Réponse du provincial aux deux premières lettres de son ami, 2 février 1656
Réponse du provincial aux deux premières lettres de son ami, 2 février 1656.
Monsieur,
Vos deux lettres n'ont pas été pour moi seul. Tout le monde les voit ; tout le monde les entend ; tout le monde les croit. Elles ne sont pas seulement estimées par les Théologiens : elles sont encore agréables aux gens du monde, et intelligibles aux femmes mêmes.
Voici ce que m'en écrit un de Messieurs de l'Académie, des plus illustres entre ces hommes tous illustres, qui n'avait encore vu que la première. Je voudrais que la Sorbonne, qui doit tant à la mémoire de feu Mr. le Cardinal, voulût reconnaître la juridiction de son Académie française. L'auteur de la lettre serait content ; car en qualité d'Académicien, je condamnerais d'autorité, je bannirais, je proscrirais, peu s'en faut que je ne die, j'exterminerais de tout mon pouvoir, ce pouvoir prochain que fait tant de bruit pour rien, et sans savoir autrement ce qu'il demande. Le mal est que notre pouvoir Académique est un pouvoir fort éloigné et borné. J'en suis marri ; et je le suis encore beaucoup, de ce que tout mon petit pouvoir ne saurait m'acquitter envers vous, etc.
Et voici ce qu'une personne, que je ne vous marquerai en aucune sorte, en écrit à une Dame qui lui avait fait tenir la Ire de vos lettres.<
Je vous suis plus obligée que vous ne pouvez-vous l'imaginer, de la lettre que vous m'avez envoyée ; elle est tout à fait ingénieuse, et tout à fait bien écrite. Elle narre sans narrer ; elle éclaircit les affaires du monde les plus embrouillées ; elle raille finement ; elle instruit même ceux qui ne savent pas bien les choses ; elle redouble le plaisir de ceux qui les entendent. Elle est encore une excellente apologie, et si l'on veut une délicate et innocente Censure. Et il y a enfin tant d'art, tant d'esprit et tant de jugement en cette lettre, que je voudrais bien savoir qui l'a faite, etc.
Vous voudriez bien aussi savoir qui est la personne qui en écrit de la sorte : mais contentez-vous de l'honorer sans la connaître, et quand vous la connaîtrez, vous l'honorerez bien davantage.
Continuez donc vos lettres sur ma parole ; et que la Censure vienne quand il lui plaira, nous sommes fort bien disposés à la recevoir. Ces mots de pouvoir prochain et de grâce suffisante dont on nous menace, ne nous feront plus de peur. Nous avons trop appris des Jésuites, des Jacobins et de Mr. Le Moyne, en combien de façons on les tourne, et combien il y a peu de solidité en ces mots nouveaux pour nous en mettre en peine. Cependant je serai toujours, etc.
BN, ms. Nouv. Acq. Fr. 1525, f° 214 sq. Voir GEF IV, p. 192 sq. Voir le dossier Provinciale III.
Voir GEF IV, p. 192 sq. Réponse publiée en tête de la troisième Provinciale. L’attribution de la première lettre à Melle de Scudéry. Attribution de la seconde lettre à Gomberville, ou, selon Sainte-Beuve, à Chapelain : p. 194.
BN, ms. Nouv. Acq. Fr. 1525, f° 214 sq. Voir GEF IV, p. 192 sq. Cette réponse a été publiée en tête de la troisième Provinciale. Sur la réalité de ce billet, voir la note de l’édition Cognet, p. 36.
Voir SAINTE-BEUVE, Port-Royal, III, VII, Pléiade, t. 2, p. 87-89. Sainte-Beuve identifie les auteurs comme Chapelain et Mme. de Scudéry. La supposition que l’auteur du premier billet est Chapelain ne repose selon Cognet sur aucune preuve.
D’autres identifications ont été proposées.
RAPIN René, Mémoires du P. René Rapin, de la Compagnie de Jésus, sur l’Eglise et la Société, la Cour, la Ville et le Jansénisme, 1644-1669, publiés pour la première fois d’après le manuscrit autographe, éd. Aubineau, II, p. 258. et p. 358-359. Académicien postiche et précieuse supposée, dit le P. Rapin. Il insiste sur le rôle de Mme Du Plessis-Guénégaud.
DANIEL Gabriel, Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe, p. 20. Propose le nom de Gomberville. Celui-ci a été par la suite soupçonné d’avoir fait la VIIIe Provinciale.
Sur le zèle des femmes pour faire la propagande des Provinciales, Daniel s’inspire de Rapin.
RACINE Jean, Lettre à l'auteur des hérésies imaginaires; voir PICARD Raymond, Racine polémiste, p. 110.
NOUËT Jacques, Seconde réponse, in Réponses, éd. de 1658, p. 43 sq.
