a été suffisamment élevée pour pouvoir produire des actes surnaturels ; comme on dit qu’une cognée peut bien couper quand elle est bien aiguisée, mais il reconnaît en même temps, qu’outre cette puissance prochaine & accomplie en cette manière, cet homme avait besoin de la part de Dieu, pour observer effectivement le précepte, d’un secours efficace qui le lui fît observer ; comme il ne se peut pas faire qu’une cognée coupe, quelque bien aiguisée qu’elle soit, si l’ouvrier ne s’en sert, & ne l’applique.
N’est-ce donc pas un artifice honteux d’abuser de la ressemblance de quelques paroles pour faire un article de foi d’une question Scholastique, & faire accroire à ceux qui ne sont pas instruits dans ces termes de l’École, que cette doctrine d’Alvarez ennemi capital du Molinisme, est la même chose, que ce que les Molinistes enseignent de la puissance prochaine & accomplie, qu’ils veulent être en tous les hommes d’observer les commandements de Dieu, par une grâce Pélagienne dont l’usage dépende du libre arbitre.
Mais de plus on fera voir, que ce langage d’Alvarez, & de quelques autres Thomistes, qui l’ont suivi, quoique dans le fond il ne tienne rien de l’erreur de Molina, n’a pas été approuvé de tous les autres Théologiens de l’École de S. Thomas : qu’il y en a, & de très-célèbres, qui s’attachant plus fermement aux expressions des Pères, & des Conciles, ont reconnu comme eux, que la grâce efficace qui nous fait faire le bien par l’inspiration de l’esprit de Dieu, nous donne la vertu & la force de le faire ; & que sans elle on n’en a point le pouvoir prochain & tout à fait accompli.
Cumel si célèbre parmi ces Théologiens le soutient expressément. Ledesma dit, que quelques doctes Thomistes ne sont pas entrés dans cette opinion d’Alvarez. M. Isambert témoigne, que le sentiment des Thomistes touchant la grâce suffisante & l’efficace, consiste en ce que la suffisante, ne donne qu’un pouvoir commencé, imparfait, & non accompli, & que l’efficace donne un pouvoir parfait, prochain
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& accompli. Estius & Silvius Docteurs de l’Université de Douai, & si considérables dans l’École de S. Thomas, ne suivent point cette opinion d’Alvarez. Le premier qui est Estius, n’a jamais reconnu de grâce intérieure suffisante pour faire le bien, que celle qui est efficace ; & quoique le second ait donné le nom de grâce suffisante aux grâces faibles, qui ne produisent pas le dernier effet auquel elles disposent, il ne dit pas néanmoins qu’elles donnent un pouvoir prochain & accompli de produire ce dernier effet ; & jamais ni l’un ni l’autre ne se sont servis d’un pouvoir donné par une grâce suffisante commune à tous les hommes, pour expliquer la possibilité des commandements de Dieu.
Enfin les Théologiens de Louvain & de Douai, qui seuls depuis ces derniers temps se sont assemblés pour examiner à fond ces questions de la Grâce, enseignent expressément dans leurs très-doctes censures, & dans la justification que ceux de Louvain ont faite de la leur, que les infidèles ne peuvent croire sans la grâce efficace, qui changeant leur cœur, les fait passer de l’infidélité à la Foi, comme dit le second Concile d’Orange ; ni les pécheurs se convertir, si Dieu lui-même ne les convertit par le souffle tout-puissant de son Esprit Saint.
C’est ce que nous réservons à montrer dans une seconde partie : Et cependant nous espérons, qu’après avoir établi par des témoignages si clairs de l’Écriture, des Papes, des Conciles, du saint Docteur de la Grâce, & de l’Ange de l’École, cette maxime inviolable de la foi Catholique, que quoique les commandements de Dieu ne soient point impossibles aux hommes, parce qu’ils les observent s’ils le veulent, comme dit l’Écriture ; Si volueris conservabis mandata, dans la faiblesse néanmoins où le péché nous a réduits, nous ne pouvons les observer, si Dieu ne nous le fait vouloir, en donnant des forces très-efficaces à notre volonté, comme dit S. Augustin, & soutenant notre faiblesse par la force de cet Esprit Saint qui souffle, non toujours, & partout ; mais où il veut, & quand il veut : Si le P. Annat continue à vouloir faire passer cette doctrine pour une hérésie, une impiété, & un blasphème, il n’y aura guère de personnes qui n’aiment mieux être hérétiques, impies, & blasphémateurs au jugement de ce Jésuite, que Catholiques, pieux, & dévots, en renonçant à tout ce qu’il y a de plus saint & de plus vénérable dans l’Église, pour suivre les imaginations de ce nouvel interprète sans commission & sans aveu, de la Constitution de sa Sainteté.