VIALA Alain, Naissance de l’écrivain, Minuit, Paris, 1985, p. 173 sq. Analyse de cet écrit.
DUCHÊNE Roger, L’imposture littéraire... (2e éd.), p.73 sq. Importance du public féminin : p. 76. Etude de ce texte : p. 77.
CANTILLON Alain, « Qu’importe qui parle, de qui à et à qui dans Les Provinciales ? », in Lectures à clés, Littératures classiques, n°54, printemps 2005, p. 221-234. Voir surtout p. 226 sq.
Monsieur,
Vos deux lettres n'ont pas été pour moi seul. Tout le monde les voit, tout le monde les entend, tout le monde les croit. Elles ne sont pas seulement estimées par les théologiens ; elles sont encore agréables aux gens du monde, et intelligibles aux femmes mêmes.
Intelligibles aux femmes mêmes : voir MESNARD Jean, « Honnête homme et honnête femme dans la culture du XVIIe siècle », in La culture du XVIIe siècle, p. 142-159. Voir p. 158. Un terme pour les savants, deux termes pour les honnêtes gens, dont se détachent les femmes, censées les moins instruites, mais les juges les plus difficiles à gagner.
Cette précision n’est pas un trait de sexisme. Elle prend seulement en compte une réalité de fait. L’éducation des femmes ne comportant pas le latin, les Provinciales présentaient évidemment l’avantage pour le public féminin de pouvoir s’informer sans avoir recours à des intermédiaires, traducteurs ou ecclésiastiques. Descartes a fait le même calcul lorsqu’il a publié en français le Discours de la méthode et les Essais.
Voici ce que m'en écrit un de Messieurs de l'Académie, des plus illustres entre ces hommes tous illustres, qui n'avait encore vu que la première : Je voudrais que la Sorbonne, qui doit tant à la mémoire de feu M. le Cardinal, voulût reconnaître la juridiction de son Académie française. L'auteur de la lettre serait content : car, en qualité d'académicien, je condamnerais d'autorité, je bannirais, je proscrirais, peu s'en faut que je ne die j'exterminerais, de tout mon pouvoir ce pouvoir prochain qui fait tant de bruit pour rien, et sans savoir autrement ce qu'il demande. Le mal est que notre pouvoir académique est un pouvoir fort éloigné et borné. J'en suis marri ; et je le suis encore beaucoup de ce que tout mon petit pouvoir ne saurait m'acquitter envers vous, etc.
Sainte-Beuve pense que l’académicien est Chapelain, mais sans preuve.
Marin Le Roy de Gomberville
L’identification de l’académicien avec Gomberville est sans fondement.
Voir le Dictionnaire de Port-Royal, p. 461 sq., et LESAULNIER Jean, Port-Royal insolite, p. 777.
ADAM Antoine, Théophile de Viau et la libre-pensée française en 1620, p. 238 sq. Rapprochements des textes de Théophile de Viau et de Gomberville.
GREINER Frank, Les métamorphoses d'Hermès. Tradition alchimique et esthétique littéraire dans la France de l'âge baroque, Paris, Champion, 2000, 664 p.
Et voici ce qu'une personne, que je ne vous marquerai en aucune sorte, en écrit à une dame qui lui avait fait tenir la première de vos lettres.
"Je vous suis plus obligée que vous ne pouvez vous l'imaginer de la lettre que vous m'avez envoyée ; elle est tout à fait ingénieuse et tout à fait bien écrite. Elle narre sans narrer ; elle éclaircit les affaires du monde les plus embrouillées ; elle raille finement ; elle instruit même ceux qui ne savent pas bien les choses, elle redouble le plaisir de ceux qui les entendent. Elle est encore une excellente apologie, et, si l'on veut, une délicate et innocente censure. Et il y a enfin tant d'esprit et tant de jugement en cette lettre, que je voudrais bien savoir qui l'a faite, etc.
Vous voudriez bien aussi savoir qui est la personne qui en écrit de la sorte ; mais contentez-vous de l'honorer sans la connaître, et, quand vous la connaîtrez, vous l'honorerez bien davantage.
Continuez donc vos lettres sur ma parole, et que la censure vienne quand il lui plaira : nous sommes fort bien disposés à la recevoir. Ces mots de pouvoir prochain et de grâce suffisante, dont on nous menace, ne nous feront plus de peur. Nous avons trop appris des Jésuites, des Jacobins et de M. Le Moyne, en combien de façons on les tourne, et combien il y a peu de solidité en ces mots nouveaux pour nous en mettre en peine. Cependant je serai toujours, etc.
Melle de Scudéry (Le Havre, baptisée le 1er décembre 1608 - Paris, 2 juin 1701)
L’abbé Maynard dans son édition des Provinciales, a remarqué que l’insignis foemina est identifiée par une allusion de Racine dans sa Lettre à l’auteur des hérésies imaginaires lorsqu’après avoir mentionné les louanges données par Melle de Scudéry dans Clélie aux solitaires de Port-Royal, Racine ajoute : “Ne lui a-t-on pas même rendu ses louanges dans l’une des Provinciales et n’est-ce pas elle que l’auteur entend lorsqu’il parle d’une personne qu’il admire sans la connaître?” Voir RACINE Jean, Lettre à l’auteur des hérésies imaginaires ; et PICARD Jean, Racine polémiste, p. 110. Voir GEF IV, p. 193.
Voir la notice du Dictionnaire de Port-Royal. Ce texte permet de constater les liens entre la romancière et les milieux mondains qui ont contribué à la diffusion et au succès immédiat des Provinciales : il s’agit très probablement ici du salon de Mme Du Plessis-Guénégau, où les premières lettres ont été lues par un cercle d’amis de Port-Royal où ont pu figurer Robert Arnauld d’Andilly, le duc de La Rochefoucauld, Louis-François Lefèvre de Caumartin, Simon Arnauld de Pomponne, Mme de La Fayette et Mme de Sévigné. Il pourrait aussi s’agir du salon de Mme de Sablé, dont les liens avec Port-Royal sont étroits. Melle de Scudéry est l’auteur de Clélie, 1657, où, dans l’Histoire de Thémiste (IIIe partie, livre II), Madeleine de Scudéry fait le portrait de «ces illustres solitaires, chez qui Thémiste trouva de quoi soutenir sa vertu en une occasion si dangereuse». Ce passage, écrit fin 1656 ou début 1657, peut figurer comme une prise de position en faveur de Port-Royal, face à Mazarin, qui multiplie alors les pressions sur le monastère, prise de position qui reflète l’attitude des amis de Mlle de Scudéry, de l’hôtel de Clermont et du salon frondeur de Mme Du Plessis-Guénégaud. Le succès même du roman confère donc à cet éloge mondain un statut particulier. D’ailleurs, Mlle de Scudéry est entourée d’un véritable réseau d’amis de Port-Royal. Arnauld d’Andilly lui-même a fréquenté l’hôtel de Rambouillet avant de se retirer à Port-Royal des Champs, à l’exemple d’Antoine Le Maistre et après la mort de Saint-Cyran, en 1643. Il maintenait néanmoins ses liens avec la cour et la société mondaine, et Mlle de Scudéry l’a connu sans doute au salon de Mme Du Plessis-Guénégaud. Celle-ci connaissait fort bien le monde de Port-Royal : ses trois fils Gabriel, Henri et Roger ont été amenés aux Champs par leur précepteur particulier M. César en 1653 ; ses deux filles Angélique et Claire-Bénédicte figurent parmi les pensionnaires des Champs en 1661. Dans son salon de l’hôtel de Nevers, nous trouvons aussi le fils favori d’Arnauld d’Andilly, Simon Arnauld de Pomponne, dont les frères Charles-Henri de Luzancy et Jules Arnauld de Villeneuve ont été élevés aux Champs, et dont les filles seront pensionnaires aux Champs, expulsées en 1679 ; Louis-François Lefèvre de Caumartin, cousin éloigné et homme à tout faire du cardinal de Retz ; le duc de La Rochefoucauld, dont les Maximes exprimeront un “naturalisme augustinien” ; les frères Henri et Jean-Jacques Barrillon, le futur évêque de Luçon et le prieur de Gizy, tous deux proches de Port-Royal. Ce rapide sondage permet de constater l’importance du réseau des amis de Port-Royal dans l’entourage de Mlle de Scudéry, – d’amis qu’elle peint sous les couleurs les plus flatteuses dans ses romans.
Dictionnaire des lettres françaises, Le XVIIe siècle, p. 1167 sq.
GODENNE René, Les romans de mademoiselle de Scudéry, Genève, Droz, 1983.
MESNARD Jean, “Mademoiselle de Scudéry et la société du Marais”, Mélanges offerts à Georges Couton, Presses Universitaires de Lyon, 1981, p. 169-188.
MESNARD Jean, “Le talent de Madame de Scudéry”, Les écrivains normands de l’âge classique et le goût de leur temps, Cahiers des Annales de Normandie, n°14, 1981, p. 91-101.
MESNARD Jean, “Pour une clef de Clélie”, Les trois Scudéry, Paris, Klincksieck, 1993, p. 371-408.
NIDERST Alain, Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leur monde, Paris, 1976.
PLANTIÉ Jacqueline, La Mode du portrait littéraire en France 1641-1681, Champion, Paris, 1994, 896.
LESAULNIER Jean, Port-Royal insolite, p. 801. Notice.